Guinée : ces honoraires qui coûtent très cher à Getma

La Guinée a obtenu l’annulation d’une sentence arbitrale la condamnant à dédommager la filiale de Necotrans pour lui avoir retiré la concession d’un terminal à conteneurs. Le motif – une sombre histoire de paiement des arbitres – suscite la plus vive polémique entre juristes.

Plusieurs procédures ont été déclenchées suite à l’expulsion en 2011 de Getma du port de Conakry. © Vincent Fournier/JA

Plusieurs procédures ont été déclenchées suite à l’expulsion en 2011 de Getma du port de Conakry. © Vincent Fournier/JA

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Publié le 20 janvier 2016 Lecture : 5 minutes.

Tout commence en 2011, lorsque Alpha Condé, le président de la Guinée, annule la concession du terminal à conteneurs du port de Conakry accordée à Getma en 2008. La filiale du logisticien français Necotrans lance une procédure devant la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA), la haute juridiction de dix-sept pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Et obtient gain de cause en mai 2014 : l’État ouest-africain est condamné à payer 38,5 millions d’euros, plus les intérêts, à Getma.

Coup de théâtre le 19 novembre 2015, la CCJA annule la sentence rendue par un tribunal composé de Juan Antonio Cremades, un avocat espagnol membre depuis plusieurs décennies de la cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI), d’Éric Teynier, un avocat français spécialiste de l’arbitrage, et d’Ibrahim Fadlallah, un professeur franco-libanais, expert en contentieux. La CCJA, basée à Abidjan, estime que les arbitres n’ont pas respecté les dispositions du règlement d’arbitrage en remettant en question le montant de leurs honoraires et en négociant directement avec les parties, se faisant payer par celles-ci malgré l’opposition qu’elle avait exprimée.

Une affaire qui s'éternise © J.A.

Une affaire qui s'éternise © J.A.

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Les arbitres désavoués ?

Dans une lettre adressée à J.A. le 7 décembre 2015, Ibrahim Fadlallah, qui présidait le tribunal arbitral, parle d’un « excès de pouvoir de la CCJA » et estime que l’annulation « sape la confiance dans l’arbitrage Ohada [l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires, dont dépend la CCJA] ».

Dans un milieu où le secret reste la règle d’or, la sortie de l’éminent professeur fait grand bruit. « Les annulations sont monnaie courante dans l’arbitrage, tranche un proche de Marcel Serekoïsse-Samba, le président de la CCJA. On a déjà vu les avocats des parties critiquer publiquement une annulation, mais jamais des arbitres. Ils n’ont pas à émettre de telles opinions. »

Si les arbitres se manifestent ainsi, c’est parce qu’ils s’estiment désavoués. En 2013, alors que la procédure a débuté deux ans plus tôt, ils demandent une révision de leur rémunération et en informent le secrétariat général de la CCJA. Le montant prévu (60 000 euros) semble dérisoire par rapport au travail fourni et aux 3 millions d’euros perçus par les avocats de la Guinée et de Getma… « Le règlement de la CCJA prévoit pour les arbitres des rémunérations inférieures de 25 % à ce qui se pratique ailleurs », commente un avocat subsaharien.

Pour la cour, l’affaire est entendue : les arbitres auraient dû se contenter des 60 000 euros

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Par des courriers datés de mai et de juin 2013, la Guinée et Getma donnent leur accord pour faire passer ces honoraires à 450 000 euros. Une fois la sentence délivrée, les arbitres, s’appuyant notamment sur l’article 10 de l’Acte uniforme de l’Ohada sur l’arbitrage, demandent aux deux parties le paiement de cette somme. Oublient-ils alors qu’en août et en octobre 2013, la CCJA a refusé la révision des honoraires ? Pour la cour, l’affaire est entendue : les arbitres auraient dû se contenter des 60 000 euros. Un proche du président de la cour est formel : « L’arrêt de la CCJA est juridiquement inattaquable. Le législateur a été clair en précisant que tout accord séparé entre parties et arbitres sur leurs honoraires est nul et non avenu. »

Le comportement des arbitres semble tout aussi difficile à expliquer sur un autre point : leur paiement direct par les parties, une pratique bannie dans les arbitrages dits institutionnels…

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L’attitude de la CCJA

Dans cette affaire délicate, la CCJA n’est toutefois pas irréprochable. Pourquoi avoir annulé la sentence alors que la question des honoraires n’a pas grand-chose à voir avec la responsabilité de la Guinée sur le fond ? Pourquoi avoir laissé Fodé Kanté, le juge guinéen de la CCJA, siéger le 19 novembre ? La CCJA peut-elle être la fois juge et partie alors que la CCI n’annule pas elle-même ses décisions et que le tribunal arbitral de la Banque mondiale crée des comités ad hoc ?

« Ceux qui participent à la procédure, de la validation du choix des arbitres à la délivrance de la sentence, ne devraient plus participer à l’annulation, tranche Mamadou Ismaïla Konaté, un avocat malien arbitre auprès de la CCJA et conseil de Getma sur l’affaire. La difficulté, c’est que la CCJA est à la fois juge judiciaire et encadrant. Il faut dissocier le centre d’arbitrage de la cour. »

L’organisation de la CCJA présente une ambiguïté fondamentale. Un problème génétique, estime Carles Jarrosson

Jimmy Kodo, expert en droit et membre du cabinet du président de la CCJA, qualifie cette critique de « rumeur subjective », estimant que les fonctions de la CCJA sont bien différenciées par les textes. Charles Jarrosson, un professeur de droit inscrit comme arbitre à la CCJA, enfonce pourtant le clou : « L’organisation de la CCJA présente une ambiguïté fondamentale. Un problème génétique. » Autre problème soulevé : dirigeants et juges de cette cour sont proposés par des pouvoirs politiques dont ils dépendent ou ont dépendu en tant que magistrats, ministres ou fonctionnaires de l’appareil judiciaire. La sortie médiatique fin décembre du ministre guinéen de la Justice, Cheick Sako, insistant sur l’importance de la présence d’un juge guinéen à la CCJA, est à ce titre révélateur d’un vrai problème d’indépendance. La situation à la CCI est fort différente : Alexis Mourre, le président de la cour d’arbitrage, est un avocat, tout comme la plupart des vice-présidents, de la Nigériane Funke Adekoya à la Franco-Iranienne Yas Banifatemi.

En activité depuis une petite vingtaine d’années, la CCJA demeure une juridiction peu fréquentée, qui gère seulement une quinzaine de dossiers d’arbitrage par an, contre environ 75 dossiers subsahariens pour la cour d’arbitrage de la CCI en 2014. Alors que la CCJA envisage de répondre officiellement à ces attaques, il n’est pas certain que la polémique l’aide à se développer sereinement.

Quand le groupe français paye pour deux

Dur coup pour Getma ! Non seulement la décision de 2014 lui accordant 38,5 millions d’euros (plus les intérêts) a été annulée, mais la filiale du logisticien Necotrans a aussi dû payer de sa poche la part de la Guinée. Le 22 mai 2014, la sentence est transmise par les arbitres à la CCJA, et Getma paie sa part : la moitié des 450 000 euros dus après son accord donné le 30 mai 2013. La Guinée refuse pour sa part de payer, estimant ne pas devoir cette somme malgré un engagement similaire pris le 28 juin 2013 : l’État ouest-africain entend alors respecter le refus de la CCJA d’entériner le nouveau montant des honoraires. Les trois arbitres se retournent ensuite contre Getma pour exiger du groupe français le paiement de la part due par Conakry. Le 30 juin 2015, un arrêt de la cour d’appel de Paris leur donne plein droit : Getma (qui a par ailleurs entamé une procédure arbitrale au Cirdi dans le même dossier) est condamné à payer les honoraires dus par la Guinée… F.M.

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