Ernest Pignon-Ernest : « Nos relations avec l’Algérie ne s’apaiseront qu’une fois la violence coloniale reconnue »
À l’occasion de son exposition consacrée à Pasolini, cette figure internationale de l’art urbain revient sur son engagement en Afrique du Sud, en Algérie et en Palestine.
«L ‘amnésie est un signe de barbarie. » À 73 ans, celui qui fut l’un des pionniers de l’art urbain en France, Ernest Pignon-Ernest, ne lâche rien. Depuis près de cinquante ans, le plasticien à l’œuvre et à la vie engagées appose des images sérigraphiées sur les murs des cités à travers le monde. Des images qui évoquent des événements ou des figures historiques. Ses œuvres éphémères, grandeur nature, habillent les murs et les lieux pour réveiller leur charge symbolique. L’artiste marxiste aime s’amuser avec les références picturales à l’iconographie chrétienne, par exemple au Caravage ou à la Pietà de Michel-Ange. Son engagement, en particulier contre le régime de l’apartheid en Afrique du Sud, l’a propulsé sur le devant de la scène internationale. À partir de cette rencontre avec la nation Arc-en-Ciel, il tissera sur place des liens étroits durant vingt ans.
L’artiste fait fi des nomenclatures et assume ses choix politiques. Il ressuscite les idées de la Commune, témoigne de sa solidarité avec les damnés de la terre (Les Immigrés, Expulsions), interroge la mémoire collective des peuples et les dérives de la société à travers des figures célèbres comme Arthur Rimbaud, Guy Môquet, Maurice Audin, Mahmoud Darwich ou Pier Paolo Pasolini. Entretien.
Jeune Afrique : Vous rendez hommage à Pasolini, notamment à travers une image qui fait référence aux émeutes de Soweto de 1976. Votre intérêt pour l’Afrique du Sud n’est pas nouveau. Comment, dans les années 1970, avez-vous été amené à prendre position contre l’apartheid ?
Ernest Pignon-Ernest : Rien ne me destinait à m’intéresser particulièrement à l’Afrique du Sud. Mais, en 1974, Nice, une ville cosmopolite, s’est jumelée avec Le Cap. Quelques mois auparavant, les Nations unies avaient déclaré l’apartheid crime contre l’humanité. Pour moi, petit-fils d’immigré italien, ce jumelage était une trahison de l’histoire de notre ville qui avait accueilli Apollinaire, Romain Gary… J’ai alors réagi comme je le fais toujours, avec des collages ! J’ai inondé la ville de centaines d’images représentant une famille de Noirs derrière des barbelés. Tout cela montrait ce qu’il y avait d’injuste et de criminel, de négation de l’humanité dans cette union.
Barbouiller les murs, était-ce suffisant pour dénoncer ce régime raciste et ségrégationniste ?
À la suite de ces collages, le comité des Nations unies contre l’apartheid m’a envoyé des messages de soutien et invité à travailler avec lui. J’ai été à l’origine d’une campagne qui a circulé dans plus de cinquante pays, « Artistes du monde contre l’apartheid », mise en place avec le peintre Antonio Saura et le philosophe Jacques Derrida. Cette exposition nomade réunissait une centaine d’œuvres du monde entier, réalisées par des grands artistes comme Roy Lichtenstein ou Pierre Soulages pour dénoncer l’apartheid. Nous avions écrit dans les statuts de cette initiative que ces œuvres appartiendraient au premier gouvernement démocratique sud-africain. C’était en 1979. À l’époque, il n’y avait vraiment pas d’espoir. Et, un jour, c’est arrivé… Je suis allé remettre tous les tableaux à Nelson Mandela qui était devenu président de l’Afrique du Sud ! J’ai été reçu au Parlement et à cette occasion on m’a demandé de faire un travail sur place.
Partir en Afrique du Sud, était-ce une évidence ?
J’avais décidé de travailler sur le côté multiculturel de l’Afrique du Sud, mais une fois installé à Soweto, en 2001, j’ai vu que le problème le plus aigu, c’était le sida. Durant plusieurs mois, j’ai travaillé avec les associations locales qui sensibilisaient contre la pandémie. Avec les habitants de Soweto, j’ai réalisé des images que nous avons collées dans le township ainsi qu’à Durban. À l’époque, il y avait une grande confusion : le président Mbeki laissait entendre qu’il s’agissait d’une maladie de Blancs. Du coup, s’installer dans ces quartiers et travailler sur ce thème pouvait être perçu comme une provocation. Je me suis inspiré de la mémoire locale, notamment celle de la révolte sanglante de Soweto de 1976. J’ai repris la photo de la mort d’Hector Pieterson, 12 ans, que l’on voit sans vie dans les bras d’un homme. J’ai utilisé cette figure christique d’une pietà sud-africaine, droite et digne portant un mourant fauché par le sida. Il y a une sorte de parallèle entre la lutte contre l’apartheid et la lutte contre le sida. Un compagnon de Mandela avait dit : « Nous avons vaincu l’apartheid, nous vaincrons le sida. » Mon image visait à incarner cette idée-là.
Que penser de l’évolution du pays ?
À l’époque, il y avait à la fois de l’enthousiasme parce que les choses avaient bien avancé et, en même temps, des déceptions car cela n’allait pas assez vite. Il restait bien sûr le racisme au sein de la société. Les plus pauvres, c’était toujours les Noirs… Je ne suis pas retourné en Afrique du Sud depuis plus de dix ans. Je ne suis pas légitime pour rendre compte de ce qu’il en est maintenant.
Le sort dramatique de Maurice Audin était emblématique de nos relations franco-algériennes
Vous avez travaillé sur le thème de l’Algérie. Pourquoi avoir choisi d’incarner Maurice Audin ?
En 2003, j’ai participé à une exposition collective sur le thème de l’Algérie. Moi, en tant que Français avec la responsabilité que nous avons, et en tant qu’ancien militaire en Algérie, je ne pouvais pas me permettre d’intervenir sur la politique algérienne, même si j’avais un regard critique. En y réfléchissant, j’ai pensé que le sort dramatique de Maurice Audin était emblématique de nos relations franco-algériennes. Ce mathématicien français et militant pour l’indépendance algérienne a été très probablement assassiné lors d’une séance d’interrogatoire. Son corps a disparu et, de fait, cette affaire n’est toujours pas close. C’est la seule chose relative à la guerre d’Algérie qui ne tombe pas sous le sceau de l’amnésie générale. Son drame personnel, le silence, tout le non-dit expriment la complexité de nos relations avec l’Algérie qui ne pourront s’apaiser qu’une fois que l’on reconnaîtra toute la violence de la guerre coloniale.
Quel regard portez-vous sur l’Algérie ?
J’y suis retourné à plusieurs reprises, me rendant notamment à l’École des beaux-arts d’Alger, où j’ai rencontré des étudiants créatifs, inventifs. Il y a là une culture et un dynamisme extraordinaires, plombés par le poids de la société. C’est triste. Ce pays est encore régi par les militaires du FLN. Je veux bien qu’il y ait une grande responsabilité et des séquelles du colonialisme, mais maintenant, cela fait plus de cinquante ans ! Il y va aussi de la responsabilité algérienne. On ne peut pas nier qu’il y ait de la corruption, par exemple… Il faut passer la main à la génération suivante. Je ne suis pas politicien. J’ai un regard d’artiste : les travaux des étudiants que j’ai vus sont porteurs de promesses et pourtant ce dont ils rêvent, c’est d’avoir un visa pour partir ! C’est dommage pour l’Algérie.
L’hommage à Mahmoud Darwich est-il aussi un soutien à la résistance palestinienne ?
S’il n’avait pas été palestinien, Mahmoud Darwich aurait pu avoir le prix Nobel ! C’est très probablement le plus grand poète contemporain. Tout le monde lit ses poèmes à travers la Palestine. Il connaissait tout le parcours que j’avais fait sur Arthur Rimbaud dans les années 1970 et il m’avait proposé de le rejoindre à Ramallah. Malheureusement, il était très malade, et il est mort avant que j’arrive. J’ai dessiné son portrait en citant des extraits de ses poèmes que j’ai collés de Ramallah à Gaza. Aujourd’hui, je travaille avec l’ambassade de Palestine, sur le modèle de ce que j’ai fait en Afrique du Sud, à la constitution de ce qui sera le musée d’art moderne de l’État palestinien. Nous allons présenter à l’Institut du monde arabe à Paris, au printemps 2016, les premières œuvres qui ont été offertes. Nous avons déjà quelque 80 tableaux offerts par Hervé di Rosa, Jean Le Gac, Julio Le Parc, des photos de Cartier-Bresson… Nous avons un accord avec Jack Lang, président de l’IMA, pour que l’Institut conserve ces œuvres.
Lutter contre l’oubli
Quarante ans après l’assassinat du réalisateur italien, en novembre 1975, Ernest Pignon-Ernest rend hommage à Pier Paolo Pasolini. L’exposition « Si je reviens », présentée à Paris, montre l’image de Pasolini vivant, portant son cadavre, affichée dans les rues, de Naples à Rome ; l’image rappelant celle de cet homme tenant dans ses bras un enfant tué lors des émeutes de Soweto, en 1976. Le spectre de Pasolini réclame des comptes. Ses films plusieurs fois censurés dénoncent les dérives du capitalisme et du consumérisme, la déshumanisation et l’acculturation.
>> « Si je reviens », d’Ernest Pignon-Ernest, jusqu’au 23 janvier à la Galerie Openspace, à Paris
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