Tunisie : le blues des activistes

Même divisés et indignés par le conservatisme ambiant, les militants qui ont contribué à la chute de Ben Ali rêvent toujours d’un printemps des libertés.

Amira Yahyaoui, fondatrice de l’association Al Bawsala © AFP

Amira Yahyaoui, fondatrice de l’association Al Bawsala © AFP

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Publié le 19 janvier 2016 Lecture : 6 minutes.

En mars 2011, dans une rue de Sfax. Depuis, et malgré le chemin parcouru, l’heure n’est plus au romantisme. Cible des critiques : les politiciens. © EMILIO MORENATTI/AP/SIPA
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Tunisie : la révolution, cinq ans après

Une économie paralysée, une classe politique dépassée, une jeunesse déboussolée… L’espoir suscité par la chute de Ben Ali en 2011 a laissé place à une profonde désillusion. Pourtant, la flamme de la révolution n’est pas près de s’éteindre.

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«En 2011, je pensais que les Tunisiens, qui avaient tellement souffert de l’autoritarisme, seraient vaccinés et qu’ils n’accorderaient plus jamais leurs suffrages à des partis ou à des candidats issus, même indirectement, de l’ancien régime. Or c’est exactement ce qui s’est passé au moment des élections fin 2014 », raconte Hatem Nafti. Cet ingénieur proche de la gauche radicale, auteur de Tunisie, dessine-moi une révolution (L’Harmattan, 2014), un livre de témoignages sur les acteurs du soulèvement, reconnaît qu’il a sans doute été naïf.

Comme lui, ils sont nombreux à déchanter en repensant à la vertigineuse séquence de cinq ans qui s’est écoulée, au cours desquels le pays a progressivement tourné le dos aux idéaux et aux objectifs de la « révolution de la liberté et de la dignité ». Les questions qui avaient été au point de départ de l’insurrection du 17 décembre 2010 attendent toujours d’être réglées : les inégalités de développement entre les régions, le chômage, qui frappe massivement les jeunes, et la cherté de la vie. Ces maux chroniques ont été recouverts, ensevelis par les débats sur l’identité, la religion et l’État, le terrorisme. La jeunesse, aux avant-postes de la révolution, a le sentiment d’avoir été trahie et l’a fait savoir en s’abstenant massivement en 2014. Plus de 60 % des moins de 26 ans ont boycotté le scrutin présidentiel.

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Cette désillusion n’est pas étrangère aux phénomènes de radicalisation, qui relèvent autant de la pulsion nihiliste que du radicalisme religieux. « Les jeunes ne s’immolent plus. Ils rejoignent l’État islamique », observe Mongi Bouazizi, militant associatif à Sidi Bouzid, la ville où tout a commencé. Plus de 6 000 jeunes sont partis combattre en Syrie, 19 000 en ont été empêchés et ils sont des milliers à avoir rejoint les phalanges jihadistes en Libye…

Le plus douloureux réside dans cette inexorable montée du « révisionnisme » antirévolutionnaire qui inonde Facebook et irrigue les discours de certains politiques, s’insurge Z

« Il est difficile de ne pas avoir un haut-le-cœur en observant les évolutions de la scène politique, la convergence des conservatismes, matérialisée par l’alliance entre Nidaa Tounes et les islamistes d’Ennahdha, le retour à un népotisme décomplexé, du côté du parti au pouvoir, et par la reformation des clans », déplore le caricaturiste Z. Cet ancien cyberdissident talentueux et iconoclaste anime le blog Debatunisie. Il avait prédit et dessiné le départ précipité de Zine el-Abidine Ben Ali une semaine avant qu’il se réalise. Il fait partie du petit groupe des activistes, militants, blogueurs et hackers qui se sont illustrés entre décembre 2010 et janvier 2011. Ils ont largement contribué à faire tomber le mur de la peur et de l’autocensure, le plus solide soubassement de la dictature « mauve » [couleur fétiche de Ben Ali].

« Le plus douloureux réside dans cette inexorable montée du « révisionnisme » antirévolutionnaire qui inonde Facebook et irrigue les discours de certains politiques », s’insurge Z. Une allusion au mythe infamant des « cybercollaborateurs », popularisé par des propagandistes nostalgiques de Ben Ali, qui présente les cyberdissidents comme des « traîtres », des agents qui seraient manipulés par des officines secrètes à la solde de l’Amérique ou du Qatar.

Que sont devenus les blogueurs révolutionnaires ?

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Les « blogueurs » ont connu une gloire éphémère après le 14 janvier. Slim Amamou, fondateur du « parti pirate tunisien », a même été coopté au sein du premier gouvernement provisoire en qualité de secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports. Lina Ben Mhenni, animatrice du blog A Tunisian Girl, a été nominée pour le prix Nobel de la Paix 2011. Pourtant, les « révolutionnaires » n’ont pas pu ou su trouver leur place. Leur groupe a perdu sa cohésion. Certains se sont notabilisés en basculant dans une mondanité castratrice ou ont apporté leur caution à des partis existants, à l’instar de Yassine Ayari, passé dans le camp du Congrès pour la République, de Moncef Marzouki. Au point de s’y perdre. D’autres ont percé dans le monde associatif, comme Amira Yahyaoui, la fondatrice d’Al Bawsala, ou fait carrière dans les médias, à l’exemple de Haythem el-Mekki, chroniqueur de Mosaïque FM.

« Collectivement, nous avons peut-être manqué le coche et raté l’occasion de créer quelque chose de radicalement nouveau, un parti des indignés, à l’image de Podemos en Espagne, reconnaît un de ces blogueurs. Tout est allé trop vite en 2011. L’urgence des élections s’est imposée, et la logique politicienne, qui suppose des compromis et de la démagogie, était aux antipodes de l’esprit qui nous animait. Les querelles d’ego nous ont minés, comme les problèmes d’argent, car blogueur n’est pas un métier. Ensuite, la société s’est retrouvée polarisée entre les partisans d’un accommodement avec les islamistes et les défenseurs du modernisme, qui ont fait bloc avec la bourgeoisie. Ceux qui rêvaient d’un dépassement révolutionnaire de ces fausses querelles n’étaient plus audibles et ont été marginalisés. »

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Une société civile en mouvement

Peut-on pour autant parler d’échec ? Non, assène Hatem Nafti, qui rappelle que beaucoup de ceux qui ont « fait » la révolution ont choisi de reprendre le flambeau de la lutte en s’investissant dans l’action associative, les luttes sociales ou sociétales : « La société civile, lorsqu’elle s’est mobilisée, a eu plus d’influence que les partis politiques. La défense des droits des femmes, de la neutralité religieuse à l’université de la Manouba et de la liberté de création des artistes, les mobilisations en faveur de la réforme de la scélérate loi 52 – qui réprime de manière disproportionnée l’usage du cannabis – ou la périlleuse bataille pour la dépénalisation de l’homosexualité et l’abrogation de l’article 230 du Code pénal : tous ces combats ont réussi ou sont en passe de réussir grâce à l’action de la société civile. Ce n’est pas mince ! »

Des droits démocratiques fondamentaux ont été assimilés : la liberté d’expression, sur laquelle aucun retour en arrière n’est envisageable, et le droit de manifester. Le ministère de l’Intérieur, qui souhaitait interdire la manifestation des opposants au projet de loi présidentiel sur la réconciliation nationale économique, a été forcé de reculer en septembre. « Un vrai souci persiste concernant le rapport à l’autorité, incarnée par la figure du policier, poursuit Hatem Nafti. On note une inquiétante recrudescence des abus et des violences policières, favorisée par le tout-sécuritaire. Et cela s’opère dans un climat troublant de complaisance et d’impunité, comme si nous n’avions pas encore surmonté le complexe de soumission à l’autorité né de la dictature. On confond toujours autorité et autoritarisme. »

Le bouillonnement des initiatives artistiques, culturelles, associatives et festives témoigne-t-il des prémices d’une Movida tunisienne ?

La flamme de la révolution est-elle destinée à s’éteindre en Tunisie, sacrifiée sur l’autel de la normalisation ? Pas forcément. La société demeure viscéralement conservatrice – la classe politique en est le reflet -, mais son avant-garde et une partie de sa jeunesse rêvent toujours de secouer le palmier, de s’affranchir des tabous, de gagner des espaces de liberté individuelle. Le bouillonnement des initiatives artistiques, culturelles, associatives et festives témoigne-t-il des prémices d’une Movida tunisienne ? Le caricaturiste Z veut y croire. Cette énergie, il l’a touchée du doigt lorsqu’il était juré des Journées cinématographiques de Carthage, le seul festival du monde arabe à avoir diffusé le film de Nabil Ayouch, Much Loved, traitant de la prostitution.

« La révolution ne recommencera pas sous la forme qu’on lui a connue, les gens ne vont pas redescendre dans la rue pour réclamer la chute du gouvernement. Le ras-le-bol s’exprimera autrement. Et si les mobilisations actuelles autour des libertés individuelles et sexuelles, contre les violences policières ou l’hypocrisie religieuse débouchaient, par un effet d’accumulation, sur un mouvement inédit, une sorte de Mai 1968 tunisien ? Je rêve d’un mouvement libertaire, émancipateur, qui viendrait bousculer les conservatismes de la société et la transformer autant, sinon plus, qu’une nouvelle alternance politique… »

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