Turquie : quand la sale guerre se rallume

Dans le Sud-Est anatolien, dix mille soldats et policiers équipés de chars et d’hélicoptères tentent de venir à bout des rebelles kurdes du PKK. Le processus de paix lancé en 2012 est mort. Et les deux parties s’accusent mutuellement de l’avoir tué.

Des soldats turcs s’abritent derrière une barricade à Silvan, dans la région de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, le 13 novembre 2015 © Murat Bay/AFP

Des soldats turcs s’abritent derrière une barricade à Silvan, dans la région de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, le 13 novembre 2015 © Murat Bay/AFP

JOSEPHINE-DEDET_2024

Publié le 24 janvier 2016 Lecture : 6 minutes.

Des maisons éventrées, du bétail abattu, des vieilles femmes qui pleurent, des enfants privés d’école… Ici, camions de ramassage des ordures ménagères, ambulances et corbillards n’ont plus droit de cité. Dans des rues barrées par des grillages, des hommes se faufilent, transportant des détritus dans d’énormes sacs en plastique. « Le juge m’a dit : « Si vous voulez récupérer le corps de votre fils, allez-y avec un cercueil, mais je ne peux vous garantir que les forces de sécurité ne vous tireront pas dessus » », raconte un habitant. « Des femmes qui venaient chercher la dépouille de leur fils ont été harcelées sexuellement par des policiers », s’indigne l’actrice Lale Mansur. « Nous qui vivons à l’Ouest sommes venus dire à nos frères et sœurs kurdes dont les villes sont bombardées qu’ils ne sont pas seuls », renchérit l’universitaire Baskin Oran. Tous deux font partie des 106 personnalités qui se sont rendues le 30 décembre à Diyarbakir, la « capitale » des Kurdes de Turquie, afin d’alerter l’opinion et les responsables politiques sur la « situation épouvantable » qui prévaut dans le Sud-Est anatolien.

Depuis juillet 2015, une véritable guerre y oppose les rebelles du PKK à dix mille soldats et policiers, qui utilisent des hélicoptères et des chars pour en venir à bout. Des moyens disproportionnés, selon les organisations des droits de l’homme, puisqu’ils sont déployés dans des zones densément peuplées. Diyarbakir, ainsi que sept villes et dix-neuf districts souvent proches des frontières irakienne ou syrienne sont ou ont été sous couvre-feu, et leurs habitants pris au piège. « Les blessés se voient refuser l’accès aux soins, des quartiers entiers sont privés d’eau, d’électricité et ne reçoivent aucun ravitaillement », dénonce Human Rights Watch dans un rapport du 22 décembre. À ce jour, au moins 160 civils, dont 30 enfants, ont été tués, à en croire la Fondation turque des droits de l’homme.

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Autres victimes à déplorer, ces 257 soldats et policiers, souvent très jeunes et peu expérimentés, que les autorités et même la très laïque armée qualifient de sehit (« martyrs »). Certains ont été froidement exécutés par des militants qui n’hésitent pas à faire sauter des logements où vivent des familles de policiers. De son côté, le PKK aurait perdu 3 000 hommes, affirme le gouvernement. Un conflit intérieur bien hasardeux pour la Turquie : après s’être vu reprocher par les Occidentaux des accointances avec les jihadistes et avoir viré sa cuti, elle se retrouve dans le viseur d’un État islamique installé à ses portes, en Syrie et en Irak, et dont des cellules ont métastasé sur son sol. En 2015, l’EI avait frappé à Diyarbakir (4 morts), Suruç (34 morts) et Ankara (103 morts). Ce 12 janvier, c’est le quartier touristique de Sultanahmet, à Istanbul, qui a été la cible d’un kamikaze (10 morts). À l’heure où ce péril grandit, était-ce le moment de réactiver la sale guerre avec la minorité kurde du pays (20 % de la population), qui, entre 1984 et 1999, a déjà emporté plus de 40 000 vies ?

Où sont les Kurdes ? © J.A.

Où sont les Kurdes ? © J.A.

Un processus de paix interrompu par Erdogan

Plutôt que de tenter d’enrayer la spirale de la violence, les protagonistes se renvoient à la figure la responsabilité de l’interruption du processus de paix. Chacun admet que ce processus, lancé en décembre 2012, était dû à l’initiative courageuse de Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre. Mais beaucoup lui reprochent de l’avoir sabordé en mars 2015, alors que son gouvernement et le mouvement kurde venaient de poser les bases d’un cadre de négociation. De fait, jouer la carte de la concorde civile avait permis à Erdogan de s’attirer les bonnes grâces de l’électorat kurde afin de se faire élire président, en août 2014. Mais, à l’orée des législatives du 7 juin 2015, lorsqu’il a senti la cote de son parti faiblir et celle du HDP (prokurde) se renforcer, il est entré dans une logique de confrontation. Elle lui a servi à récolter les voix des ultranationalistes opposés au processus de paix, puis à « punir » les Kurdes de lui avoir fait perdre sa majorité absolue au Parlement. Une stratégie payante puisque, lors des législatives du 1er novembre, il a regagné la majorité perdue en ressoudant autour de son parti des Turcs très alarmés par la reprise des affrontements.

De partenaire dans le processus de paix (par le biais du HDP), le PKK est donc redevenu une « organisation terroriste » qu’Ankara place à égalité avec l’EI et qu’elle combat avec bien plus d’ardeur, si on en juge par le nombre de frappes aériennes qui se sont abattues sur ses bases arrière en Irak du Nord et par l’opération en cours dans le Sud-Est.

Dans la Syrie voisine, le PYD, très proche du PKK, combat farouchement l’EI et tente d’unifier les trois cantons du Rojava

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Il serait pourtant réducteur de ne voir là que des manigances politiciennes. Malgré l’éclosion d’une société civile convaincue qu’une paix avec les Kurdes est la condition sine qua non à la démocratisation du pays, des décennies de mainmise militaire sur la vie politique ont laissé des traces. Et l’autonomie régionale réclamée par les Kurdes ravive le traumatisme du démembrement de l’Empire ottoman et la peur viscérale de voir éclater la République de Turquie qui s’est construite en 1923 sur ses décombres. Que le conflit, jadis une guérilla cantonnée aux campagnes, se soit déplacé dans les villes, où il s’est mué en guerre civile, est très préoccupant pour Ankara. Tout comme la dérive terroriste du PKK : le 14 janvier, à Çinar, une voiture piégée a explosé devant un commissariat (6 morts, tous civils) tandis que des membres du PKK poursuivaient l’assaut à l’aide de lance-roquettes.

Sur ses marches, la Turquie est en position tout aussi délicate. Dans la Syrie voisine, le PYD, très proche du PKK, combat farouchement l’EI et tente d’unifier les trois cantons du Rojava (Kurdistan syrien). Et même si Ankara et le Kurdistan du Nord, quasi indépendant, entretiennent de bonnes relations politico-commerciales, la constitution d’entités kurdes viables (et donc enviables aux yeux des Kurdes de Turquie) n’est pas de nature à rassurer un État dont l’identité s’est forgée sur le jacobinisme et la centralisation.

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Conflits internes au sein de la communauté kurde

Autre facteur de cette équation complexe, les tiraillements entre deux générations de Kurdes. D’un côté, les grognards du PKK, repliés dans les monts Kandil (nord de l’Irak), d’autant plus chatouilleux sur leur autorité qu’ils ont tenu l’armée turque en échec durant des décennies. De l’autre, le parti HDP, vitrine politique du mouvement, qui, sous la houlette de Selahattin Demirtas (42 ans), séduit désormais d’autres franges de la société : femmes, jeunes, libéraux, gauchistes, écologistes… Si les objectifs du PKK et du HDP sont les mêmes (obtenir des droits politiques), les moyens d’y parvenir divergent parfois, comme en témoigne la reprise de la lutte par des éléments du PKK. « Tant que ces ringards les représenteront, les Kurdes seront mal embarqués », ironise un proche de la présidence.

Mais alors que ces aînés ne veulent pas laisser leurs cadets du HDP tirer les bénéfices politiques du combat armé qu’ils ont mené durement sur le terrain, ces derniers, dans une attitude ambiguë, ne dénoncent pas leur violence. Et d’autres jeunes Kurdes ont creusé des tranchées et érigé des barricades dans les villes : un fait grave que le HDP (59 députés) n’a pas non plus condamné mais dans lequel certains observateurs voient l’acte, désespéré, d’une jeunesse qui ne croit plus aux promesses d’Ankara. « Tout le monde se connaît par cœur et sait quoi faire pour attiser le feu », résume un avocat proche du mouvement de contestation de Gezi.

Le PKK, l’armée et l’État : ces trois entités ont besoin les unes des autres et de la violence pour perpétuer leur suprématie. Entre cette enclume et ces marteaux, la société civile relève la tête. Pour l’heure, elle n’est pas assez forte pour s’opposer à une guerre à laquelle les Turcs dans leur ensemble ont pourtant envie de mettre fin.

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