Arabie saoudite : anatomie d’un royaume faustien

Discréditée et à bout de souffle, la dynastie des Saoud paye aujourd’hui les alliances inconciliables qu’elle a passées avec le clergé wahhabite et les États-Unis.

Une affiche représentant la famille royale, devant un centre commercial de Riyadh, en décembre 2015 © Aya Batrawy/AP/SIPA

Une affiche représentant la famille royale, devant un centre commercial de Riyadh, en décembre 2015 © Aya Batrawy/AP/SIPA

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 5 février 2016 Lecture : 8 minutes.

« Moyenâgeux ». Le terme employé par la ministre suédoise des Affaires étrangères au début de 2015, et répété en juin de la même année, malgré la colère de Riyad, pour qualifier la décision saoudienne de condamner à mille coups de fouets le jeune militant des droits de l’homme Raef Badawi finit par s’imposer dans l’opinion internationale pour décrire le royaume wahhabite. Moyenâgeux par le pouvoir, semble-t-il absolu, d’une famille, celle des Saoud, la seule à avoir donné son nom à un État moderne. Moyenâgeux par son obscurantisme idéologique, puisé dans une lecture rigoriste et réactionnaire de l’islam, qui dicte les châtiments les plus cruels et veut faire table rase de toute culture présaoudienne.

Moyenâgeux par l’instrumentalisation, contre le grand ennemi iranien, de la faille séculaire entre chiites et sunnites. Moyenâgeux par la violence qu’il déploie au Yémen voisin, où le royaume a entraîné une coalition d’États arabes dans une guerre qui a fait plus de 6 000 morts en moins d’une année. Moyenâgeux par son parrainage des régimes arabes les plus autoritaires, comme ceux de Bahreïn mitoyen et de l’Égypte du maréchal Sissi, ou de mouvements extrémistes comme la Jabhat al-Nosra, succursale d’Al-Qaïda en Syrie, en première ligne dans l’insurrection contre Bachar al-Assad, l’homme à abattre.

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Et du Moyen Âge saoudien à la « barbarie de Daesh », le pas est vite franchi. « Est-ce que Riyad continue de financer Daesh ? » demandait ainsi un auditeur à une conférence sur le royaume donnée le 20 janvier à l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo), à Paris. Échanges de regards entendus entre les deux conférenciers, Fatiha Dazi-Héni et Stéphane Lacroix, spécialistes du royaume obscur, avant que ce dernier explique, pédagogue, que, « depuis le début des années 1990, quand la guerre du Golfe contre Saddam Hussein a amené Riyad à appeler des troupes étrangères sur le sol sacré de la péninsule, se faisant dénoncer comme traître à la religion, l’islam politique inquiète beaucoup la famille royale. Mais si elle cherche à couper les liens qu’elle a pu entretenir auparavant, elle n’exclut pas des alliances ad hoc avec certains groupes contre l’ennemi numéro un, l’Iran ».

Mais dans le grand chaos régional consécutif aux révolutions arabes, dénoncer les ambiguïtés d’un État qui, allié stratégique de l’Occident, voudrait exporter son obscurantisme par tous les moyens peut être plus séduisant que d’expliquer les complications de son système. « L’homme le plus dangereux du monde ? » s’interrogeait ainsi le quotidien britannique The Independent, le 8 janvier, en titre d’un article sur le jeune prince Mohamed Ibn Salman, fils et puissant vice-prince héritier du roi Salman, qui s’est assis sur le trône après la mort du roi Abdallah, en janvier 2015. « L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi », affirmait pour sa part l’écrivain algérien Kamel Daoud en novembre dans les colonnes du New York Times, dans une tribune polémique qui relevait les limites et les contradictions du régime des Saoud : « Le clergé saoudien produit l’islamisme qui menace le pays mais qui assure aussi la légitimité du régime. »

Le lien entre les Saoud et le wahhabisme

Ni théocratie ni monarchie absolue, le premier État saoudien est né en 1744 de l’alliance entre Mohamed Ibn Saoud, chef d’une tribu guerrière du Najd aride, et le prédicateur rigoriste Mohamed Ibn Abdelwahhab, austère adepte du retour à la pureté de l’islam originel. Par le pacte conclu, l’autorité politique incarnée par Ibn Saoud s’engage à protéger la doctrine wahhabite et à favoriser son expansion, tandis que revient aux oulémas (les religieux musulmans) la charge de légitimer la politique du souverain. En 1902, quand Abdelaziz Ibn Saoud se lance dans une campagne de conquête pour reconstruire l’État de ses aïeux deux fois abattu par l’ennemi ottoman, il reconduit l’alliance du sabre et du Coran.

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Mais déjà apparaissent les dangers de ce pacte presque faustien avec les adeptes du puritanisme wahhabite : en 1926, après la conquête de La Mecque, la milice religieuse des Ikhwan se révolte contre Abdelaziz, jugeant impies ses projets modernisateurs et cherchant à poursuivre une conquête que le souverain sait limitée au Levant, au Yémen et à la côte du golfe Arabo-Persique par la présence de la puissance impériale britannique. Pour justifier la répression des Ikhwan, le roi doit alors obtenir des oulémas une fatwa déclarant illégal de s’opposer au détenteur du pouvoir.

Dans les années 1930, nouvelle désapprobation des plus religieux du royaume lorsqu’il s’agit de faire venir des compagnies étrangères pour explorer et exploiter les fabuleux gisements de pétrole qui sommeillent sous le sol saoudien. À nouveau, Abdelaziz doit réunir les oulémas, qu’il parvient à convaincre en leur rappelant que le Prophète lui-même avait recouru aux services des juifs et des chrétiens pour accomplir son dessein.

L’EI, comme Al-Qaïda, est issu de l’hybridation, lors de la guerre d’Afghanistan, du projet global des Frères musulmans et des idées wahhabites, souligne Nabil Mouline

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La manifestation la plus violente de la contradiction entre la volonté de la famille Saoud de construire un État moderne et celle de s’ériger en protectrice de « l’islam des pieux ancêtres » a lieu en 1979, quand un groupe messianiste qui dénonce la corruption des dirigeants et leur ouverture à l’Occident prend d’assaut la grande mosquée de La Mecque et s’y retranche pendant quinze jours. Une nouvelle fatwa est nécessaire pour permettre à des hommes en armes de pénétrer dans l’enceinte sacrée et d’y faire couler le sang des insurgés.

Essayiste et réalisatrice franco-égyptienne, Jihan el-Tahri est l’auteure du documentaire La Maison des Saoud, sorti en 2003 : « J’ai découvert en réalisant mon film une chose à laquelle je ne m’attendais pas du tout : les Saoud sont une dynastie de modernisateurs, toujours deux pas en avance sur leur société ! Mais ils ne peuvent se désengager de leur alliance avec les religieux, et quand la modernisation va trop vite pour ceux-ci, le clash menace avec les plus conservateurs… » En 1975, le roi Fayçal est abattu par son propre neveu, dont le frère, marchant en tête d’une manifestation contre l’introduction de la télévision « anti-islamique », avait été tué par la police dix ans auparavant. Et la fatwa difficilement obtenue pour légitimer le débarquement de centaines de milliers de soldats américains sur la péninsule afin de chasser Saddam du Koweït en 1991 n’empêche pas un Oussama Ben Laden de retour d’Afghanistan de prononcer l’anathème contre la famille régnante, lançant son groupe, Al-Qaïda, sur la voie du jihad global.

Le 26 décembre 2015, c’était au tour du pseudo-calife, chef de l’État islamique (EI), Abou Bakr al-Baghdadi d’appeler les Saoudiens à se soulever contre leurs chefs excommuniés. Or, souligne le chercheur Nabil Mouline, qui publie Le Califat, histoire politique de l’islam (Flammarion, 2016), « l’EI, comme Al-Qaïda, est issu de l’hybridation, lors de la guerre d’Afghanistan, du projet global des Frères musulmans et des idées wahhabites, dont [l’Arabie saoudite], grâce à sa fortune pétrolière, a permis une vaste expansion. Si [elle] n’a pas créé le jihadisme, elle a ainsi contribué à sa constitution ».

Avec les États-Unis, une alliance de nécessité 

Peut-on alors déclarer le royaume responsable du terrorisme islamiste ? Ce serait oublier que les Saoud ont reçu la bénédiction du grand protecteur américain pour diffuser hors de ses frontières la doctrine wahhabite, Washington y voyant, comme Riyad, un discours efficace à opposer à celui, révolutionnaire et socialiste, du raïs égyptien Gamal Abdel Nasser, puis une idéologie assez puissante pour mobiliser contre les troupes soviétiques en Afghanistan. Aujourd’hui, dénonçant le mal absolu du jihadisme et de sa barbarie spirituelle, les États-Unis ne condamnent-ils pas à demi-mot la doctrine officielle qui permet à Kamel Daoud de penser que « l’Arabie saoudite est un Daesh qui a réussi » ?

Pour la réalisatrice Jihan el-Tahri, « la relation avec les États-Unis est des plus troubles, ils se méprisent mutuellement et leur alliance n’est qu’une alliance de nécessité ». C’est en 1945, sur l’USS Quincy, croiseur qui ramenait le président américain Franklin Roosevelt de Yalta, que le roi Abdelaziz signe, au large de ses côtes, l’autre pacte faustien auquel la dynastie doit sa survie : en échange de la protection américaine, l’Arabie saoudite s’engage à lui fournir du pétrole bon marché.

Paradoxe : si l’association des Saoud avec le clergé wahhabite est maintenant vue comme maléfique en Occident, l’alliance qu’ils ont contracté avec les États-Unis est depuis longtemps tenue pour démoniaque par les wahhabites les plus conservateurs. Et, depuis le pacte du Quincy, Washington a fourni à ces derniers de nombreux arguments pour dénoncer sa duplicité, autant de motifs qui poussent aujourd’hui les Saoud à douter de leur protecteur.

La promesse faite par Roosevelt de consulter Arabes et Juifs avant de se prononcer sur la création de l’État d’Israël ? Passée à la trappe. Pis, les États-Unis deviennent le premier soutien à cette création, en 1947. En 1973, lors de la troisième guerre entre l’État hébreu et ses voisins arabes, un pont aérien américain fournit massivement Tsahal en armes et lui permet d’éviter de justesse la débâcle. Le roi Fayçal ne décolère pas et décrète l’embargo pétrolier l’année suivante. Washington s’était engagé à évacuer ses troupes d’Arabie saoudite après la libération du Koweït en 1991 ? Leur présence se prolonge pendant cinq ans et attise les critiques des conservateurs contre la famille régnante.

La sémantique sunnite-chiite sert à légitimer leur discours international contre l’Iran pour masquer leur lutte d’influence, commente Nabil Mouline

De promesses non tenues en comportements abusifs, l’histoire des relations des États-Unis avec son « allié stratégique dans le Golfe » éclaire sur la panique actuelle des dirigeants saoudiens, déjà lâchés sur le dossier syrien en 2013, de voir Washington se rapprocher de Téhéran à la faveur de l’accord sur le programme nucléaire de la République islamique conclu à Vienne en juillet 2015.

Car, de l’autre côté du Golfe, la réhabilitation d’un Iran bien plus industrialisé, disposant d’une population deux fois et demie plus nombreuse, de vastes ressources en hydrocarbures, de puissants moyens militaires et de relais loyaux dans toute la région est perçue comme la plus grande menace à la position régionale et internationale de l’Arabie saoudite, comme à sa stabilité intérieure.

Comme les Saoud avaient dénoncé avant-hier des complots ourdis en Jordanie, royaume dirigé par la dynastie hachémite qu’ils avaient chassée de La Mecque, comme ils voyaient hier des conspirations dans l’Égypte de Nasser, ils brandissent aujourd’hui la menace du « serpent chiite » dont la tête porte le turban des mollahs. « La sémantique sunnite-chiite sert à légitimer leur discours international contre l’Iran pour masquer leur lutte d’influence, commente Nabil Mouline. Ils n’ont pas d’autre ressource discursive pour justifier leur hostilité et rassembler. Un discours qui sert également, dans une logique régionale et domestique, à contrer le discours de condamnation et de délégitimation de Daesh. »

Après moins d’un siècle d’existence, l’Arabie saoudite se retrouve ainsi prise au piège des assurances-vie qu’elle pensait avoir contractées avec l’influent clergé wahhabite et l’hyper-puissance américaine, deux partenaires inconciliables dans le fond, alors que la chute des cours du pétrole menace de mettre son économie à genoux et son peuple dans la rue. La nouvelle équipe au pouvoir, dynamique pour les uns, aventuriste pour les autres, trouvera-telle le moyen de sortir de l’impasse ?

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