Dimitri Fagbohoun, le fa et le chat

Fils d’un Béninois et d’une Ukrainienne, cet ancien entrepreneur s’est mué en plasticien.

Travaillant notamment avec la céramique, l’artiste explore le mikado complexe de l’identité. © VINCENT FOURNIER/J.A.

Travaillant notamment avec la céramique, l’artiste explore le mikado complexe de l’identité. © VINCENT FOURNIER/J.A.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 31 janvier 2016 Lecture : 4 minutes.

Matou au regard matois, entre méfiance feutrée et approche féline, Dimitri Fagbohoun semble avoir reçu du chat la bénédiction des neuf vies. Peut-être en a-t-il gardé une ou deux sous la manche, mais les comptes nous entraînent pour l’heure jusqu’à six, ce qui n’est déjà pas mal pour un jeune homme de 43 ans. Ainsi, dans le désordre, il a été chauffeur de maître, vendeur de poulet, chef d’entreprise dans la téléphonie, plasticien, superviseur dans une boîte de sécurité, employé de l’Ofup (vente d’abonnements)…

Avant lui, un Béninois rencontra une Ukrainienne. Ils étaient étudiants à Odessa (URSS), ils deviendraient ingénieur en froid et climatisation et ingénieure en industrie alimentaire, au Bénin. Mais avant les 4 ans de Dimitri, le père syndicaliste employé par le Port de Cotonou devrait quitter le pays dans un coffre de voiture, pour avoir « ouvert sa gueule ». Résultat, toute la famille se retrouverait bientôt à Douala (Cameroun).

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Fagbohoun y est resté jusqu’au baccalauréat, en 1990, passant par le Petit Joss avant d’intégrer le Lycée Joss. « Je me souviens que, gamin, je créais mes propres jouets, qui me faisaient plus fantasmer que ceux du commerce. » Les années passent, maman a un boulot stable, papa crée des boîtes. À 12 ans, Fagbohoun sait conduire la 404 Peugeot maternelle. « Voler les voitures » (des parents) sera l’un des 400 coups d’une jeunesse très sociale.

Sa vie entre Paris et la Guadeloupe

Au début des années 1990, les réconciliations nationales permettent aux Fagbohoun de rentrer au Bénin. Dimitri choisit la France : « Dans la classe moyenne camerounaise, tout le monde va en France », dit-il. Il veut faire le Celsa, mais se plante et finit en LEA (langues étrangères appliquées), à Poitiers. L’argent confié par maman est vite flambé et, pour vivre, l’étudiant qui se rêve entrepreneur vend des abonnements, tout en tâtant de la photo. C’est l’âge, et l’amour s’immisce dans l’histoire avec l’apparition de celle qu’il nomme l’Antillaise. Diplômé, Fagbohoun rejoint Paris, où il commence par vendre des téléphones porte après porte, avant de monter sa première boîte de téléphonie en 1996, Interfaces.

« J’ai même vendu des téléphones à la gendarmerie nationale, c’était un gros coup à 100 000 francs », soutient-il, une lueur maline illuminant son visage délit de faciès. Fêtard habitué du Réservoir, le jeune chef d’entreprise plaque tout pour suivre l’Antillaise à la Guadeloupe, où l’amour s’étiole, où il achète une vieille roulotte et entreprend de vendre du poulet à l’entrée du Gosier… L’expérience tourne court, et le voilà de retour à Paris, raide fauché, où il se rabat de nouveau sur la téléphonie. Malgré quelques succès, il ne devient pas Xavier Niel : « J’ai fait un bilan de ma vie et… je ne croyais plus en la téléphonie. Je me suis planté. »

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Comme il se rêve toujours en entrepreneur, il monte un site dans l’immobilier ancien. L’échec est au bout du chemin : dans le secteur, la concurrence est sans pitié. Peu importe, cette période est celle d’un nouvel amour avec une « graphiste textile pour enfants », avec qui il en a deux, d’ailleurs. Pour vivre et faire vivre, il sera superviseur dans une boîte de sécurité puis chauffeur de maître pour de grandes fortunes du Golfe.

Sa nouvelle vie de plasticien

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Mais de Guadeloupe, Fagbohoun a rapporté des tessons de bouteilles polis par la mer : avec, il réalise sa première œuvre, Aquarium. C’est l’engrenage. Depuis longtemps sensible à la création, il décide de s’y consacrer entièrement après la visite de l’exposition « L’Intime, le collectionneur derrière la porte », à la Maison rouge (Paris) et, surtout, après la mort de son père, en 2008, ce moment où il s’est « senti béninois pour la première fois ». « J’ai décidé de faire ce qui me plaisait sans penser au pognon, déclare-t-il. J’avais trouvé ma voie et j’étais sans voix. » Après quelques tâtonnements et une série de diptyques photographiques (Historia), il construit un premier corpus d’importance sur son père (Papa Was a Rolling Stone) et s’aventure dans le mikado complexe de l’identité (Is Black a Color ?).

Métis, parlant créole, russe et français mais ayant oublié le nago, il expose notamment aux Rencontres de Bamako (Mali). Patient, il souhaite disposer de pièces satisfaisantes avant de pénétrer le monde complexe du marché de l’art. Mais c’est pour bientôt. En 2010, il a lâché la vie de famille, qui ne lui laissait pas « assez d’espace pour créer » ; en 2015, il a participé à plusieurs expositions, dont « La Divine Comédie », sous le commissariat de Simon Njami. Mais, surtout, il a trouvé un médium lui correspondant, la céramique, qu’il préfère noire.

Aussi dure que fragile et érotique, elle lui sert à créer des œuvres polysémiques, comme ces 8 bananes (Joséphine), ce jeu de mikado (50 Shades of Black) ou ces masques (Faces). Quelles seront ses prochaines vies ? Seul le fa (géomancie divinatoire) pourrait le dire, mais le félin est prêt à bondir.

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