Malek Bensmaïl : « La presse écrite est la bouffée d’oxygène dont a besoin l’Algérie »
Dans son nouveau documentaire, « Contre-Pouvoirs », le documentariste nous plonge au cœur de l’élection présidentielle de 2014 à travers le regard et les combats des journalistes du quotidien « El Watan ». Original et instructif.
En 2014, pendant cinq semaines en pleine campagne présidentielle, le documentariste algérien Malek Bensmaïl s’est plongé, caméra au poing, au cœur de la rédaction du quotidien El Watan. Pour un résultat passionnant. L’occasion de décrire de l’intérieur la façon dont se fabrique non sans difficultés un grand journal indépendant – un tirage bien au-delà des 100 000 exemplaires – dans un régime autoritaire.
L’occasion aussi de suivre au jour le jour les joutes, souvent cocasses, entre les journalistes aux opinions affirmées et divergentes. Avec Contre-Pouvoirs, Malek Bensmaïl réalise un film instructif, jamais ennuyeux, impertinent à l’image d’El Watan, qui titra le jour de la victoire avec un score à la soviétique du président Bouteflika condamné par un AVC à la chaise roulante : « Élu dans un fauteuil ».
https://www.youtube.com/watch?v=3MIrRGY76Cc
Jeune Afrique : Comment est né le projet de Contre-Pouvoirs ?
Malek Bensmaïl : J’avais suivi l’élection présidentielle de 2004 dans Le Grand Jeu à travers la campagne d’Ali Benflis, l’adversaire principal de Bouteflika. Dix ans après ce documentaire, la société algérienne était dans une léthargie totale. Après avoir fait changer la Constitution à sa convenance, Bouteflika annonçait qu’il se présentait pour un quatrième mandat de cinq ans. Peu de réactions, à part celles de quelques mouvements associatifs comme Barakat [« ça suffit ! »].
Comment une société aussi politisée que la société algérienne pouvait-elle à ce point rester muette ? Les seuls qui tentaient vraiment de faire de la contre-information, des analyses ou des révélations sur ce qui s’apparentait à une présidence à vie : un petit nombre de journaux, comme El Watan, mais aussi Le Quotidien d’Oran, Le Soir d’Algérie ou El Khabar.
D’où l’idée de suivre le quotidien des journalistes ?
Oui. Je voulais voir comment fonctionne un quotidien, comment les décisions sont prises, comment les conférences de rédaction se déroulent, comment les unes se font. Toute la question était de savoir comment dans le huis clos des journaux on analysait une situation à bien des égards kafkaïenne. Et comment dans un tel contexte des journalistes peuvent encore conserver la hargne nécessaire pour exercer leur métier.
Mais pourquoi plus particulièrement El Watan ?
En fait, j’avais contacté les deux journaux phares, El Watan du côté francophone et El Khabar du côté arabophone. Je voulais les filmer en parallèle, ce qui permettait d’évoquer au passage le problème de la langue, si central en Algérie. J’ai commencé à tourner dans les deux rédactions, qui ont accepté volontiers de me recevoir. Mais c’était compliqué chez El Khabar, où j’étais en permanence accompagné par quelqu’un quand je voulais aller voir ceci ou cela. Du coup, le sujet a évolué, mais peut-être pour le mieux, car je n’avais pas du tout l’intention, et c’était un risque, de mettre en scène une sorte de confrontation entre les deux journaux.
La presse écrite est une soupape de sécurité pour évacuer la pression
Le régime algérien est peu ouvert à l’information. Et pourtant, les journaux sont extrêmement critiques vis-à-vis de ceux qui gouvernent. Faut-il croire que le pouvoir, sûr de lui, se moque de ce que dit la presse ? Ou que les différentes composantes du pouvoir manipulent plus ou moins les journaux ? Le film n’évoque guère ce paradoxe…
Je ne cherchais pas, en fait, à répondre à cette question. Ce qui m’intéressait là, comme toujours, c’était de voir avant tout comment se fabriquent les choses chez nous, de filmer des Algériens au travail. Mon sujet, ce n’était pas une mise en perspective de la presse indépendante, je ne fais pas du journalisme. Il y a en effet des factions qui règlent leurs comptes par presse interposée, donc tout le monde – tel général, tel homme politique… est content finalement de pouvoir s’exprimer. Et le régime, en plus, peut s’offrir une vitrine très présentable à l’extérieur avec cette presse critique sans que cela le gêne beaucoup.
En même temps peut se dérouler une campagne électorale au cours de laquelle le principal candidat ne se montre jamais, n’apparaît à aucun meeting. Et où les programmes ne sont pas réellement différents. On est dans une sorte de jeu, où l’on joue sous le regard de l’Occident. Où l’on n’est jamais vraiment soi. D’où l’intérêt du documentaire pour tenter de contribuer à changer cela, à pousser le pouvoir à être à la hauteur de son peuple. La presse écrite est la bouffée d’oxygène dont a besoin la société algérienne, et peut-être une soupape de sécurité pour évacuer la pression. Un rôle que ne peut pas jouer la télévision, on ne la laisse pas libre de le faire, car le pouvoir craint la force de l’image.
Mais il vous autorise pourtant à tourner…
À partir du moment où mes films ne sont pas diffusés, ni en salle ni à la télévision. Même quand un de mes films comme La Chine est encore loin est financé, avant le tournage, par le ministère de la Culture et la télévision algérienne, il ne peut pas sortir ! Mais ils sont parfois projetés dans des festivals ou des cinémathèques, et je ne m’oppose pas, tout au contraire, à leur piratage.
El Watan n’est sans doute pas un contre-pouvoir, mais il est un lieu de désobéissance
Si la presse écrite est plus libre que l’audiovisuel, n’est-ce pas parce qu’on pense qu’elle n’est finalement guère influente, et donc pas un contre-pouvoir comme le laisse penser le titre du film ?
Je ne sais pas si les journaux ont beaucoup d’influence, mais ils portent des voix. El Watan n’est sans doute pas un contre-pouvoir, mais il est un lieu de désobéissance. Et il ramène de l’information, il propose des reportages, donc il propage une certaine vérité, même si ce n’est pas toujours « la » vérité. Sa seule existence permet ainsi de tempérer l’arbitraire, et c’est déjà pas mal. Le titre du film, c’est un pluriel, il n’évoque pas « un » contre-pouvoir, mais tous ces petits contre-pouvoirs liés aux individus, à commencer par celui qu’incarnent les journalistes, ou moi-même, qui entendent se manifester malgré la rigidité du système dans lequel on vit.
Le documentaire rend-il mieux compte de la réalité que la fiction ?
Je ne m’interdis pas de tourner un jour des fictions. Mais je m’intéresse avant tout aux acteurs du réel. Et je crois que pour grandir l’Algérie a besoin d’abord de se construire un imaginaire collectif à partir du réel, de se confronter à elle-même, de sortir du règne des mythes à propos de la révolution ou de la guerre civile. Ce n’est pas un hasard si, à des exceptions près, le cinéma de fiction algérien est plutôt médiocre. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’on en est encore à ne célébrer que des héros ? Moi, ce qui m’intéresse, ce sont surtout les antihéros, ceux qui se débattent face à la réalité, qui sont pleins d’incertitudes, qui travaillent à la dure.
UN RÉALISATEUR D’EXCEPTION
Les vrais documentaristes, ceux qui ne confondent pas film de création et reportage, sont peu nombreux en Afrique et plus particulièrement au Maghreb. L’Algérien Malek Bensmaïl fait donc un peu figure d’exception. Alors qu’il est à l’orée de la cinquantaine, il a déjà à son actif plus d’une dizaine de documentaires qui sont autant d’œuvres marquantes, souvent récompensées dans d’importants festivals de cinéma.
Certains évoquent des sujets de société, comme Aliénations, une plongée saisissante dans l’hôpital psychiatrique de Constantine en 2004, ou La Chine est encore loin, tourné en 2008 dans une école d’un village des Aurès considéré comme le lieu où débuta, le 1er novembre 1954, la guerre de libération. D’autres abordent des thèmes plus politiques, comme Boudiaf, un espoir assassiné, réalisé en 1999, ou Le Grand Jeu, sur la campagne présidentielle de 2004. Ils dressent ensemble un beau portrait « intime » de l’Algérie et des Algériens de l’époque du combat indépendantiste jusqu’à aujourd’hui.
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