La chute de la Samir, enquête sur un mauvais feuilleton marocain

Depuis qu’il a racheté la raffinerie, en 1997, le saoudien Corral a rechigné à investir… tout en accumulant beaucoup de dettes. Aujourd’hui, l’activité est au point mort. Retour sur les origines du scandale.

L’usine de Mohammedia a suspendu sa production en août 2015. © DR

L’usine de Mohammedia a suspendu sa production en août 2015. © DR

fahhd iraqi

Publié le 2 février 2016 Lecture : 6 minutes.

Le chef du gouvernement marocain, Abdelilah Benkirane, l’a lui-même admis récemment devant le Parlement : « La privatisation de la Samir a été une erreur ! » Dettes colossales envers l’État, les banques et les fournisseurs (plus de 20 milliards de dirhams, soit 1,85 milliard d’euros), promesse de recapitalisation non tenue, saisie d’actifs, défaut de paiements… Depuis l’annonce de la « suspension temporaire » de son activité, le 5 août 2015, la Société anonyme marocaine de l’industrie du raffinage (Samir) est au cœur de l’actualité.

Mais les signes avant-coureurs d’une défaillance des actionnaires étaient là depuis plus de dix ans. En 2002 déjà, feu Abraham Serfaty, qui avait été à l’origine de la création de la raffinerie de Mohammedia, en 1959, tirait la sonnette d’alarme : « Le contrat signé avec le repreneur, Corral, a été moins contraignant que les termes contenus initialement dans l’appel d’offres », expliquait l’ancien opposant à Hassan II. En d’autres termes, cette privatisation a été mal ficelée dès le départ.

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En 1997, le groupe Corral Petroleum Holdings, propriété de Mohamed Al Amoudi, un riche Éthiopien naturalisé saoudien, remportait l’appel d’offres international pour le monopole du raffinage au Maroc, jusqu’alors détenu par l’État. Pour 74,5 % de la Samir et 81,3 % de la Société chérifienne des pétroles (SCP), Corral décaissera en deux ans l’équivalent de plus de 380 millions d’euros. Puis, lors de la fusion des deux structures, en 1999, le nouvel actionnaire de référence s’engage sur un programme d’investissement de 4,6 milliards de dirhams. Mais avant de passer à l’acte, Corral va jouer la montre… jusqu’à se retrouver dos au mur.

Conflit d’intérêts

Nous sommes en 2002, le marché marocain des hydrocarbures se prépare à sa libéralisation. Le gouvernement de l’époque prévoit de diminuer les droits de douane, jusqu’alors exorbitants, sur les produits finis importés de l’étranger – les distributeurs ne seront donc plus « obligés » de s’approvisionner à la Samir. Par ailleurs, les normes marocaines de qualité du gasoil ont bien évolué, tandis que l’outil industriel de la Samir, lui, n’a pas été mis à niveau. Et pour cause : les investissements promis n’ont jamais été réalisés.

En public, le management de la raffinerie tient à rassurer : il annonce désormais un programme d’investissement de près de 12 milliards de dirhams. Or, en coulisses, Corral fait pression sur les pouvoirs publics : il conditionne cet investissement à un sursis de deux ans sur l’entrée en vigueur des nouveaux tarifs douaniers. « L’attitude des actionnaires, qui avaient tout fait pour retarder les investissements, était plus que suspecte, se rappelle un ancien banquier d’affaires. Le marché appréhendait déjà l’incapacité de Corral à anticiper les évolutions industrielles et réglementaires, car le groupe ne manifestait aucune volonté d’injecter de l’argent dans la compagnie. »

Le premier lobbyiste de Corral, le directeur général de la Samir, Abderrahman Saaïdi, n’est autre que l’ancien ministre de la Privatisation.

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Circonstance aggravante : les négociations entre pouvoirs publics et actionnaires sont biaisées par un conflit d’intérêts flagrant. Car le premier lobbyiste de Corral, le directeur général de la Samir, Abderrahman Saaïdi, n’est autre que l’ancien ministre de la Privatisation… Celui-là même qui a piloté la vente de la Samir à Corral, cinq ans auparavant, et que Serfaty accuse d’avoir fait un cadeau au repreneur. Sollicité par J.A., l’intéressé n’a pas souhaité répondre. Après son départ du ministère, au-delà de ses services de lobbyiste, son cabinet a longtemps accompagné la raffinerie dans divers montages financiers.

Le 26 novembre 2002, alors que Corral n’a toujours pas réinvesti, un incendie se déclare dans l’usine de Mohammedia à la suite d’intempéries. L’outil industriel est endommagé, le Maroc est privé de toute capacité de raffinage pour plusieurs mois. Les distributeurs obtiennent alors mieux que l’amorçage de la baisse graduelle des droits de douane : l’autorisation d’investir dans des unités de stockage. Ce sont ces infrastructures qui permettent d’ailleurs aujourd’hui d’approvisionner le marché en attendant le redémarrage de la Samir.

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Coquille vide

Finalement, il faudra attendre 2006 pour que la mise à niveau de la raffinerie soit effectivement lancée, pour un montant de 6 milliards de dirhams, dont 4,8 milliards proviennent d’un financement bancaire. Entre-temps, Mohamed Al Amoudi a mis de l’ordre dans ses participations. En février 2006, Corral Morocco Gas & Oil (qui détient 67,3 % de la Samir) est transféré de Corral Petroleum Holdings vers la société Moroncha Holdings. Cette dernière, logée à Chypre, est une coquille vide appartenant directement à Al Amoudi, alors que l’ancienne maison mère détenait, en plus de la société marocaine, des raffineries en Suède.

En 2011, la phase d’investissement est achevée, mais les difficultés financières de la Samir sont déjà criantes. L’endettement net de la société culmine à 14 milliards de dirhams, et les banques exigent un plan de restructuration de la dette. Une augmentation de capital de 1,75 milliard de dirhams est validée lors d’une assemblée générale, en mai 2012, mais elle n’aura jamais lieu. À la même époque, la Samir parvient à négocier des facilités avec la douane et un règlement différé de ses dettes envers l’administration à hauteur de 12 milliards de dirhams sur un an. « La Samir payait des intérêts de 5 % sur ce différé, soit bien plus que les conditions du marché, nous confie une source de l’administration des douanes. En plus, elle honorait ses engagements. »

Ainsi, l’État comme les établissements bancaires ont cru jusqu’au bout à une recapitalisation de la Samir. La preuve ? En mai 2015, la Banque centrale populaire (BCP) accordait un énième sursis à la société pour rembourser ses dettes. Las ! En août, la raffinerie annonçait l’arrêt de sa production. Une nouvelle manœuvre pour tenter de négocier en coulisses un abandon des créances des établissements de crédit et de la douane. Les responsables publics ne se laissent pas démonter pour autant : « L’État ne cédera pas au chantage », répètent les différents ministres impliqués dans ce dossier.

Les autorités marocaines semblent aujourd’hui conscientes que Mohamed Al Amoudi n’injectera pas sa quote-part dans une augmentation de capital de 10 milliards de dirhams – la mise minimale pour remettre à flot l’ancien fleuron de l’industrie marocaine. Signe que l’actionnaire saoudien n’y croit plus, la Samir a introduit une requête devant le tribunal de commerce de Casablanca pour une procédure de règlement à l’amiable avec les banques. Cette demande a reçu une réponse favorable le 31 décembre : des experts ont été désignés par le juge pour évaluer la situation et, le 20 janvier, ils ont démarré les consultations avec les créanciers.

De près ou de loin, ils suivent le dossier

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Dès le départ, Mohamed Al Amoudi [1] a voulu donner une dimension politique à l’affaire Samir. Il a d’ailleurs attendu un séjour privé du roi saoudien, Salman Ibn Abdelaziz, à Tanger pour annoncer l’arrêt de la production, espérant qu’il plaide la cause de son entreprise auprès de Mohammed VI. Mais les deux souverains ont décidé de rester au-dessus de la mêlée. Dans les premiers jours, Al Amoudi et le PDG de la Samir, le Saoudien Jamal Ba Amer [2], négociaient le plan de sauvetage avec les ministres impliqués dans le dossier – Abdelkader Amara [3] à l’Énergie, Mohamed Boussaïd [4] à l’Économie et Mohamed Hassad [5] à l’Intérieur -, mais aussi avec Zouhair Chorfi, le directeur des Douanes, qui cherche à récupérer une créance de 13 milliards de dirhams (1,2 milliard d’euros).

Au niveau des banques, ce sont les patrons eux-mêmes qui suivent le dossier Samir, à l’instar de Mohamed Benchaâboun [6] chez Banque centrale populaire (BCP). Mais tout ce beau monde ne retrouve plus vraiment d’interlocuteur du côté de Corral. Jamal Ba Amer a plié bagage en direction de l’Arabie saoudite quand la crise s’est envenimée, tandis qu’Al Amoudi se contente de lettres officielles et laisse ses avocats, le Marocain Abdelkébir Tabih et l’Américain George Salem, le représenter dans les différents litiges impliquant la raffinerie.

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