Livres : le gai savoir de Tobie Nathan
Hymne poétique à la tolérance et au partage, Ce pays qui te ressemble est à l’image de son auteur, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan : enjoué, généreux et empli d’humanité.
Il semble tout droit sorti du Quatuor d’Alexandrie, inoubliable somme littéraire de Lawrence Durrell. L’ethnopsychiatre Tobie Nathan, qui n’est pas passé loin du prix Goncourt pour Ce pays qui te ressemble, a une élégance bien à lui que l’on dirait un peu britannique, un peu égyptienne. Lunettes rondes, cheveux mi-longs, sourire taquin, on le devine amoureux de la vie et de tout ce qu’elle apporte comme savoirs. Il aime en parler, de ces savoirs, se laissant emporter par des digressions interminables comme un griot pris par le flux de sa propre parole. Il ne s’agit pas de briller pour un public choisi ou d’étaler une confiture culturelle pour être le premier en « culture gé’ ».
Non, Tobie Nathan aime apprendre, entend comprendre et ne souhaite rien plus que partager. Il faut le voir, à partir d’un simple nom de famille, remonter le cours d’une existence, évoquer les cousins et les origines tout en essayant d’en savoir plus pour se convaincre que ce n’est pas du chiqué. Surtout s’il s’agit de discuter avec un Béninois de Ouidah, dans ce pays du vaudou que Nathan connaît si bien.
De l’ethnopsychiatrie à la diplomatie
Né le 10 novembre 1948 au Caire, Tobie Nathan est arrivé en France, en banlieue parisienne, à l’âge de 10 ans, sa famille quittant le pays à l’heure de la révolution égyptienne, les Juifs étant chassés du pays. En France, il suit une formation classique en psychologie, mais sa rencontre avec Georges Devereux, pionnier de l’ethnopsychanalyse, le conduit à s’extraire d’une approche par trop occidentale. Auteur d’une thèse intitulée Apports de l’ethnopsychiatrie à la théorie et à la pratique de la clinique psychanalytique, il devient professeur de psychologie clinique et pathologique à l’université de Paris VIII. En 1993, il fondera le centre Georges-Devereux d’aide psychologique aux familles migrantes, au sein de l’UFR « Psychologie, pratiques cliniques et sociales » de l’université de Paris VIII.
Homme aux multiples talents, Tobie Nathan est donc essentiellement connu pour ses travaux d’ethnopsychiatre, une manière d’aborder le mal-être des patients en tenant compte de leur origine culturelle et de leurs croyances. Une position qui lui suscite parfois des attaques de la part des tenants d’une certaine orthodoxie, mais qui lui vaut aussi d’être expert auprès de la cour d’appel de Paris, où, parfois, le vaudou peut faire des apparitions inopinées.
Cet adepte des saillies percutantes et de la provocation douce n’est pas facile à imaginer dans le corset diplomatique
On ne blague pas – si vous doutez, posez-lui la question, emmenez-le sur ce terrain qui le passionne, les marabouts, les sorciers, les crimes rituels, les sacrifices d’albinos, et vous en sortirez transformé, moins confits dans vos certitudes cartésiennes, plus ouverts à la puissance de la magie.
Essayiste, professeur, Tobie Nathan s’est aussi glissé dans les habits du diplomate : à l’Agence universitaire de la Francophonie pour les Grands Lacs (Bujumbura, Burundi), puis comme conseiller de coopération et d’action culturelle près l’ambassade de France à Tel-Aviv (Israël), puis dans la même fonction en Guinée, à Conakry. Cet adepte des saillies percutantes et de la provocation douce n’est pas facile à imaginer dans le corset diplomatique – mais il suffit de lire Les Nuits de Patience, ethno-polar inspiré par son expérience guinéenne, pour se rendre compte qu’il a su tirer profit de l’expérience. Les passages qu’il consacre, dans ce livre, à l’éphémère président guinéen Moussa Dadis Camara seraient à mourir de rire si l’histoire n’était pas venue prouver qu’il n’y avait pas franchement de quoi rigoler dans cette affaire.
Ce pays qui te ressemble, une ôde à sa terre d’origine
Ce qui a récemment valu un sursaut d’attention médiatique à Nathan, c’est sa savoureuse saga cairote, Ce pays qui te ressemble, parue aux éditions Stock. Inspiré de l’histoire de son grand-père, ce roman fourmillant est aussi un portrait de l’Égypte du XXe siècle. Un portrait enjoué, vibrant, accompagné à l’oud et brûlant de poussière. L’histoire, bien sûr, est celle d’un amour. Entre le pauvre petit Juif du ghetto, Zohar, né d’une mère sorcière et d’un père aveugle, et sa sœur de lait, Masreya, fille à la peau sombre « issue de la fange du Delta ».
Mais Tobie Nathan aime trop les histoires, les gens, pour ne donner qu’aux deux amoureux le nom de héros. Dans Ce pays qui te ressemble, les plus petits comme les plus grands ont droit à son attention. Il conte et raconte chacun avec tendresse – même les méchants ! Son roman est aussi le portrait d’un monde en pleine mutation qui ne sait plus faire confiance à la magie : un monde qui, lentement, se désenchante, rogné par le productivisme capitaliste, l’obscurantisme, l’individualisme… Réalisme magique à la sauce cairote ? Oui, mâtiné de surcroît d’une dose de nostalgie d’un temps où juifs, musulmans et chrétiens pouvaient vivre dans une relative entente.
Ce pays qui te ressemble est un hymne poétique à la tolérance et au partage
« Tofa’ha, la plus jeune tante, qui s’était prise d’une véritable affection pour Jinane, demanda au Rav Mourad de lui confectionner l’amulette des accouchées, destinée à écarter Lilith, cet ange féminin de la mort. Elle le savait ergoteur, leur rabbin, mais honnête sur le fond, et surtout savant. Mais lorsqu’il voulut se dérober en disant : « Voyons, on ne peut pas lui confectionner une amulette juive ; elle est musulmane ! », les femmes poussèrent un cri de consternation : « Et pourquoi ? », d’une seule voix. « Alors, les diables, les sorciers et les microbes examinent la foi de la personne avant de l’attaquer ? » »
Hymne poétique à la tolérance et au partage, Ce pays qui te ressemble met de l’empathie dans l’orientalisme, injecte de l’amitié dans l’Histoire, accorde la musique et la littérature et célèbre l’amour en toute chose.
>> Ce pays qui te ressemble, de Tobie Nathan, éd. Stock, 546 pages, 22,50 euros
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