Histoire : Alexandre Dumas, un héritage à préserver

Alors que le château de Monte-Cristo va être enfin rénové, son ancien propriétaire, l’un des écrivains les plus importants de la littérature française, petit-fils d’esclave, est peu à peu réhabilité.

Le château de l’écrivain, à Port-Marly © DR

Le château de l’écrivain, à Port-Marly © DR

leo_pajon

Publié le 28 janvier 2016 Lecture : 6 minutes.

C ‘est une demeure bâtie pour célébrer tous les plaisirs. À 20 kilomètres à l’est de Paris, sur les coteaux du Port-Marly, on pénètre dans le domaine imaginé par Alexandre Dumas en passant par un vaste parc arboré aménagé dans le goût anglais du XIXe siècle. Des petites fontaines, des bassins, des grottes artificielles… Mille et un recoins se prêtent à la roucoulade. Du temps de Dumas, des perroquets, un vautour et même trois singes évoluaient en toute liberté dans ce terrain de jeu de près de 9 hectares.

L’écrivain prétendait avoir « de par le monde plus de 500 enfants ». On imagine ce nomade du sexe mener là ses innombrables maîtresses en les tenant délicatement par la taille, puis leur faire contempler son bel édifice. Le château de Monte-Cristo est resté tel que son premier propriétaire l’a voulu, et à son image : hors norme. Ovni architectural, il emprunte à tous les styles. Sur sa façade, on peut admirer des bas-reliefs représentant des anges, des démons, mais aussi les visages des écrivains adorés de l’auteur des Trois Mousquetaires : Dante, Corneille, Virgile, Chateaubriand…

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À l’intérieur, on trouve des décorations en stuc, un plafond à coffrage, ou encore un délirant salon mauresque (baptisé le « palais d’Aladdin »), qui s’inspire des décors sculptés de l’Alhambra, et qui a été restauré entre 1985 et 1986 par des artisans marocains missionnés par le roi Hassan II.

Un château en très mauvais état

Oui, le château de Monte-Cristo est toujours aussi exubérant que l’écrivain l’avait imaginé. Mais aujourd’hui c’est surtout un édifice en ruines. « Le dispositif hydraulique du parc est en mauvais état, la toiture en zinc, fissurée, change le bâtiment en éponge en cas de forte pluie, les boiseries sont gonflées d’humidité, les peintures craquelées… » égrène la directrice des lieux, Frédérique Lurol. Même les visages des grands auteurs, sur la façade, sont grignotés par l’usure.

Il faut dire que cette petite « folie » commandée par Dumas en 1844 n’a pas des fondations très solides, comme le rappelle Alain Decaux dans son Dictionnaire amoureux consacré à l’auteur (Plon). L’architecte à qui il commande le château, Hippolyte Durand, lui objecte aussitôt : « Le sol est un fond de glaise, vos bâtiments vont glisser ! » Dumas ordonne : « Vous creuserez jusqu’au tuf. » « Cela coûtera quelques centaines de mille francs. » Et l’écrivain de sourire : « Je l’espère bien ! »

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« Le geste de Dumas est grandiose, comme le personnage, mais le résultat est là, constate François-Xavier Bieuville, directeur général de la Fondation du patrimoine. Monte-Cristo a été construit sur un terrain meuble, il n’y a pas de roche-mère en sous-sol. C’est en fait une grosse maison bourgeoise qui glisse sur elle-même et se lézarde. » Les problèmes ne datent pas d’hier. En 1970, déjà, le château, très dégradé, alors propriété d’une société immobilière, devait être rasé pour construire 400 logements.

Alexandre Dumas est l’un des romanciers français les plus populaires, voire le plus lu à travers le monde, selon certains

« La préfecture avait donné son aval, il a fallu toute la détermination de trois communes de Marly pour arrêter le projet et faire classer le château monument historique », souligne Frédérique Lurol. Le bâtiment avait alors été restauré… Mais de nouveaux travaux, aujourd’hui indispensables, sont estimés à 921 000 euros. Les frais vont être absorbés par les collectivités locales, la société Groupama, la Fondation du patrimoine et les dons de particuliers. Et le chantier, qui vient de commencer, devrait durer jusqu’en mai prochain.

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On peut néanmoins se demander pourquoi on a si longtemps laissé dépérir le château et même envisagé un moment de le détruire. L’équipe, dynamique, à sa tête est très resserrée (seulement quatre salariés permanents). Les locaux annexes au château datant des années 1970 mériteraient un bon coup de polish. Pourtant, Alexandre Dumas est l’un des romanciers français les plus populaires, voire le plus lu à travers le monde, selon certains… En vérité, d’après un palmarès de 2012, il arriverait en France assez loin après Maupassant ou Zola, mais reste bien classé.

« Il y a un certain dédain des élites pour Dumas. Il n’est pas enseigné à l’école, il n’est pas considéré comme un auteur « sérieux », analyse Jean-Noël Amadei, président du Syndicat intercommunal de Monte-Cristo. On lui reproche en somme de ne pas faire de la grande littérature, d’avoir recours à des genres « faciles » comme le feuilleton pour captiver son lecteur. »

Un écrivain méprisé

De son vivant déjà, Dumas était méprisé, pas seulement pour son style, mais également du fait de sa « négritude ». Le père de l’écrivain, Thomas Alexandre Dumas, était en effet mulâtre, et le premier général de la Révolution à avoir des origines afro-antillaises. De ses lointaines racines courant jusqu’à Saint-Domingue, ce quarteron garde des cheveux crépus, le teint bistre. La jalousie et l’ignorance font le reste.

Balzac le résumait à un « nègre ». L’actrice Mademoiselle Mars se serait écriée, après l’avoir reçu chez elle : « Il pue le nègre, ouvrez les fenêtres ! » Le critique Eugène de Mirecourt écrivait : « Grattez l’écorce de M. Dumas, vous trouverez le sauvage. Il tient du nègre et du marquis tout ensemble. […] Le marquis joue son rôle en public, le nègre se trahit dans l’intimité ! » Les caricaturistes s’en donnaient à cœur joie, le changeant même en anthropophage faisant bouillir ses personnages dans une marmite.

Ce ne serait pas le premier écrivain prolifique à s’entourer d’auteurs. Et, au moins, lui payait ses frères de plume grassement

La France a mis du temps à réhabiliter l’écrivain. Lors du transfert de ses cendres au Panthéon, en 2002, le président Jacques Chirac souligne : « La République […] répare une injustice. Cette injustice qui a marqué Dumas dès l’enfance, comme elle marquait déjà au fer la peau de ses ancêtres esclaves. » Longtemps, l’on a eu du mal à accepter l’idée que Dumas, qui n’est pas tout à fait blanc, puisse être à l’origine d’une œuvre éblouissante. On le soupçonne d’avoir des régiments de nègres qu’il « esclavagise ». Ce n’est pas tout à fait vrai, mais pas complètement faux.

Selon l’essayiste Bernard Fillaire (Alexandre Dumas, Auguste Maquet et Associés, éd. Bartillat), l’écrivain exploitait les idées et le talent d’une quarantaine de collaborateurs. Du reste, ce ne serait pas le premier écrivain prolifique (il a signé plus de 300 œuvres et des centaines d’articles…) à s’entourer d’auteurs. Et, au moins, lui payait ses frères de plume grassement.

La campagne de recherche de fonds pour la rénovation du château a été l’occasion pour plusieurs mécènes de lancer de vibrants plaidoyers en faveur de l’auteur. « Il faut réhabiliter l’œuvre de Dumas, estime François-Xavier Bieuville. Pas seulement parce qu’elle est vivante, jubilatoire, jouissive, mais parce qu’elle est d’une incroyable modernité. Dumas, originaire des Antilles, qui fait toute sa carrière en métropole, qui voyage beaucoup, est à l’image de la France métissée d’aujourd’hui. Mettre cet auteur en avant, c’est reconnaître que la diversité est une richesse. C’est parce qu’il est « hors norme », singulier, qu’il nous parle encore aujourd’hui. Et ce château, dans toute son extravagance, sa mégalomanie, est à l’image de l’écrivain. Il est important de le sauvegarder pour garder une trace physique, tangible, du personnage. »

LA RÉPARTIE DU NÈGRE

À en croire son biographe, Daniel Zimmermann (Alexandre Dumas Le Grand, éd. Phébus), Dumas était fréquemment attaqué du fait de ses origines. Un jour, le grand écrivain entre dans un salon. S’y trouve un de ses ennemis, qui, le voyant apparaître, se lance dans une savante dissertation sur les « nègres ».

Dumas ne cède pas à la provocation et reste indifférent. Son adversaire n’y tient plus et l’apostrophe directement : « Mais au fait, mon cher maître, vous devez vous y connaître, en nègres, avec tout ce sang noir qui coule dans vos veines. » Sans élever la voix, alors qu’un profond silence se fait dans le salon, Dumas réplique : « Mais très certainement, mon père était mulâtre, mon grand-père était un nègre et mon arrière-grand-père un singe. Vous voyez Monsieur, ma famille commence là où la vôtre finit. »

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