Plongée au cœur du Burundi parano

Enquête au cœur d’un pays au bord de la guerre civile.

Bujumbura, vue depuis les collines qui la surplombent. © LANDRY NSHIMIYE POUR J.A.

Bujumbura, vue depuis les collines qui la surplombent. © LANDRY NSHIMIYE POUR J.A.

Publié le 9 février 2016 Lecture : 10 minutes.

Issu du dossier

Le Burundi au bord de la guerre civile ?

Attaques à la grenade, répression sanglante, exil de la population, absence de dialogue politique… Plongée au cœur d’un pays au bord de la guerre civile.

Sommaire

Réveil en douceur à l’Hôtel des plateaux. Le jardin est interdit au public : un ministre, nous dit-on, y tient une réunion importante. La matinée est déjà bien avancée, mais à l’intérieur, des gradés de l’armée et de la police, des hommes en costard-cravate aussi, que l’on imagine être des conseillers, font durer le petit déjeuner. La ville de Ngozi regorge d’hôtels depuis que l’enfant du pays, Pierre Nkurunziza, qui y est né en 1963 et a grandi sur une colline voisine, a pris la tête du Burundi.

Régulièrement, les gens y affluent pour assister à une conférence, participer à un Conseil des ministres officieux ou simplement entendre les « révélations » du président-prédicateur au cours d’une des « croisades » dont il a le secret. Mais aujourd’hui, la plupart des établissements sont déserts. « Depuis le début de la crise, il y a moins d’activité, déplore un hôtelier. Le président lui-même est invisible. »

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Un président invisible

En ce début du mois de janvier, la rumeur court qu’il serait tout près, à quinze minutes d’ici, dans son complexe familial de Buye, où il a fait construire un stade (« le plus beau du pays », dit-on à Ngozi) et des maisons pour héberger les membres de sa chorale, Komeza Gusenga (« priez sans cesse »). Ces derniers et les joueurs de son équipe de football, le Halleluya FC, qui le suivent partout, sont bien les seuls, aujourd’hui, avec le quarteron de généraux qui dirige le pays à ses côtés, à savoir où se trouve le président.

« Il a changé, note un habitant de Ngozi. On ne le voit quasiment plus. Il ne dort plus au palais [situé dans le centre de Ngozi], mais chez lui, à Buye. Et quand il se déplace, les rues doivent être désertes. Les policiers obligent tout le monde à rentrer quinze minutes avant son passage. Même les commerces doivent fermer. »

Le président avec Samantha Power, l'ambassadrice des États-Unis aux Nations unies, le 22 janvier, à Gitega (centre du pays). © MICHELLE NICHOLS/REUTERS

Le président avec Samantha Power, l'ambassadrice des États-Unis aux Nations unies, le 22 janvier, à Gitega (centre du pays). © MICHELLE NICHOLS/REUTERS

Les convois présidentiels, c’est toute une histoire – surtout depuis que le général Adolphe Nshimirimana, le numéro deux du régime, est tombé dans un guet-apens le 2 août 2015, dans son propre fief de Kamenge, à Bujumbura, alors que son 4×4 roulait à toute allure. Désormais, les itinéraires sont sans cesse modifiés, les routes qu’il doit emprunter sont vidées, de faux convois sont organisés et l’on ignore dans lequel se trouve le président. On ne sait pas toujours où il dort non plus.

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À « Buja », cette capitale qu’il n’a jamais aimée et qu’il croit peuplée d’intellectuels vivant d’illusions et voulant sa peau, on ne le voit plus guère. Symbole de la « bunkérisation du régime », selon l’expression d’un analyste réputé ayant requis l’anonymat, ou, selon les mots d’un diplomate ayant œuvré au Burundi, de sa « paranoïa grandissante » : les abords du palais présidentiel, entouré de nombreux barrages, sont aujourd’hui inaccessibles au simple quidam.

L’ennemi numéro un : le Rwanda

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Même son fief de Buye semble ne plus être aussi sûr à ses yeux : il lui préférerait désormais la ville de Gitega, au centre du pays. « Il a la hantise d’une attaque menée depuis le Rwanda », affirme un diplomate en poste à Bujumbura. Il est vrai que la frontière n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de sa colline natale.

Le Rwanda : voilà l’ennemi, à en croire l’entourage de Nkurunziza. L’un des ennemis, tout du moins. Car le complot, devine-t-on au fil des discussions avec des responsables du Conseil national pour la défense de la démocratie – Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), le parti au pouvoir, est global. Il est rwandais donc, mais aussi belge, français, américain… Et tutsi, évidemment. Pour certains, c’est Pierre Buyoya, l’ancien président du Burundi, et Louis Michel, l’ancien ministre belge des Affaires étrangères, qui sont « derrière tout ça » : les accusations d’exactions et de génocide, les manifestations contre le troisième mandat de Nkurunziza, la naissance de plusieurs rébellions armées. Pour d’autres, c’est Paul Kagamé qui œuvre en coulisses, parce qu’il se serait juré « de contrôler tous les pays où se trouvent des Tutsis ».

Pour d’autres encore, tel Claude Nahayo, le député CNDD-FDD de Ngozi, c’est Paris « qui veut une alternance au pouvoir entre Hutus et Tutsis ». Certains vont même jusqu’à évoquer la main des Peuls, lesquels, guidés par une très contestable origine commune, seraient solidaires des Tutsis…

Le CNDD-FDD isolé

« Seuls contre tous » : tel pourrait être le slogan du CNDD-FDD. Tel est, tout du moins, la thèse avancée par Daniel Gélase Ndabirabe dans l’immense salle des banquets de la permanence nationale du parti, sous l’œil d’un garde du corps qui ne le quitte jamais et au milieu d’un océan de châles à l’effigie du guide, « Petero » Nkurunziza. Le porte-parole du parti au pouvoir, bientôt sexagénaire, est considéré comme l’un des « durs » du régime.

Son argumentation est la suivante : depuis sa naissance dans le maquis en 1994, le CNDD-FDD représente « la base sociale démocratique » du pays (comprendre : les Hutus) – un terme qui évoque d’autres expressions qui furent, dans le passé, à l’origine de bien des massacres dans la région -, et c’est ce que n’ont jamais accepté ni la communauté internationale ni les signataires des accords d’Arusha.

« Personne ne nous a jamais aidés, dit-il. Tout ce monde était notre ennemi. Et c’est encore le cas aujourd’hui. Le troisième mandat [de Nkurunziza], c’est un prétexte. Leur problème, c’est le CNDD-FDD. Ils veulent s’en débarrasser à tout prix. » Pour quelle raison ? « Parce que nous défendons la démocratie. La démocratie, c’est un homme : une voix. Tout le contraire des accords d’Arusha. »

Les opposants sont ainsi décrits comme les défenseurs « des petits arrangements d’Arusha ». Les jeunes qui s’élèvent contre un troisième mandat de Nkurunziza – les armes à la main, parfois – seraient « drogués » ou tout simplement « trompés ». Quant aux membres du parti qui se sont également prononcés contre la candidature du président sortant – ce qui a abouti à leur exclusion et, pour ceux qui se sentaient menacés, à l’exil -, ce ne sont que des « opportunistes qui ont rejoint le CNDD-FDD après la victoire en 2005 et qui avaient des agendas cachés ». Des « traîtres », même.

« Il ne reste que les historiques au CNDD-FDD. Tous les autres ont été exclus ou, s’ils sont restés, se taisent. Or les historiques, ce sont ceux qui ont connu le maquis et qui en ont gardé les réflexes », note avec amertume l’une des rares figures de l’opposition à ne pas avoir fui, et qui a requis l’anonymat. « On a cru un temps que les civils du CNDD-FDD allaient jouer un rôle. Mais ils n’étaient en réalité que des garçons de course », renchérit un prélat engagé dans la défense des droits de l’homme.

Tous deux ont un temps collaboré avec le pouvoir. Avant de constater, très vite, que ce parti ne changerait pas. « Au CNDD-FDD, on ne croit qu’au rapport de force et on n’a qu’un objectif : en finir avec les accords d’Arusha », soupire l’opposant. « Il faut remonter dans l’Histoire pour comprendre, poursuit l’homme d’Église. Les premières réflexions sur la démocratie au Burundi datent des années 1988-1989. Les gens du CNDD-FDD n’ont pas participé à ces discussions, ils étaient en exil. Ils n’ont pas pris part aux négociations d’Arusha non plus, ils étaient dans le maquis. Leur ADN, c’est le combat, la lutte armée. Ils n’ont jamais accepté les intellectuels, ils n’ont fait que les tolérer. »

Un parti militarisé

La rupture remonte au 21 mars 2014, quand il a manqué une voix, à l’Assemblée nationale, pour faire adopter le projet de révision constitutionnelle qui aurait dû permettre à Nkurunziza de briguer en toute légalité un troisième mandat et qui aurait supprimé dans la loi fondamentale toute référence à l’accord d’Arusha. « C’est à partir de ce moment qu’on a senti un durcissement », se souvient l’homme d’Église, et que le CNDD-FDD s’est « remilitarisé ». La tentative de coup d’État, le 13 mai 2015, menée par d’anciens collaborateurs du président, et la stratégie d’une partie de l’opposition qui, persuadée que le dialogue est impossible, a décidé de prendre les armes et de mener une sorte de guérilla dans la capitale, n’ont fait qu’accélérer le mouvement.

Les voix dissonantes dans le parti – y compris au sein du conseil des sages, l’organe suprême du CNDD-FDD que préside toujours le chef de l’État – ont été priées de se taire, et les généraux issus du maquis ont refait surface pour constituer le cœur d’un curieux régime, fondé sur des réflexes maquisards et des croyances messianiques.

Ceux qui ont une réelle influence aujourd’hui ne sont pas nombreux, mais tous arborent le grade de général

« Le messianisme de Nkurunziza ne date pas d’hier : tout ce qu’il fait émane du ciel, et non de la volonté populaire. Cela explique son intransigeance, note un dignitaire catholique qui a côtoyé le président. Ce qui surprend, c’est que ceux qui l’entourent développent le même discours religieux. Un jour, le général Adolphe [Nshimirimana] lui-même nous a dit qu’ils avaient reçu une mission de Dieu. Nous sommes tombés des nues. On ne pouvait pas imaginer que celui qui était alors à la tête des services secrets parle ainsi. C’est là que j’ai compris que le messianisme politico-religieux du pouvoir était plus profond qu’on ne le pensait. »

Ceux qui ont une réelle influence aujourd’hui ne sont pas nombreux, mais tous arborent le grade de général. Ce sont, pour beaucoup d’entre eux, des « orphelins de 1972 », des Hutus qui ont perdu un père, un frère ou un oncle dans les massacres orchestrés par le régime de Michel Micombero, et qui sont mus, depuis, par ce qu’un diplomate appelle « un réflexe de victime » qui confine parfois au désir de revanche. Ceux-là ne cachent pas leur volonté de s’accrocher au pouvoir et aux avantages qu’il confère.

« On n’est pas allés dans le maquis pour ne rester que dix ans au pouvoir », les entend-on dire dans les réunions du parti. Il y a là tout d’abord Alain-Guillaume Bunyoni, le ministre de la Sécurité publique. Depuis la mort d’« Adolphe », cet homme lui aussi issu du maquis est présenté comme le nouveau numéro deux du régime. Washington l’a frappé de sanctions (restriction des déplacements, gel des avoirs) en novembre 2015.

Ils décident de tout, hors de tout cadre légal, constate un diplomate onusien

Les sources les mieux informées citent également Godefroid Bizimana, le directeur général adjoint de la police, qui en est en fait le vrai patron (et qui est lui aussi visé par des sanctions aux États-Unis), Évariste Ndayishimiye, le directeur de cabinet de Nkurunziza, Gervais Ndirakobuca, le chef de cabinet du président chargé de la police, ou encore Étienne Ntakirutimana, le patron du Service national du renseignement (SNR), que tout le monde au Burundi appelle avec crainte « la Documentation ».

Prime Niyongabo, le chef d’état-major des armées, constitue un autre maillon important du « système Nkurunziza », même si son rôle ambigu lors de la tentative de coup d’État du 13 mai lui a fait perdre des points. On trouve enfin quelques civils, comme Révérien Ndikuriyo, le président du Sénat, ou Pascal Nyabenda, président de l’Assemblée nationale et du CNDD-FDD.

La mission et le profil de chacun d’entre eux témoignent de l’évolution du régime. « Ils décident de tout, hors de tout cadre légal, constate le diplomate onusien. Ils dirigent une sorte de shadow cabinet. Ainsi, Bunyoni et Bizimana court-circuitent sans cesse le chef de la police. » Plusieurs sources affirment que la chaîne de commandement de l’armée, qui compte encore des officiers issus de l’ancien régime, est également mise à l’écart d’un certain nombre de décisions. « Des officiers m’ont avoué ne pas avoir été informés de telle ou telle opération », témoigne un autre fonctionnaire de l’ONU.

Une répression accrue

La répression, dans la capitale comme en dehors, est menée par trois forces plus ou moins secrètes. À Buja, une brigade antiémeutes (chargée en fait de la « lutte antiterroriste ») a été créée il y a tout juste quatre mois. Elle est dirigée par un fidèle du président, le lieutenant-colonel Désiré Uwamahoro, dont la simple évocation provoque l’effroi dans les zones contestataires (en 2010, Uwamahoro avait été condamné à cinq ans de prison pour des actes de torture), et ses membres ont déjà gagné un surnom : « les escadrons de la mort ».

La Documentation est également au cœur de l’appareil sécuritaire. Ces derniers mois, des milliers de jeunes n’ayant accès ni à un juge ni à un avocat se sont entassés dans ses locaux, devant lesquels personne ne prend le risque de passer. Plusieurs d’entre eux disent y avoir été torturés. Ces deux forces s’appuient sur les jeunes du CNDD-FDD, les Imbonerakure, pour traquer les « rebelles » à Bujumbura comme dans les campagnes.

L’armée est de plus en plus divisée. Et la police se transforme en milice au service d’un parti, voire d’un homme, commente un analyste

« On assiste petit à petit à la décomposition de l’État, déplore un analyste ayant requis, comme les autres, l’anonymat. C’est encore, en apparence, un État de droit. Mais ses fondations sont bafouées chaque jour. L’armée est de plus en plus divisée. Et la police se transforme en milice au service d’un parti, voire d’un homme. » Cet homme que l’on qualifiait de « quelconque » lorsqu’il a rejoint la rébellion, et qui apparaissait comme « effacé » lors de son premier mandat, entre 2005 et 2010, lorsqu’il dépendait encore des « militaires » du parti, est aujourd’hui le vrai maître du pays.

Un drôle de maître, qui fuit la capitale où il se sait mal-aimé, qui commence même à se méfier des collines où il jouit pourtant d’une bonne popularité, et qui ne prend jamais de décisions sans en référer au cercle de généraux qui l’entourent tout en répétant à chacune de ses « messes » que seul Dieu mérite sa confiance.

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