Burundi : les Imbonerakure, « on les sent, mais on ne les voit pas »
Mouchards, miliciens, maquisards… Qui sont ces hommes de l’ombre qui font régner la terreur ?
Le Burundi au bord de la guerre civile ?
Attaques à la grenade, répression sanglante, exil de la population, absence de dialogue politique… Plongée au cœur d’un pays au bord de la guerre civile.
C’est une petite maison située tout près de la 1re Avenue, à l’entrée de Musaga, l’un des quartiers contestataires de Bujumbura. Sur cette langue de terre et de cailloux qui mène aux flancs du Bujumbura rural, les descentes de la police sont fréquentes et les espions, dit-on, sont légion. Pas question donc pour celui que l’on nommera Alexandre (il s’agit d’un prénom d’emprunt), 32 ans, de raconter son supplice dans la rue.
Son histoire est d’une terrible banalité dans le Burundi d’aujourd’hui : une arrestation alors qu’il se cache dans un autre quartier réputé « plus tranquille », un passage à tabac et des sévices sexuels au sein de « la Documentation », le siège du Service national du renseignement (SNR), plusieurs jours de détention dans le plus grand secret et, trois semaines plus tard, une libération en échange d’une forte somme d’argent que sa famille s’est empressée de réunir.
Tout juste remis physiquement, Alexandre arrive enfin à relier les fils de son calvaire. Il est persuadé qu’on l’a pris pour un autre, un homme soupçonné d’avoir tué un partisan du pouvoir et de lui avoir coupé la langue. Il est certain, aussi, d’avoir été dénoncé par ceux que l’on appelle les Imbonerakure (« ceux qui voient loin », en kirundi) et qui constituent la ligue des jeunes du parti au pouvoir, le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD).
Il connaît même leurs surnoms : Samson et Musaga. « Ce sont des anciens du quartier. Ils sont connus ici, ils servent d’informateurs. » L’un d’eux, affirme-t-il, est venu le voir en détention pour confirmer ses accusations. L’autre aurait fait passer ce message à l’un de ses cousins après sa libération : « Vous avez pu payer, mais la prochaine fois, vous ne retrouverez pas sa tête. »
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Musaga inspire la terreur
Sur la 1re Avenue, Musaga n’est pas un inconnu. Il a vécu là pendant des années – sa famille y réside toujours -, et son engagement au sein des Imbonerakure y était notoire. Puis, il y a un an et demi, quand le climat politique s’est tendu, il a fui ce coin hostile au président et s’est réfugié à Kanyosha, un quartier voisin divisé entre les pro- et les anti-Nkurunziza. « Aujourd’hui, il n’y a plus aucun Imbonerakure à Musaga, assure un habitant du voisinage. S’ils étaient restés, ils seraient morts à présent. Tous ne sont pas des criminels. Certains ont peur et se taisent. Mais on se méfie d’eux quand même. »
On dit de Musaga qu’il aurait 38 ans, que ce serait un ancien maquisard. Ce qui est sûr, c’est qu’il inspire la terreur. « Quand mon frère a été tué par un policier l’année dernière lors d’une manifestation, il est venu me voir et m’a menacé. Il m’a dit : « Le jour où on t’attrapera, ce ne sera pas facile pour toi » », témoigne Denise (un prénom d’emprunt également), une jeune femme qui habite elle aussi sur la 1re Avenue et qui a le malheur d’avoir milité, dans le passé, au sein d’un parti d’opposition.
Ce « Musaga », elle le connaît pourtant depuis des années. Tous les jours ou presque, elle le saluait. Ce n’était pas un ami, juste une connaissance. « Il n’avait jamais été violent avec moi », souligne-t-elle.
Les Imbonerakure, symbole du durcissement du régime
Les Imbonerakure : dans les quartiers contestataires comme dans les collines, on ne parle que d’eux. « Ils sont comme le vent : on les sent, mais on ne les voit pas », remarque un défenseur des droits de l’homme. On les présente comme les auxiliaires zélés du pouvoir ou les chevilles ouvrières de la répression qui s’abat sur le pays depuis dix mois – et, par conséquent, comme le symbole de la dérive du régime. « Les Imbonerakure n’ont aucun droit légal d’appréhender des individus. Ils ont pourtant arrêté des personnes arbitrairement, les ont battues et les ont remises aux services de renseignements, qui ont torturé certaines d’entre elles », a récemment déploré l’ONG Human Rights Watch (HRW), qui a recensé un grand nombre de témoignages pour étayer ses accusations.
Même l’ONU, dans ses rapports rendus publics, les accuse de remplir des fonctions qui ne devraient pas être les leurs. Zeid Ra’ad Al Hussein, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, en a parlé comme d’une « milice, qui appuie ouvertement le gouvernement, se montre de plus en plus agressive et agit en totale impunité ». En 2014, le Bureau des Nations unies au Burundi avait fait état d’une probable distribution d’armes aux Imbonerakure et d’entraînements militaires dans l’est de la RD Congo. Des sources ont également évoqué des liens avec les Interahamwe, les milices rwandaises hutues, mais à ce jour, cette allégation n’a pas été confirmée.
Si Nkurunziza tient, c’est en partie grâce au régime d’intimidation qu’il a mis en place, explique un religieux
Au Burundi, on parle d’une chaîne de commandement parallèle qui coordonnerait les opérations entre ces « miliciens » et les services de renseignements. À son sommet aurait figuré le général Adolphe Nshimirimana, assassiné en août 2015. L’actuel chef du SNR, le général Étienne Ntakirutimana, lui aurait succédé. Un responsable de la police nationale admet que les services secrets ont recours à des informateurs. « Mais on ne leur donne pas d’armes, et ce ne sont pas forcément des Imbonerakure, se défend-il. Qui peut savoir, d’ailleurs, qui est Imbonerakure et qui ne l’est pas ? » Bonne question, à laquelle les habitants des quartiers contestataires ont trouvé une réponse : « On se connaît tous ici. On sait qui est qui. »
Le terme « Imbonerakure » pourrait en fait « englober deux réalités », admet un fonctionnaire onusien. D’un côté, il y aurait ces jeunes militants politiques que le parti dit non violents, de l’autre, d’anciens combattants du CNDD-FDD au temps de la rébellion, qui n’auraient pas été désarmés et auraient repris du service lorsque le climat politique s’est tendu. Les premiers serviraient d’informateurs, les seconds, de miliciens.
Selon un religieux qui a travaillé à la défense des droits de l’homme auparavant et qui est informé de tout ce qui se passe dans le pays, « si Nkurunziza tient, c’est en partie grâce au régime d’intimidation qu’il a mis en place ». Et dans ce régime, « les Imbonerakure jouent un rôle essentiel. Ils quadrillent les collines, voient toutes les tendances. Ce sont des mouchards efficaces et, surtout, ils ne dépendent pas de l’administration locale. Un Imbonerakure peut avoir plus de poids qu’un administrateur parce qu’il a des soutiens à la présidence ».
Certains finissent même par y travailler. C’est le cas de l’ancien chef des Imbonerakure dans la province de Ngozi, un certain « Jules ». Celui-ci, à en croire plusieurs témoignages, était très menaçant envers les opposants et les membres de la société civile. « Il a donné pas mal de fil à retordre au gouverneur », admet un cadre du CNDD-FDD. Puis il a été nommé conseiller à la présidence…
Des intimidations quotidiennes
Melchiade Nzigamasabo, son successeur depuis trois mois à la tête de la ligue des jeunes à Ngozi, écarte toutes ces accusations d’un revers de main. Le regard noir et le sourire un rien contrarié lorsqu’il doit répondre aux questions qui dérangent, il plaide la bonne foi. « Tout ce qu’on dit sur nous est faux, assure-t-il au premier étage du siège régional du parti – flambant neuf, mais désert ce jour-là. Si nous étions des miliciens, la situation serait horrible, car nous sommes très nombreux.
Le jour où je convoque tous les Imbonerakure de la province, la ville de Ngozi est pleine. » Selon Nzigamasabo, les activités de la jeunesse du parti se cantonnent à des œuvres sociales, aux travaux communautaires (ce sont eux qui ont construit le gouvernorat qui trône au centre de la ville) et à des meetings politiques. Pour lui, cette ligue « est une manière d’encadrer la jeunesse », et si elle est tant décriée « c’est parce que les opposants savent qu’ils n’auront aucune chance de l’emporter tant qu’il en sera ainsi ».
À Ngozi comme dans les autres provinces, on évoque souvent les intimidations quotidiennes, dans les bars ou même dans la rue. On raconte aussi les démonstrations de force des jeunes du parti : des exercices physiques dans la ville accomplis en scandant des slogans politiques. On en parle comme d’une « violence déguisée ».
Contrairement à ce qu’on dit, certains Imbonetakure sont en prison aujourd’hui, commente Denis Karera
On pointe le rôle joué par les Imbonerakure au sein des comités mixtes de sécurité, des structures mises en place dans chaque province pour assurer la sécurité des citoyens, mais qui sont aujourd’hui perçues comme des outils de répression par les opposants. On évoque enfin, comme à Bujumbura, leur participation aux arrestations et leur rôle dans certaines disparitions non élucidées (rien qu’à Ngozi, les défenseurs des droits de l’homme en ont dénombré huit en quelques mois). Mais les preuves manquent et le pouvoir a beau jeu de crier aux accusations sans fondements.
À Bujumbura, Denis Karera, le président national de la ligue des jeunes, nie avec la même force que Nzigamasabo. À 35 ans, la limite d’âge atteinte, il va devoir passer la main. En attendant, il compte bien défendre ses troupes vaille que vaille. À l’entendre, les Imbonerakure seraient des victimes. « Ils sont tués, l’un d’eux a même été brûlé, mais ils ne réagissent pas. Dans la capitale, plus de cinquante Imbonerakure ont dû fuir leur quartier car ils étaient menacés. Et contrairement à ce qu’on dit, certains sont en prison aujourd’hui. » Tout le reste « n’est que mensonge ».
Karera, qui affirme « être contre toute forme de violence », rejette le terme de « milice » et assure que celle-ci est le fait de l’opposition. Mais il est bien obligé d’admettre, à demi-mot, qu’il est possible que des Imbonerakure échappent à son contrôle. « Un Imbonerakure qui a faim est comme un Burundais qui a faim. Si un homme politique donne 20 000 francs burundais [environ 10 euros] à un jeune qui passe une année sans boire une bière, alors… » Et l’un de ses collaborateurs reconnaîtra, quelques jours plus tard : « Ceux qui emploient les jeunes du CNDD-FDD pour mener des opérations ne passent pas par nous ».
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