Tunisie : à qui profite la crise ?

L’implosion de Nidaa Tounes et le durcissement de la contestation populaire rebattent les cartes sur la scène politique. Coup de projecteur sur les personnalités et les mouvements qui pourraient tirer leur épingle du jeu.

Manifestation pour l’emploi, le 23 janvier, avenue Habib-Bourguiba, à Tunis. © RIADH DRIDI/AP/SIPA

Manifestation pour l’emploi, le 23 janvier, avenue Habib-Bourguiba, à Tunis. © RIADH DRIDI/AP/SIPA

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 11 février 2016 Lecture : 10 minutes.

Alors que le pays est confronté à une série de troubles sociaux dans les régions qui ont justifié l’instauration de l’état d’urgence sur tout le territoire, les élites dirigeantes restent obnubilées par l’issue de la bataille qui oppose, au sein de Nidaa Tounes, le clan de Hafedh Caïd Essebsi (HCE) au groupe des démissionnaires, réunis autour de Mohsen Marzouk, ancien secrétaire général, évincé de son poste en novembre 2015. Mais l’OPA ratée de HCE sur le parti fondé en juin 2012 par son père, Béji Caïd Essebsi, devenu entre-temps président de la République, n’en finit pas de distiller ses effets délétères.

Nidaa peine à se remettre du fiasco de son congrès constitutif, organisé les 9 et 10 janvier à Sousse, qui a consacré la scission du mouvement. D’ores et déjà, le parti sorti vainqueur des législatives du 26 octobre 2014 a perdu son statut de première force politique à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), 22 de ses 86 élus ayant choisi de quitter le bloc parlementaire pour constituer un groupe autonome.

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Les islamistes au sein de la crise

Ennahdha, avec 69 sièges, est redevenue la première force de l’hémicycle du Bardo. Si Habib Essid, le chef du gouvernement, venait à démissionner, c’est aux islamistes que reviendrait le privilège de désigner son successeur ! Nous n’en sommes pas encore là, bien entendu, mais la crise de Nidaa et le durcissement de la contestation populaire bouleversent les fragiles équilibres du pays et rebattent les cartes dans la perspective des prochaines élections générales, prévues théoriquement fin 2019.

Quels enseignements peut-on tirer de ces événements à ce stade ? Les remous actuels peuvent-ils entraîner une cassure, ou même un divorce, entre Nidaa et son électorat ? L’abstention peut-elle encore progresser, ce qui avantagerait mécaniquement Ennahdha, dont la base restera mobilisée ? Faut-il s’attendre à une dispersion des voix des modernistes et à une réédition du scénario du 23 octobre 2011, qui avait vu le triomphe par défaut des islamistes ?

La gauche progressiste va-t-elle saisir l’occasion de la crise pour se requinquer ?

L’ancien Premier ministre, Mehdi Jomâa, en embuscade, et Mohsen Marzouk, qui incarnent l’un et l’autre la relève générationnelle, peuvent-ils tirer leur épingle du jeu ? Enfin, la gauche progressiste, laminée en 2014, va-t-elle saisir l’occasion de la crise pour se requinquer et se réconcilier avec un électorat qui lui avait tourné le dos au profit de Nidaa ?

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Pour tenter de répondre à ces questions, J.A. a sollicité deux des meilleurs connaisseurs de la carte politique tunisienne : Hassen Zargouni et Karim Guellaty. Le premier est considéré comme le « pape des sondages ». Directeur de Sigma Conseil, il a connu son heure de gloire au soir du second tour de la présidentielle, en pronostiquant, à la virgule près, le résultat final du scrutin, sacré pied de nez à ses nombreux détracteurs.

Le second, plus discret mais non moins influent, dirige Infolink, une société d’études basée à Neuilly, dans la région parisienne. Spécialiste en communication politique, il a fait ses armes dans l’équipe de campagne d’un certain Jacques Chirac, en 1995. Il dispense aujourd’hui ses conseils dans les hautes sphères, à Tunis comme à Paris.

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L’abstention, grande gagnante du prochain scrutin ?

Moins d’un Tunisien sur deux s’était rendu aux urnes pour les premières élections libres organisées le 23 octobre 2011, dix mois après la révolution. Et seuls 3,1 millions d’électeurs se sont déplacés le 21 décembre 2014 pour départager Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki, les deux finalistes de la présidentielle. Ce peu d’appétence pour la politique plonge ses racines dans le passé récent de la Tunisie. L’activité partisane reste associée au RCD défunt, le parti de l’ex-président Ben Ali, synonyme de clientélisme et de prédation.

Le rejet s’est amplifié avec les déboires de la troïka : Ennahdha et le Congrès pour la République (CPR) ont montré que les formations prétendues vertueuses pouvaient, elles aussi, sombrer allègrement dans le népotisme et le favoritisme. La guerre des chefs qui ravage Nidaa ajoute au discrédit de la classe politique et ressuscite les fantômes du clanisme et de la succession dynastique. Faut-il alors s’attendre à une abstention record aux prochaines élections ?

« La crise a créé un énorme désarroi chez les partisans de Nidaa, mais peut-on parler d’une cassure irréversible entre ce parti et son électorat ? s’interroge Hassen Zargouni. Il ne faut pas confondre réseaux sociaux et baromètre politique. L’émotion est palpable sur Facebook, et on peut supposer que le parti va perdre sur sa gauche, mais ce segment est numériquement le plus marginal de son électorat. Pour l’heure, l’opinion n’arrive pas à se projeter et peine à discerner les contours d’une offre alternative. Si ses dirigeants arrivent à circonscrire la crise, le scénario d’une résilience de Nidaa n’est pas à exclure. Je ne crois pas que la participation descendra sous le seuil des 3 millions de votants. Un tiers de l’électorat est islamiste, il se mobilisera. Un autre tiers est farouchement anti-islamiste, c’est l’électorat captif de Nidaa. Il ira aussi. Un dernier tiers, « en rupture avec le système », accorde traditionnellement ses suffrages aux populistes ou à l’extrême gauche et ne sera pas affecté par les tumultes de Nidaa. L’électorat « flottant », susceptible de s’abstenir, ou de basculer, représente au grand maximum 500 000 personnes. »

À quoi pourrait ressembler le scénario des prochaines législatives ?

La victoire éclatante d’Ennahdha aux élections de la Constituante, le 23 octobre 2011, avait été rendue possible par la dispersion du camp moderniste. Incapables de s’unir et de présenter des listes communes, les partis progressistes étaient allés aux élections en ordre dispersé. 1,3 million de voix, qui s’étaient portées sur des petites listes indépendantes (plus d’un millier), se sont perdues (0 siège).

La création de Nidaa Tounes, en juin 2012, visait à faire contrepoids à Ennahdha, en unifiant les forces modernistes et anti-islamistes autour de la figure de Béji Caïd Essebsi. Les législatives du 26 octobre 2014 ont consacré la bipolarisation de la scène politique et donné l’ascendant à Nidaa. Ce scénario a-t-il une chance de se répéter, alors que les électeurs qui avaient « voté utile » en croyant faire barrage à Ennahdha se sentent floués par la participation des islamistes au gouvernement de Habib Essid ?

Le seul levier restant est celui de la gouvernance, de la compétence technique, mais il faut trouver une personnalité, existante ou à créer

« La notion de vote utile est en train de devenir obsolète, estime Karim Guellaty. Cette identification avait très bien fonctionné en 2014, mais elle ne fonctionnera pas une seconde fois. Une campagne ne peut jamais être le décalque de la précédente. Aujourd’hui, le bloc anti-Ennahdha souffre d’un problème d’identification. La dramatisation des enjeux du prochain scrutin sur le mode du « eux ou nous » ne prendra plus. Une majorité des électeurs de Nidaa voudront toujours qu’Ennahdha « disparaisse de la photo » et seront toujours rétifs à l’idée d’alliance ou de cohabitation. Mais ils commencent à intérioriser les contraintes du régime politique et les effets du mode de scrutin. Ils savent que les partis devront composer, s’entendre. La question stratégique qui se pose est de savoir comment faire l’unité des familles opposées à Ennahdha. Il faudra trouver un concept, un nouveau levier. Entre 2012 et 2014, BCE avait su jouer sur l’identification à la Tunisie en misant à la fois sur les registres culturel et historique, en sollicitant la référence bourguibiste. Celle-ci est également en voie d’épuisement. À mon sens, le seul levier restant est celui de la gouvernance, de la compétence technique, mais il faut trouver une personnalité, existante ou à créer, pour l’incarner fortement. Sinon, le risque de dispersion des voix sera important et rendrait une victoire d’Ennahdha inéluctable. »

Mohsen Marzouk et Mehdi Jomâa en pole position pour la présidentielle ?

Ils ont presque le même âge – la cinquantaine. Ils représentent la nouvelle génération, celle qui a accédé aux responsabilités après la révolution. Mohsen Marzouk a été le lieutenant, le stratège et le directeur de campagne de BCE en 2014. Devenu secrétaire général de Nidaa en juin 2015, il sera brutalement éjecté de son poste en novembre à la suite d’un putsch mené par le propre fils du président. Depuis, ce brillant orateur mène la fronde et s’apprête à créer son mouvement pour rester fidèle aux engagements originels de Nidaa. Mehdi Jomâa, lui, était un parfait inconnu lorsqu’il a été désigné au poste de chef du gouvernement en décembre 2013. Ce technocrate sans attaches partisanes a conduit le pays aux élections en se conformant scrupuleusement à la feuille de route du Quartet. Il a quitté le pouvoir avec élégance. Depuis, il se tient en réserve de la République. L’un et l’autre peuvent incarner la relève.

Jomâa est un technocrate, qui n’est pour l’instant porteur d’aucun projet sociétal, même si on l’étiquette « réformateur »

« Sur le papier, les deux hommes forment un tandem idéal, car ils sont complémentaires, observe Hassen Zargouni. Marzouk est charismatique. Il excelle dans la bataille politique et donne le sentiment d’être déjà en campagne. Il séduit la frange radicalement anti-Ennahdha de l’électorat de Nidaa. Il fascine le microcosme et les journalistes, qui connaissent ses qualités de communicant. Le grand public, en revanche, l’identifie comme un homme de parti. Il n’a encore jamais été en situation de responsabilité exécutive, comme ministre ou chef du gouvernement. C’est son principal handicap. Jomâa, au contraire, est spontanément identifié comme un homme d’État. C’est un technocrate, qui n’est pour l’instant porteur d’aucun projet sociétal, même si on l’étiquette « réformateur » (notion assez fourre-tout). Il n’a pas de passé militant. Il est à l’aise avec l’identité, avec les valeurs familiales. Il est fréquentable pour une majorité des électeurs de Nidaa et d’Ennahdha, car il n’a jamais attaqué frontalement l’islam politique. Certains le trouvent trop lisse. C’est vrai, mais c’est ce qui fait sa force. C’est un peu le gendre idéal : il inspire la confiance. »

Les Tunisiens sont allergiques à tout ce qui ressemblerait à une succession dynastique

« Mohsen Marzouk est brillant, mais il est très marqué politiquement, et son image est plus celle d’un bagarreur que d’un gouvernant, note Karim Guellaty. Son problème sera de construire une identification porteuse, au-delà de son opposition à Hafedh Caïd Essebsi, même s’il a le beau rôle pour l’instant, car les Tunisiens sont allergiques à tout ce qui ressemblerait à une succession dynastique. Plus cette bataille interne durera, plus il lui sera difficile de sortir de cette identification « politique », qui n’est pas porteuse électoralement parlant. Mehdi Jomâa, à l’inverse, joue sur du velours. Il est tapi dans l’ombre et capitalise sur l’impression qu’il a laissée plus que sur un bilan proprement dit. Son identification à la compétence est fortement construite. S’il y avait une élection demain, il l’emporterait haut la main sans avoir à faire campagne. Son problème sera d’exister dans la durée. Le silence paie un certain temps, pas indéfiniment. On le sent déjà se tasser légèrement dans les enquêtes d’opinion. Il doit cultiver intelligemment son image d’homme providentiel, en restant sur son positionnement au-dessus de la mêlée. Il ne doit surtout pas se mêler aux querelles ou critiquer, mais doit apporter un plus. Ce qui ne sera pas simple. Il n’a pas de parti, mais pour lui ce n’est pas nécessairement un handicap, car il peut représenter une solution valable pour nombre de formations politiques. »

Quel avenir pour la gauche ?

Les formations de gauche et du centre gauche, d’obédience sociale-démocrate, comme Al-Massar, Ettakatol, Al-Joumhouri ou l’Alliance démocratique, ont été les grandes perdantes des législatives d’octobre 2014, avec seulement 2 sièges, pour Al-Joumhouri et l’Alliance démocratique, contre un total de 41 en octobre 2011. Un effondrement spectaculaire qui témoigne à la fois de la faiblesse de leur ancrage populaire et des ravages du « vote utile » : nombre d’électeurs urbains de la classe moyenne, tentés par l’offre sociale-démocrate, avaient préféré s’asseoir sur leurs convictions et glisser un bulletin Nidaa dans l’urne pour faire barrage aux islamistes. La déconfiture du mouvement créé par Béji Caïd Essebsi peut-elle permettre à la gauche réformiste de reconquérir un électorat ?

« Elle bénéficie d’un préjugé favorable, mais souffre d’un problème de crédibilité, estime Karim Guellaty. Les hommes politiques de gauche ont plutôt bonne image. Ils sont vus comme des gens propres, mais ne sont pas vraiment pris au sérieux, on ne les imagine pas gouverner. La gauche doit parvenir à casser cette identification, à glisser de cette identification à une autre, plus forte et plus porteuse, quitte à simplifier son message, et à flirter avec la démagogie. Cela passe sans doute par une nouvelle organisation et un nouveau leadership. »

La gauche vend du rêve, une utopie positive, elle aspire à changer la vie. Or les électeurs n’y croient plus, ils sont devenus hermétiques à toute utopie

Y a-t-il de la place, en Tunisie, pour une troisième voie sociale-démocrate, entre le conservatisme identitaire et le nationalisme destourien ? s’interroge Hassen Zargouni : « Difficilement, et ce pour trois raisons. D’abord parce que les idées de gauche (libéralisation des mœurs, rapport distancié à la religion) sont ultra-minoritaires dans la société. Ensuite parce que les formations « historiques » de cette mouvance sont démonétisées. Elles ont raté le coche en 2011 et se sont abîmées par la suite dans des querelles picrocholines et dans une culture de l’échec. Enfin, et c’est l’objection la plus forte, parce que les Tunisiens sont blasés. La gauche vend du rêve, une utopie positive, elle aspire à changer la vie. Or les électeurs n’y croient plus, ils sont devenus hermétiques à toute utopie. Le thème le plus à même de transcender le clivage entre islamistes et destouriens est celui de la probité et de la lutte contre la corruption. Un parti de la « bonne gouvernance » (entendue au sens d’indépendance vis-à-vis des lobbies) et de la reddition des comptes peut avoir de l’avenir. Mohamed Abbou, le leader du Courant démocrate [issu d’une scission avec le CPR de Moncef Marzouki] peut incarner ce combat. Il progresse lentement mais inexorablement dans nos enquêtes. »

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