Terrorisme au Maroc : les cheikh repentis de Sa Majesté
Leurs discours haineux avaient inspiré les kamikazes du 16 mai 2003. Condamnés à de lourdes peines de prison, ils ont fini par battre leur coulpe après de longues années de détention, avant d’être graciés par le roi. Rencontre avec d’anciens cheikhs salafistes revenus à la raison.
Pantalon cintré, chemise à col ouvert, chaussures bien cirées… Difficile de croire qu’Abdelwahab Rafiki est la même personne qu’Abou Hafs, son nom de prédicateur, il y a une douzaine d’années. Exit le cheikh en bernous-babouches qui haranguait et chauffait à blanc des fous de Dieu prêts à faire couler le sang pour que triomphe leur vision de l’islam. Face à nous, un homme politique à l’élégance banale mais à la parole éloquente par sa franchise et sa mesure.
« Neuf ans de prison, dont sept dans une cellule individuelle ! Bien sûr que ça te change un homme, nous lance le Abou Hafs new-look. Mon séjour carcéral m’a permis de m’élever intellectuellement, de m’ouvrir à d’autres horizons de pensée, qu’ils soient islamistes ou non, de m’échapper de la bulle salafiste où j’étais enfermé. » « Bien sûr que j’ai révisé mes positions, mais cela a été tout un processus… », admet sereinement l’homme qui écume aujourd’hui les conférences, y compris celles organisées par des associations modernistes.
Le 23 septembre 2003, Abdelwahab Rafiki était condamné à trente ans de prison dans l’un des procès les plus médiatisés qui ont suivi les attentats du 16 mai 2003, à Casablanca. À 29 ans seulement, Abou Hafs était alors considéré comme l’un des cheikhs salafistes qui avaient inspiré et radicalisé les auteurs des attaques du 16 mai contre cinq sites de la capitale économique, lesquelles avaient fait 45 morts. Depuis sa libération, en février 2012, à la faveur d’une grâce royale, l’homme incarne le salafiste modèle.
Des salafistes modèles
Pendant un an et demi, il officie sur une chaîne de radio privée, prêchant la bonne parole, en prenant soin de ne pas s’écarter de la ligne officielle d’un islam modéré à la marocaine. Ces derniers jours, il a signé des chroniques dans un groupe de presse proche du Parti Authenticité et Modernité (PAM), ennemi juré des islamistes. Abou Hafs fut aussi parmi les premiers salafistes repentis à s’engager en politique, rejoignant le Parti de la renaissance et de la vertu (PRV, créé par un ancien du PJD), dont il est actuellement le secrétaire général adjoint. « J’ai adhéré en 2012 à ce parti qui avait défendu notre cause pendant notre incarcération, nous explique-t-il. De nombreux détenus salafistes croyaient qu’un engagement politique pouvait les aider à se réintégrer socialement et économiquement. Malheureusement, plusieurs d’entre eux ont dû déchanter et ont fini par renoncer. Moi, j’y crois encore. »
Abdelwahab Rafiki n’est pas le seul à avoir suivi cette voie après sa libération. Une autre star de la salafiya jihadiya – branche du salafisme prônant la lutte armée – s’est elle aussi lancée dans la politique : Abdelkrim Chadili. Condamné en 2003 à trente ans de prison, cet ancien professeur de philosophie a jeté son dévolu sur une formation politique qui n’a aucun référentiel islamiste : le Mouvement démocratique et social (MDS), un « hizbicule » créé par Mahmoud Archane, un ancien commissaire des années de plomb. Au sein du parti, il s’attelle à la création d’un mouvement salafiste pour la réforme politique et au recrutement d’anciens détenus islamistes. « Il faut encourager toute initiative de réintégration par la politique », commente Abou Hafs, convaincu que l’État ne fait pas assez.
Le régime cherche à diluer le mouvement salafiste pour éviter l’émergence d’un parti avec une telle doctrine, affirme Abdellah Rami
Pour le chercheur Abdellah Rami, du Centre marocain des sciences sociales, la réintégration des salafistes dans la vie politique reste sous le contrôle de l’État. « Cette vague de recrutements de salafistes ne peut être possible sans la bénédiction du système, nous explique-t-il. Mais, en même temps, le régime cherche à diluer le mouvement salafiste pour éviter l’émergence d’un parti avec une telle doctrine, chose qui n’est de toute façon pas permise par la loi. »
Ce n’est donc pas demain que l’on verra émerger au Maroc un parti comme Al-Nour, en Égypte. Car si l’État cherche à contrebalancer le référentiel islamiste qui constitue l’un des principaux atouts du PJD, il n’acceptera pas pour autant la création d’une force politique salafiste, laquelle pourrait éventuellement peser dans le futur. Ce modèle d’intégration politique biaisé n’est d’ailleurs pas pour séduire la totalité des cheikhs salafistes.
Mohamed Fizazi, l’un d’entre eux, avait d’ailleurs été l’un des premiers à annoncer, au lendemain de sa libération, en 2011, sa volonté de créer un parti politique. Mais depuis, le cheikh a dû revoir ses ambitions à la baisse. Aujourd’hui, il ne jure que par l’action associative, en précisant que « la finalité n’est pas de se transformer en formation politique ». Avec une autre star de la salafiya, Hassan Khattab (condamné en 2008 dans le cadre de l’affaire d’Ansar el-Mahdi et récemment gracié), il pose les jalons d’une association dont l’objectif est d’encadrer les « jeunes salafistes non engagés ». Le 3 février, ils étaient à Tiflet, à 60 km de Rabat, pour une conférence, l’une des nombreuses escales d’un tour du Maroc destiné à fédérer autour de leur projet.
Du haut de son minbar, l’imam Fizazi prêche la « stabilité et la sécurité »
Pourtant, des propositions émanant de partis politiques, Mohamed Fizazi en a reçu à la pelle. C’est que le cheikh salafiste a eu la meilleure des réhabilitations imaginables. Le 28 mars 2014, dans sa mosquée Tarik Ibn Ziyad, à Tanger, il a conduit la prière du vendredi en présence du Commandeur des croyants (Amir el-Mouminine), le roi Mohammed VI. Du haut de son minbar, l’imam Fizazi prêche la « stabilité et la sécurité » avant de conclure sur le traditionnel douaa pour Amir el-Mouminine et les membres de la famille alaouite. Quoi de mieux comme preuve de révision idéologique de la part de cet ancien enseignant qui considérait la monarchie comme un Taghout (« despote ») et qui avait été condamné à trente ans ferme pour « atteinte à la sûreté intérieure de l’État, association criminelle, sabotage et incitation à la violence ».
« Avant d’accorder la grâce aux salafistes, le régime s’est bien assuré qu’ils avaient procédé à une révision idéologique, affirme Abdellah Rami. Ils devaient renoncer publiquement à la violence, reconnaître la commanderie des croyants, mais aussi s’engager à éviter toute propagande jihadiste. Aujourd’hui, ils sont devenus les plus grands pourfendeurs du terrorisme. » Car même ceux qui sont restés à l’écart de la politique prennent soin de dénoncer le terrorisme.
La « non-violence » de leurs discours
Le cas le plus emblématique est sans doute celui d’Omar Haddouchi. Condamné et libéré en même temps que Fizazi, cet ancien marchand ambulant avait fait sensation, en septembre 2015, en fustigeant l’État islamique dans les colonnes du quotidien koweïtien Al-Raï. L’homme avait révélé qu’il avait été approché par Daesh pour en devenir le mufti officiel au Maroc. « Une offre que j’ai déclinée au péril de ma vie », expliquait, en substance, dans la presse celui qui sera excommunié par l’organisation terroriste, qu’il qualifie désormais de « califat en carton-pâte ». C’était sa manière de prendre ses distances avec les cellules de recrutement de Daesh qui essaiment dans le royaume, faisant craindre la réédition du scénario de 2003.
Hassan Kettani, autre figure de proue des cheikhs salafistes, reste, lui aussi, en dehors du jeu de l’intégration par la politique. L’homme, dont le frère est pourtant un cadre du PRV (le même parti qu’Abou Hafs), ne trouve d’ailleurs toujours aucune légitimité à l’action politique. Il a bien essayé de s’impliquer dans le domaine associatif au lendemain de sa libération, en 2012, mais l’aventure a tourné court, comme nous l’a expliqué Abou Hafs : « Nous avons créé ensemble l’association Al Bassira, mais nous nous sommes rendu compte que nous ne partagions pas la même approche, alors que c’était le cheikh dont je me sentais le plus proche avant mon incarcération. »
Hassan Kettani reste donc le plus radical des cheikhs repentis. Il est d’ailleurs toujours interdit de prêche dans les mosquées du royaume. Et s’il défie la censure en diffusant sur YouTube ses « discussions du vendredi », les propos qu’il tient sur les réseaux sociaux sont à des années-lumière des prêches enflammés d’avant son arrestation. Lui qui s’était réjoui des attentats du 11 septembre 2001 a, par exemple, fait profil bas au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 à Paris.
Les itinéraires différents qu’ils ont suivis démontrent que le mouvement salafiste, tant redouté, n’a jamais été particulièrement uni ou solidaire
Aujourd’hui, il est juste capable de saillies cocasses qui lui valent parfois d’être la risée du web. Comme ce tweet où il laisse entendre que le léger séisme qui a secoué le nord du Maroc et l’année de sécheresse que connaît le royaume sont des signes de la colère divine. La thématique du jihad armé qui passionnait tant ce théologien qui a grandi à Djeddah ne figure plus dans ses discours.
Les cheikhs salafistes ont donc mis de l’eau dans leur thé. La « non-violence » est désormais une constante dans leur rhétorique, qui se veut beaucoup plus ouverte et tolérante. « Le régime a su jouer la montre pour les inciter à revoir leurs idéologies. Et, aujourd’hui encore, il mène la danse en profitant de leur aura, tout en les encadrant », analyse Abdellah Rami. Mais les itinéraires différents qu’ils ont suivis démontrent que le mouvement salafiste, tant redouté, n’a jamais été particulièrement uni ou solidaire.
Pourtant, pendant leur détention, ils faisaient preuve d’un sens de la coordination et de l’organisation qui laissait perplexes les services de sécurité. Ils arrivaient même à lancer des grèves de la faim simultanées, alors qu’ils étaient éparpillés dans différents pénitenciers. « C’était juste de la solidarité de circonstance, se justifie Abou Hafs. Nous étions tous en prison, et notre principal souci à l’époque était d’améliorer nos conditions de détention et de réparer l’injustice dont nous avions été victimes. D’ailleurs, nous n’étions pas d’accord entre nous avant même notre incarcération. » Aujourd’hui, le fossé qui sépare ces idéologues s’est davantage creusé.
LIBÉRATIONS TRÈS SÉLECTIVES
Le tour de vis sécuritaire qui a suivi les attentats de 2003 s’est traduit par l’arrestation de plus de 3 000 personnes estampillées salafistes. Mais dès les années 2005-2006, ces détenus, considérés comme des prisonniers politiques, ont commencé à bénéficier de grâces royales et à quitter, par vagues successives, les pénitenciers du royaume. Les attentats qu’a encore connus Casablanca en 2007 donneront un coup d’arrêt à ce mouvement, alors que l’on évalue à l’époque le nombre de détenus salafistes à un bon millier. Les grâces reprendront à partir de 2011 et se poursuivent encore aujourd’hui. Lors de la commémoration du 40e anniversaire de la Marche verte, le 6 novembre 2015, un groupe de 37 détenus salafistes a ainsi recouvré la liberté.
Les spécialistes estiment qu’il reste encore des centaines d’islamistes radicaux derrière les barreaux, mais certains ne sont pas près de bénéficier d’une grâce royale, notamment ceux qui sont impliqués directement dans des crimes de sang. Par ailleurs, les autorités sont de plus en plus sélectives quant aux salafistes à libérer, d’autant que certains graciés se sont empressés de rejoindre les zones de combat en Irak ou en Syrie, où, selon les services de renseignements du royaume, le nombre de « jihadistes » marocains s’élèverait à quelque 1 350. Les faits et gestes des salafistes encore détenus sont suivis de près. Au lendemain des attentats de Paris, par exemple, des dizaines d’entre eux ont été entendus dans leur cellule. Histoire de s’assurer qu’ils n’avaient pas d’informations sur les auteurs du carnage perpétré dans la capitale française.
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