Tunisie : Ennahdha ou la stratégie du caméléon
Depuis sa défaite aux législatives de 2014, le parti islamiste procède par petites touches successives à un repositionnement que devrait confirmer son prochain congrès, prévu en mars. Réel aggiornamento ou poudre aux yeux électoraliste ?
«Nous quittons le gouvernement mais pas le pouvoir », avait lancé Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, en janvier 2014, au moment où la troïka gouvernementale, sous la pression de la rue et de l’initiative du Dialogue national, cédait les rênes à un exécutif de technocrates. Il ne s’agissait ni d’une prophétie ni d’une fanfaronnade, encore moins d’une menace, mais d’un message destiné à rassurer ses troupes en réaffirmant le rôle central d’Ennahdha dans le jeu politique.
La reconquête du pouvoir en ligne de mire
Épinglé pour sa mauvaise gestion, coupable d’avoir conduit le pays au bord de l’implosion en 2013, le parti n’en menait alors pas large. Mais c’était compter sans la faculté d’adaptation des islamistes tunisiens et leur capacité à faire collectivement le dos rond face aux tempêtes. Pour mieux rebondir, Ennahdha adopte un profil bas, d’autant qu’elle sait que ses successeurs ne feront pas beaucoup mieux vu leur faible marge de manœuvre, et se recentre sur ses priorités : les législatives d’octobre 2014 et la révision de sa stratégie en vue de la reconquête du pouvoir. Une révision d’autant plus nécessaire que la donne a changé.
Sur le plan international, le jihadisme, les conflits syrien et libyen, les dérives puis la chute des Frères musulmans égyptiens ont conduit l’Occident à revoir sa position à l’égard de l’islam politique, qu’il a un temps courtisé. Au plan national, Ennahdha a désormais en face d’elle un adversaire de poids : Nidaa Tounes. Lequel la supplantera aux législatives. Sentant le danger, le parti de Rached Ghannouchi a entamé alors par petites touches un repositionnement que devrait confirmer son 10e congrès, prévu pour mars prochain.
Première étape de la mue : le changement d’image. Ennahdha s’attache à cet effet, pour 18 millions de dollars, les services de Burson-Marsteller, une agence internationale de relations publiques spécialisée dans la communication de crise. Sa mission : convaincre les partenaires internationaux qu’Ennahdha n’est pas la confrérie des Frères musulmans et qu’elle demeure un interlocuteur de premier plan en Tunisie. Ce sera chose faite. Reste à convaincre les Tunisiens, échaudés par ses échecs, son double discours et ses tergiversations face au salafisme jihadiste.
Les alliances du parti
Critiquée pour avoir fait cavalier seul en feignant de gouverner avec d’autres partis – Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) – et pour avoir « confié les manettes du pays à des hommes qui ont pour unique expérience des années de prison », comme le souligne Imed Derouiche, expert en économie, Ennahdha se résout à faire taire ses propres extrémistes, comme Sadok Chourou et Habib Ellouze, appelle à la formation d’un gouvernement d’union nationale et fait sienne la stratégie du consensus. Ghannouchi donne le ton en opérant un rapprochement avec Béji Caïd Essebsi, mais également avec les autres formations politiques dites destouriennes.
De fait, la conjoncture et le rapport des forces à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) sont tels qu’aucun parti ne peut gouverner seul. Ennahdha s’engouffre dans la brèche, noue une alliance avec Nidaa et obtient deux ministères et deux secrétariats d’État. C’est suffisant pour exister et rassurer ses militants. Avec une confortable position de numéro deux à l’ARP, ce qui lui permet d’exercer des pressions sans assumer les responsabilités de l’exécutif, le parti reste incontournable.
En affichant son entente avec les modernistes, Ennahdha sait qu’elle va semer le doute, sinon la zizanie, au sein du parti de Béji Caïd Essebsi et de son électorat. Le délitement de Nidaa Tounes fera le reste, d’autant que les nouveaux dirigeants du parti présidentiel se prévalent désormais d’un référent commun avec les islamistes : Abdelaziz Thaalbi, tenant d’une vision réformiste de l’islam. Cette fois, Ennahdha en a fini avec les débats identitaires et réussit à amener ses adversaires sur son propre terrain. Mais il lui faut maintenant convaincre sa base.
Ennahdha s’apprêterait à opérer un virage à 180 degrés en se donnant le statut de parti civil
Comme Nidaa Tounes, le parti de Rached Ghannouchi a aussi vécu une crise interne, mais il n’en a pas fait étalage sur la place publique. Sa direction doit en effet s’expliquer sur son choix de ne pas avoir présenté de candidat à la présidentielle de 2014 et sur la recherche permanente du consensus, laquelle pourrait, sinon contrecarrer le projet islamiste, du moins le diluer. Ces questions, évoquées lors des travaux préparatifs du 10e congrès, sont essentielles pour les militants, ce qui fait dire à Badreddine Abdelkefi, membre du Conseil de la Choura, que l’aggiornamento annoncé par Ennahdha « figure parmi les thèmes traités mais n’est pas prioritaire ».
C’est pourtant de la réussite de cet aggiornamento que dépendra la capacité d’Ennahdha à élargir son champ d’influence et, partant, sa base électorale. Mohamed Fourati, rédacteur en chef d’Al-Fajr, organe officiel du parti, affirme « la nécessité de s’inscrire dans une dynamique de construction de l’avenir sur la base d’une pensée de planification politique et de prospection ». Ennahdha s’apprêterait à opérer un virage à 180 degrés en se donnant le statut de parti civil par la séparation du volet politique d’avec l’activité de prédication et de promotion des valeurs religieuses, lesquelles deviendraient le fait de la société civile. « La Constitution est telle qu’aucun parti ne peut prétendre avoir le monopole de la religion », affirme un sympathisant favorable à cette évolution.
Une révolution identitaire
D’autres acceptent difficilement de renoncer au principe – référentiel idéologique s’il en est – de « la globalité de l’islam » (choumouliyya) en vertu duquel l’islam est une réponse à tout. Ennahdha s’éloigne ainsi de la pensée matricielle de Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans, et tente de s’inspirer de l’expérience de la démocratie chrétienne en Allemagne. Mais Ajmi Lourimi, chargé de la communication d’Ennahdha, soutient, lui, qu’elle « restera un grand parti national à référent islamique ».
Concrètement, cette nouvelle approche devrait aboutir à un changement de nom et au remplacement du tout-puissant Conseil de la Choura par un bureau national centré sur l’action politique, avec un glissement vers le centre droit et un discours axé davantage sur les valeurs universelles et démocratiques que sur la religion. Ennahdha espère ainsi élargir son électorat. De fait, les islamistes ont changé de ton. Lotfi Zitoun, cadre dirigeant, a ainsi fait publiquement acte de contrition : « Je demande pardon et j’assure que j’ai décidé de modifier mon approche. L’étape a changé et nous sommes désormais en démocratie avec des institutions stables, d’où l’impératif de changer d’attitude. »
Derrière cette « révolution » identitaire se trouve bien sûr Rached Ghannouchi, 74 ans, fondateur d’Ennahdha et figure de proue de la pensée islamiste. Leader incontesté du parti, la question de sa succession n’en est pas moins posée par certains au nom de la pratique démocratique. Ali Larayedh, secrétaire général du parti, assure que « l’alternance au niveau de la présidence du mouvement est l’un des sujets prioritaires autour duquel tournera le débat à l’occasion du congrès », tandis qu’Abdelfattah Mourou, autre figure du mouvement et vice-président de l’ARP, appelle « au renouvellement du tiers de la hiérarchie du parti ».
Rached Ghannouchi peut agacer les siens, mais il sera difficile à ces derniers de s’affranchir de sa tutelle
« Il ne serait pas étonnant que ce soit Ghannouchi lui-même qui suscite la question de sa succession pour s’affirmer face à ses détracteurs », observe notre sympathisant. La nouvelle garde saura se montrer patiente car aucun de ses membres ne peut prétendre être un guide, une référence, celui dont on cherche l’approbation et qui cumule trente et une années à la tête du mouvement. Rached Ghannouchi peut agacer les siens, mais il sera difficile à ces derniers de s’affranchir de sa tutelle, d’autant que la question de la succession dans les mouvements d’obédience religieuse ne se pose guère du vivant du père fondateur, surtout lorsque celui-ci a pris une dimension de chef charismatique.
Il n’empêche que les jeunes militants d’Ennahdha, eux, voyant s’éloigner les objectifs initiaux, comme l’instauration de la charia, se sentent en droit de demander des comptes à leurs chefs. « Nous avons grandi et avons été formés dans cet objectif. Il va falloir que nos dirigeants justifient leurs revirements », martèle l’un deux, qui remarque que dans son quartier certains sont tentés de rejoindre Hizb Ettahrir, un parti salafiste interdit.
Pour les garder dans son giron, Ennahdha va devoir s’expliquer sur la stratégie du consensus et préciser les étapes de la reconquête du pouvoir. Entre autres arguments, le 10e congrès va présenter une évaluation de la période de la troïka, puis de celle où Ennahdha a été écartée, et enfin de l’expérience de l’alliance gouvernementale actuelle. Surtout, il va confirmer que le parti présentera un candidat à la présidentielle de 2019. Une manière de ressouder les troupes à l’approche des municipales de fin 2016, lesquelles auront valeur de test.
Ennahdha dans des habits neufs ? La perspective est séduisante mais ne va pas de soi. Les prises de position du parti sur des questions de société, comme le statut des minorités, contredisent la Constitution, qu’il a pourtant votée. Et la pression qu’il exerce sur la gestion des affaires religieuses, dont la nomination des imams, sème le doute sur sa volonté réelle de changement. L’islamologue et universitaire Olfa Youssef est plus que sceptique : « Quand on sait que les islamistes se sont emparés du concept de la taqiyya – le fait de dissimuler sa foi en cas de danger – pour justifier la duplicité, on est en droit de nourrir quelques doutes sur leur sincérité. »
MUNICIPALES : FAVORI PAR DÉFAUT…
Lors de la campagne pour les législatives de 2014, Ennahdha avait fait d’une pierre deux coups en entamant la préparation des municipales par un travail de terrain et d’identification de ses interlocuteurs. L’idée était de référencer d’abord les problématiques locales, de se rallier les sympathies, puis de former des personnes à même de s’exprimer dans les conseils municipaux à partir d’un travail de proximité. Mais par sa participation au gouvernement, Ennahdha sera fatalement confrontée à la déception et à l’exaspération des Tunisiens face à l’inefficacité de leurs gouvernants. Si le désenchantement ambiant et le délitement de son rival Nidaa Tounes font désormais du parti islamiste le favori du scrutin, ce ne sera que par défaut.
Mais vu l’ampleur de la crise et le degré de dépolitisation, qui peuvent préparer le terrain à une percée d’indépendants et de notables locaux, Ennahdha n’a peut-être pas intérêt à jeter toutes ses forces dans la bataille. Si elle essuie des revers, ce sera humiliant, vu que tout le monde la place en favori par défaut. Si elle gagne, elle devra gérer les municipalités, ce qui ne sera pas une sinécure. Contrairement à l’AKP turc, qui avait d’abord fait ses preuves au niveau local avant de gagner nationalement, Ennahdha a remporté l’élection de la Constituante, mais part de zéro au niveau local.
Aussi, au nom de sa nouvelle doctrine du « consensus », pourrait-elle constituer des listes communes avec Nidaa, ce qui aurait pour double avantage, dans la perspective des législatives de 2019, de semer la zizanie chez l’adversaire et de se soustraire à ses responsabilités à peu de frais.
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