Jean Khalfa : « Pour Fanon, la négritude est une mystification »

Avec Robert Young, le philosophe français Jean Khalfa réunit de nombreux textes inédits du penseur antillais dans « Écrits sur l’aliénation et la liberté, de Frantz Fanon ». Une somme précieuse qui rappelle que cette figure de la lutte pour l’indépendance de l’Afrique, engagée en Algérie et en Tunisie, était un psychiatre féru de théâtre.

Frantz Fanon © DR

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Publié le 16 février 2016 Lecture : 7 minutes.

C’ est une somme colossale. Près de 700 pages, rassemblées patiemment, « jour et nuit » pendant près de trois ans par le philosophe français enseignant au Trinity College de l’université de Cambridge Jean Khalfa et le professeur de littérature comparée de la New York University Robert Young.

Des dizaines de textes, inédits ou quasi inaccessibles, qui complètent l’œuvre de Frantz Fanon et permettent à ceux qui la connaissent déjà de mieux l’appréhender en se plongeant dans ses articles psychiatriques, ses textes politiques – notamment ceux écrits aux côtés des combattants du FLN dans le journal El-Moudjahid publié à Tunis -, ou encore ses pièces de théâtre. Un corpus qui dessine un contexte historique et politique singulier. Sa correspondance avec son éditeur, François Maspero, révèle ainsi à quel point il pouvait alors être risqué de publier Fanon.

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Ce second volume de ses Œuvres réunit des textes qui, pour l’essentiel, étaient éparpillés en Martinique, à Lyon, en Algérie et en Tunisie. Certains étaient en fort mauvais état mais, grâce aux très performants scanners (utilisés habituellement pour les manuscrits médiévaux) du Trinity College, Jean Khalfa est parvenu à en restituer la substantifique moelle, même si certains mots se sont à jamais effacés. Lui et Robert Young réalisent là un travail éditorial remarquable, certes destiné à un public restreint, mais qui montre à quel point la pensée de Fanon demeure d’actualité en ce qu’elle éclaire des enjeux qui nous concernent tous.

Jeune Afrique : Fanon a laissé dans l’Histoire l’image d’un homme engagé contre la colonisation. Mais il fut aussi médecin. À travers ces inédits, on découvre que son travail psychiatrique et son engagement politique sont extrêmement liés.

Jean Khalfa : Oui, en effet. Si vous prenez, par exemple, Les Damnés de la terre, qui traitent de la violence, cet ouvrage est impossible à comprendre si l’on ne se réfère pas à ce qu’il a écrit sur la psychiatrie de la violence, sur ce qu’on appelait à l’époque l’agitation. En repensant la manière dont on pouvait traiter les psychoses, Fanon a réfléchi sur les rapports entre la violence, l’agitation et la structure de l’enfermement. Chez lui, l’aliénation est double : il y a celle qui correspond à un enfermement mental, mais aussi celle qui est produite par le système colonial, qui est un système d’enfermement physique, d’empêchement de création du moi et de ses projets.

Ce volume s’ouvre sur deux pièces de théâtre. Que nous apprennent-elles de Fanon ?

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Premièrement, que la littérature a joué un rôle fondamental dans sa vie. Elles nous montrent ses influences : on retrouve le tragique de Claudel, le théâtre de l’action et de la décision de Sartre, mais aussi la poésie de Césaire. Fanon adorait le théâtre. Il a rencontré sa femme aux Célestins, à Lyon. Il avait envoyé ses pièces à Jean-Louis Barrault dans l’espoir de les voir jouer. Sa tragédie Les Mains parallèles est une réflexion sur l’action, la décision. Fanon se demande si un individu peut changer le cours de l’Histoire, et à quel prix. Dès le départ donc, et même dans sa thèse de psychiatrie, il s’interroge sur les conséquences de la violence secrétée par l’enfermement et nécessaire pour en sortir. Un thème qui reviendra évidemment à propos de l’oppression coloniale.

Il se méfie beaucoup de l’interprétation de la négritude comme célébration d’identité ou d’origine, en particulier par Senghor

Vous évoquez l’influence de Césaire. Mais Fanon était assez critique vis-à-vis à la négritude.

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Fanon admire Césaire en tant que poète, et il se soucie particulièrement de son opinion sur ses propres écrits, mais il se méfie beaucoup de l’interprétation de la négritude comme célébration d’identité ou d’origine, en particulier par Senghor. Il la désigne explicitement comme une mystification qui peut être utilisée à des fins politiques. Pour lui, la maladie mentale est l’une des reconstructions pathologiques d’une personnalité dont les bases ont été endommagées, déformées. Il pense la négritude dans des termes similaires.

Elle suit l’expérience vécue du Noir, qui correspond, dans Peau noire, masques blancs, à une dissolution intérieure, une fragmentation de la personnalité. La critique qu’en avait faite Sartre a été très importante pour Fanon. Elle lui permit de voir la négritude comme l’une des réactions fantasmatiques à la situation coloniale. À la fin des années 1950, elle lui apparaît comme un instrument de récupération du néocolonialisme.

En quoi Fanon est-il révolutionnaire dans son approche de la psychiatrie ?

En ce qu’il utilise des méthodes qui sont toutes nouvelles à l’époque, tels la socialthérapie, les thérapies de groupe, les jeux de rôles. Très vite après son arrivée en Algérie, en tant que psychiatre, il dénonce le racisme de l’École psychiatrique d’Alger, menée par Antoine Porot, pour qui les indigènes sont des « primitifs ». Fanon refuse le biologisme et l’essentialisme, et du coup il est amené à inventer, en parallèle à d’autres à la même époque, l’ethnopsychiatrie moderne.

Fanon explique que la prise en considération de l’environnement culturel, la manière dont on conçoit et gère la folie dans un environnement précis, est fort utile

Il se montre, malgré tout, assez réservé quant au relativisme culturel…

Le relativisme culturel, c’est quand même une invention de la philosophie coloniale, qui très vite au début du XXe siècle tend à enfermer chacun dans sa propre culture, qu’il chosifie. Cela dit, Fanon explique que la prise en considération de l’environnement culturel, la manière dont on conçoit et gère la folie dans un environnement précis, est fort utile.

Dans le contexte algérien, cela signifie qu’au sein d’une famille où l’on pense que quelqu’un est possédé par les djinns, on va complètement abandonner l’idée de l’intentionnalité du malade. On ne va donc pas le punir ou se sentir blessé par ses propos. Alors qu’en Occident, où on a scientifiquement pensé la folie comme une maladie, et donc où l’on ne devrait jamais traiter les fous d’un point de vue moral, on le fait pourtant concrètement, en particulier dans l’enfermement asilaire. Fanon explique tout cela au moment où Foucault commence à l’écrire.

Que nous disent les écrits de Fanon de notre monde actuel ?

Que sans doute beaucoup de problèmes soulevés à son époque, si lucidement analysés par lui, n’ont pas été résolus et que l’on en paie les conséquences à l’heure actuelle : sur la violence, sur la folie et sur la capacité à constituer une société civile après les indépendances. Dès Les Damnés de la terre, c’était son obsession : le risque de voir se reproduire des structures d’oppression et leur intériorisation. Aujourd’hui, Fanon est bien plus connu dans le monde anglo-saxon que dans le monde francophone. Il y a un fort intérêt pour son œuvre dans les universités américaines – où il a joué un rôle important, et pas uniquement dans les études postcoloniales.

En France, Fanon a été respecté des psychiatres et admiré par certains philosophes. Alors qu’il ne pouvait passer une journée sans écrire, Sartre, que Fanon admirait, l’a écouté pendant trois jours, à Rome, à l’été 1961, quelques mois avant sa mort. Et pourtant, il semble depuis avoir été ostracisé. Retour de bâton historique ayant accompagné le devenir des décolonisations, peut-être aussi un peu de racisme, en tout cas le souci de se débarrasser très vite d’un passé visiblement toujours dérangeant.

EXTRAIT

Lettre au ministre résident, Frantz Fanon, décembre 1956.

[…]

Pendant près de trois ans, je me suis mis totalement au service de ce pays et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts ni mon enthousiasme. […]

La folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire que, placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays.

Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue.

Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique. Or le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multiquotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs. […]

M. le ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un accident ni une panne du mécanisme. Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. […]

Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, M. le ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.

>> Écrits sur l’aliénation et la liberté, de Frantz Fanon, textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, éd. La Découverte, 688 pages, 26 euros / éditions Hibr, 1500 DA.

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