Libye : demain la guerre contre l’État islamique ?

Pour stopper Daesh, l’option d’une intervention militaire internationale est de plus en plus envisagée mais fait débat, notamment chez des voisins maghrébins inquiets des probables conséquences.

Exercice militaire de l’armée tunisienne à proximité du système d’obstacles érigé le long de la frontière avec la Libye, le 6 février 2016 © ZOUBEIR SOUISSI/REUTERS

Exercice militaire de l’armée tunisienne à proximité du système d’obstacles érigé le long de la frontière avec la Libye, le 6 février 2016 © ZOUBEIR SOUISSI/REUTERS

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 29 février 2016 Lecture : 9 minutes.

La Libye, « homme malade » de l’Afrique du Nord. État failli, où, sur la plaie laissée par l’ablation du régime Kadhafi opérée par l’Otan en 2011, prospèrent depuis cinq ans les miasmes des milices et de la guerre civile. Sur cette gangrène s’est enkysté le mal absolu, Daesh – fin 2014 à Derna, puis en février 2015 à Syrte -, qui menace d’infecter son voisinage africain et de semer la terreur dans une Europe distante d’à peine 300 km. Au chevet du malade, le collège de l’ONU tente tous les remèdes, et les frères arabes s’épuisent en médiations, vaines jusqu’à présent.

Après divers espoirs déçus, la formation d’un gouvernement d’union nationale entre les autorités rivales de Tobrouk et de Tripoli était annoncée à Skhirat, au Maroc, le 14 février, laissant entrevoir une rémission qui permettrait à l’État ranimé de se débarrasser de la plus inquiétante métastase africaine du pseudo-califat. Las, sa confirmation, qui devait avoir lieu le 16 février, a été repoussée au 23 février par le Parlement, reconnu internationalement, de Tobrouk et reste loin de faire l’unanimité à Tripoli, la capitale tenue par une coalition de milices dominée par les islamistes de Fajr Libya.

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« Sauver la Libye, c’est la boussole qui doit guider les uns et les autres », affirmait le ministre algérien des Affaires étrangères, Ramtane Lamamra, dans le quotidien français Le Monde en octobre 2015. Mais la direction que semble adopter l’Euro-Amérique, celle des frappes dites chirurgicales qu’elle croit depuis vingt ans susceptibles de réordonner positivement le monde arabe, jette les capitales d’Afrique du Nord dans un effroi presque aussi grand que celui qu’inspire Daesh. Le 16 février, à Tunis, le ministre de la Santé annonçait « un plan d’urgence, afin de se préparer à l’afflux sur le sol tunisien des réfugiés et de migrants fuyant les frappes aériennes qui pourraient s’abattre sur la Libye ».

Quelles seraient les conséquences d’une intervention de l’OTAN ?

Confirmant les sources anonymes du ministère français de la Défense, qui proclamait fin décembre que, « pour éradiquer le « cancer Daesh » et ses métastases libyennes, une action militaire est jugée indispensable à l’horizon de six mois, voire avant le printemps », le chef de l’état-major américain déclarait le 22 janvier étudier avec son homologue français la perspective d’une « action militaire décisive contre Daesh [en Libye] ». Le 6 février, en Grande-Bretagne, le chef de l’opposition travailliste enjoignait au Premier ministre David Cameron de s’engager à consulter le Parlement « avant de renouveler quelque opération militaire que ce soit en Libye », constatant « les signes de plus en plus nombreux que le gouvernement britannique se prépare à une nouvelle intervention ». Et Rome, ancienne métropole de la colonie libyenne dont l’île de Lampedusa est la première étape entre Syrte et l’Europe, se dit prête à prendre la direction des opérations, alors que la France, commandant en chef des bombardements de 2011, est aujourd’hui dispersée sur les fronts syro-irakien, sahélien et centrafricain.

Pour nombre d’observateurs, l’impact imminent des missiles de l’Otan ne fait plus de doute. Et chacun, aux alentours, se terre dans la peur de ses retombées prévisibles : vagues incontrôlables de réfugiés, dispersion des jihadistes, effondrement de ce qu’il reste d’institutions étatiques en Libye. Au nord du Sahara, l’Algérie, l’Égypte et la Tunisie blindent leurs frontières déjà verrouillées. À l’issue d’une rencontre, le 13 février, avec son homologue algérien, le ministre tunisien des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui, faisait part de la position commune des deux pays : oui à une solution politique, non à une intervention militaire. Même son de cloche au Caire, où le président, Abdel Fattah al-Sissi, déclarait le 8 février à J.A. : « Pourquoi nous en remettre à l’Otan sans avoir cherché à exploiter toutes les solutions internes ? »

Malgré l'accord signé à Skhirat, au Maroc, le 17 décembre 2015, les autorités rivales de Tripoli et de Tobrouk ne sont toujours pas parvenues à former un gouvernement d'union nationale. © FADEL SENNA/AFP

Malgré l'accord signé à Skhirat, au Maroc, le 17 décembre 2015, les autorités rivales de Tripoli et de Tobrouk ne sont toujours pas parvenues à former un gouvernement d'union nationale. © FADEL SENNA/AFP

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Est-ce alors parce que la perspective d’une véritable réconciliation libyenne semble introuvable que les capitales nord-africaines disent à l’unisson n’accepter une intervention occidentale qu’au seul cas où celle-ci serait demandée par un gouvernement d’union nationale, pensant ainsi la repousser aux calendes grecques ? Et les capitales occidentales sont-elles réalistes quand elles conditionnent leur campagne aérienne à l’appui de troupes au sol, le ministre français de la Défense appelant ainsi l’Égypte et l’Algérie à « prendre leurs responsabilités » ? « C’est le principe de solidarité subsidiaire », commente à Alger l’ancien ministre et ambassadeur Abdelaziz Rahabi. Les États-Unis d’Obama veulent faire sous-traiter les opérations militaires par les Européens, qui eux-mêmes s’en remettent aux Arabes. « Aucun voisin de la Libye au nord et au sud de la Méditerranée n’a le même agenda, et la multiplication des agendas multiplie les problèmes », poursuit Rahabi, qui craint pour sa part qu’une telle intervention ne déborde sur le territoire algérien et n’y exacerbe le sentiment antioccidental.

Dans l’ancienne colonie française, qui a libéré de haute lutte son territoire, hors de question de s’ingérer militairement chez autrui, et, si l’islam politique a été brutalement censuré dans ses frontières, le point de vue est tout autre lorsqu’il s’agit du voisin libyen. « Alger souhaite que les Libyens parviennent à trouver une solution entre eux, et Fajr Libya comme les autres groupes islamistes sont incontournables et doivent faire partie de la solution », commente le diplomate. Une position qui semble refléter celle de Tunis, où le gouvernement comme les islamistes d’Ennahdha se dressent contre une intervention militaire. « En réalité, les Tunisiens cherchent à donner des gages aux islamistes libyens [alliés d’Ennahdha], aux Algériens, opposés par principe à toute intervention, d’où quelle vienne, et, par la même occasion, à faire monter les enchères de façon à pouvoir négocier des contreparties en cas d’attaque [aide, assistance internationale, voire financement au titre de l’accueil des réfugiés libyens] », confie un initié tunisien.

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Les réactions égyptiennes et marocaines

Au Caire, si l’on dit partager le refus de toute ingérence, le maréchal Sissi ne veut pas entendre parler des islamistes de Fajr Libya et déclare ne considérer comme légitimes que le gouvernement de Tobrouk et l’armée du général Haftar, ancien cadre militaire de Kadhafi passé à l’insurrection et qui, appuyé par Tobrouk, a déclaré en 2014 la guerre aux milices, celles de Tripoli dans l’Ouest comme celles de Benghazi dans l’Est. « Sissi soutient formellement le dialogue, mais, dans les faits, il appuie Haftar politiquement et militairement, lui livrant chaque semaine des armes, et pratique une stratégie d’interférence au nom de la guerre contre le terrorisme qu’il mène chez lui », analyse Mattia Toaldo, chargé de recherche au Conseil européen des relations internationales (ECFR).

En février 2015, il y a exactement un an, les F16 égyptiens menaient au sein du territoire libyen des bombardements contre des positions jihadistes en représailles à l’égorgement de vingt et un de ses ressortissants coptes revendiqué par la filiale locale de Daesh. Mais, souligne un politologue égyptien sous le couvert de l’anonymat, « si l’armée peut se montrer capable d’incursions ponctuelles, je ne la vois pas envahir le pays pour y rester : le pouvoir comme l’opinion y sont hostiles, et les Algériens verraient cela d’un très mauvais œil ».

Le royaume chérifien, qui a accueilli des rounds décisifs de négociations à Skhirat, a montré qu’il privilégiait la voie de la médiation et du dialogue

Qu’en est-il du Maroc, éloigné du théâtre des opérations, mais également concerné par un retour de ses nationaux membres de Daesh qui pourraient être poussés au rapatriement par la destruction de la place forte jihadiste de Syrte ? Le royaume chérifien, qui a accueilli des rounds décisifs de négociations à Skhirat, a montré qu’il privilégiait la voie de la médiation et du dialogue. « Mais il se rangerait derrière les Occidentaux si ceux-ci se décidaient à frapper tout en ne participant qu’a minima à la campagne, par exemple en fournissant de l’aide humanitaire comme il le fait au Mali », déclare Yousra Abourabi, spécialiste de la diplomatie marocaine au Centre Jacques-Berque de Rabat.

« Le Maroc est certes préoccupé par la stabilité dans la région, précise un connaisseur des arcanes diplomatiques locaux. Mais l’enjeu principal de son implication dans la situation libyenne reste la cause du Sahara, où Kadhafi soutenait le Polisario, ennemi de la couronne. À Rabat, on cherche avant tout à ce que le prochain gouvernement national soutienne la marocanité du Sahara. »

La guerre aura-t-elle lieu ?

Si les craintes et les positions varient d’une capitale à l’autre de l’Afrique du Nord, force est cependant de constater une réticence unanime vis-à-vis d’une intervention de l’Otan. « En 2011, la seule opposition d’Alger à l’intervention occidentale n’était pas parvenue à l’enrayer, mais, aujourd’hui, cette unanimité la rend beaucoup plus difficile. Et invalide l’argument selon lequel elle doit être menée pour protéger les pays voisins du terrorisme de Daesh », en conclut Mattia Toaldo. Autre caillou dans la botte occidentale : aucun de ces États ne souhaite engager des troupes pour fixer au sol les gains qui pourraient être obtenus depuis les airs.

En Irak et en Syrie, l’action des nombreuses milices arabes et kurdes se révèle très insuffisante pour détruire le mouvement jihadiste. La coopération du général Haftar et de quelques milices approuvées y suffirait-elle en Libye ? Dernière question, et non des moindres, si un gouvernement d’union nationale venait à voir le jour et à appeler à l’aide, le peuple libyen serait-il favorable à une intervention ? Entre deux voyages en Libye, l’ancien ambassadeur de France à Tripoli et consultant Patrick Haimzadeh constate : « Il y est très hostile, et les bruits récurrents de frappes de l’Otan ne font qu’accroître sa paranoïa… En outre, à Tripoli comme à Tobrouk, certains, qui y voient leur avantage, l’appellent de leurs vœux, quand d’autres la condamnent. Pour moi, une telle intervention serait catastrophique, car elle ne ferait qu’ajouter une fracture à celles qui existent déjà. »

Sur le plan informel, l’intervention est déjà en cours, explique Mattia Toaldo

La guerre de Libye aura-t-elle donc lieu ? « Sur le plan informel, l’intervention est déjà en cours, explique Mattia Toaldo. Les forces de l’Otan effectuent depuis longtemps des vols de surveillance. En novembre 2015, l’Irakien Abou Nabil, chef de Daesh en Libye, a été tué par une frappe américaine. En décembre, les membres d’un commando américain ont été obligés de quitter la Libye après qu’une photo d’eux sur place a été publiée sur Facebook. D’autres forces spéciales, italiennes, françaises et britanniques, seraient sur place. Ce type d’intervention non déclarée est beaucoup plus pratique, car elle peut se passer de l’examen des Parlements et des opinions. » Le 7 février, des avions non identifiés frappaient un complexe hospitalier à Derna, dont Daesh a été chassé mais qui reste aux mains de milices islamistes, faisant au moins deux morts civils. Une guerre secrète, mais pas si discrète, qui pourrait être amenée à s’intensifier.

Une stratégie perdante pour l’ancien diplomate Haimzadeh : « En éliminant les chefs et en détruisant les infrastructures de Daesh, les Européens et les Américains cherchent à atteindre le point d’inflexion, celui où la situation basculera contre leurs ennemis. Mais je ne pense pas que, en tuant quelques chefs et en diminuant leurs ressources, ils puissent parvenir à faire s’effondrer Daesh, dont la guérilla est apte à se régénérer rapidement. La meilleure solution, pour moi, consisterait sans doute à laisser faire : le niveau des violences est bien moins élevé en Libye qu’en Irak et en Syrie, et beaucoup de choses ont pu se régler entre villages, entre tribus ou entre milices. Elles pourraient tout à fait l’être ainsi au niveau national. » Sage réflexion. Le problème est que, comme en 2011 lorsqu’ils ont décidé de faire chuter Kadhafi, les faucons de l’Otan pourraient, in fine, très bien se passer de l’avis des pays voisins.

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