Avoirs des Ben Ali – Trabelsi : gros magot… mais maigre butin pour la Tunisie
Déclenchée dès le lendemain de la révolution, la chasse aux biens mal acquis du clan Ben Ali-Trabelsi n’aura pas été aussi fructueuse qu’escompté, notamment à l’étranger. Histoire d’un flop.
Le jour même de la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, des villas appartenant aux Trabelsi étaient mises à sac tant elles symbolisaient l’arrivisme exécrable de la belle-famille du président déchu. Quelques semaines plus tard, le 9 février, les Tunisiens découvraient à la télévision, stupéfaits, les images d’une perquisition au palais de Sidi Dhrif, propriété des Ben Ali. Montres de luxe, bijoux, coffres-forts et tiroirs débordant de liasses de dinars et de devises… La prise est évaluée par la Banque centrale de Tunisie (BCT) à plus de 41 millions de dinars (quelque 20 millions d’euros à l’époque).
La famille Ben Ali « avaient tous les droits »
Dès le 17 janvier 2011, une Commission d’investigation sur les faits de corruption et de malversations est mise en place. Au bout de quelques mois, son président, Abdelfattah Amor, décédé en 2012, acquiert une certitude. « Les familles entourant Ben Ali, déclare-t-il, avaient tous les droits : autorisations indues, crédits sans garantie, marchés publics, terres domaniales. » Il ne croyait pas si bien dire : cette prédation avait amputé la Tunisie de deux points de croissance. Mais si le temps des kleptocrates était révolu, celui des procédures ne faisait que commencer.
Le 19 janvier, dans la plus grande discrétion, « une demande d’ouverture d’enquête sur les biens de Ben Ali et de ses proches est déposée par un procureur », rappelle un magistrat du pôle judiciaire. Le même jour, à Paris, Sherpa, Transparency International et la Commission arabe des droits humains portent plainte contre Ben Ali et une dizaine de ses proches pour corruption, détournement de fonds publics, abus de biens sociaux, abus de confiance et blanchiment aggravé commis en bande organisée. La traque du magot amassé par l’ex-clan au pouvoir, en Tunisie comme à l’étranger, démarre.
Aucun des trois gouvernements qui se sont succédé en 2011 ne s’est senti en droit de décider du devenir des biens confisqués
Le 14 mars 2011, un décret-loi autorise la confiscation d’avoirs et de biens meubles et immeubles propriété de Ben Ali, de son épouse Leïla et de 114 de leurs proches. Des informations recueillies dans des documents ou via les témoignages de citoyens et d’anciens collaborateurs permettent de dresser une liste non exhaustive de ces avoirs, que l’État réussira à confisquer. Il incombe alors à la commission chargée de la gestion des biens confisqués, sous la tutelle du ministère des Finances, d’administrer lesdits biens en attendant que l’on statue sur leur sort. Ceux qui pensaient que les caisses de l’État allaient être immédiatement renflouées doivent déchanter ; aucun des trois gouvernements qui se sont succédé en 2011 ne s’est senti en droit de décider du devenir des biens confisqués, désignant, pour les sociétés concernées, des administrateurs judiciaires – l’objectif pour l’État, qui n’a pas vocation à être gestionnaire de biens, étant de vendre les avoirs saisis.
Pendant ce temps, certaines voix s’élèvent pour demander des comptes sur « l’argent qui revient au peuple », dénonçant la lenteur des procédures comme une manœuvre destinée à faire péricliter les sociétés confisquées afin qu’elles soient reprises pour une bouchée de pain. D’autres fustigent le manque d’expertise des curateurs auquel ils imputent la dépréciation des entreprises. Avec la création d’Al Karama Holding pour gérer, mettre en place les procédures de cession idoines selon chaque entreprise et récolter l’usufruit de la confiscation, le gouvernement semble accélérer la cadence.
En amont, il lui a fallu créer un cadre légal pour les transferts de propriété afin que l’État puisse en devenir juridiquement le vendeur. Mais cela suppose de trouver les actes de propriété, d’assainir les situations foncières, de commander des expertises, de modifier les statuts des sociétés, de passer un accord avec les investisseurs, notamment étrangers, les actionnaires et les associés, ou encore de retrouver les clefs et les cartes grises des véhicules.
Des remboursements et des créances
En aval, la Commission des biens confisqués s’attelle avec une extrême prudence à la préparation des appels d’offres. Les premiers dossiers traités sont ceux de la cession des parts détenues par des proches de Ben Ali dans des entreprises actives, fleurons de leurs secteurs respectifs : 65 % du capital du concessionnaire auto Stafim détenus par Mehdi Ben Gaied, alors fiancé de Halima, fille cadette de Ben Ali ; 25 % des parts de l’opérateur téléphonique Tunisiana, 60 % d’Ennakl, 100 % d’Ennakl Véhicules Industriels (EVI) et 99 % de City Cars, toutes propriétés de Sakhr el-Materi, gendre de l’ex-président ; 13 % de la Banque de Tunisie et 23,96 % des actions de Tunisie Sucre détenus par Belhassen Trabelsi, beau-frère de Ben Ali. Toutes ces parts changent de mains entre 2012 et 2015. L’État engrange ainsi 1 375,44 millions de dinars, mais ce ne sont pas là des bénéfices, les prises de participations de Sakhr el-Materi ou de Mehdi Ben Gaied ayant été effectuées au moyen d’emprunts bancaires. Au total, les banques tunisiennes avaient octroyé 250 millions de dinars de crédits sans garantie au clan Ben Ali, soit près de 5 % des financements du secteur.
Outre ces remboursements, d’autres créances sont soldées, notamment auprès de l’administration fiscale, des caisses d’assurance-maladie et de divers débiteurs. Cette opération, qui a rapporté 800 millions de dinars au pays, a été la plus importante effectuée sur les biens saisis. Cette somme, ainsi que les valeurs de portefeuilles-titres et les liquidités saisies sur les comptes bancaires ou dans les palais ont été versées au Trésor et injectées dans le budget. Cet argent permet de couvrir les salaires des 70 000 fonctionnaires recrutés sous la troïka gouvernementale et les augmentations de 50 % des rémunérations dans le secteur public qu’elle a opérées en 2012 et en 2013. « Sur 544 entreprises, 7 ont été vendues, et la cession de 14 autres se fera courant 2016 », a annoncé le ministre de l’Économie et des Finances, Slim Chaker, début février 2015.
Mais il ne dit pas que 80 de ces sociétés sont en cessation d’activité et que leur liquidation est envisagée, d’autant que leur statut d’entreprise confisquée les a paralysées. Privées de l’accès aux crédits bancaires, elles n’ont pu se remettre sur les rails et ont accumulé près de 2 milliards de dinars de dettes, auxquelles s’ajoute 1 milliard de dinars de redressements fiscaux. Certains s’insurgent contre la conduite de ces entreprises par l’État. « Il s’agit de gestion de biens publics. Quand le responsable du bien, c’est-à-dire le gouvernement, ne fait rien, alors on jette l’éponge », assène Radhi Meddeb, qui a claqué la porte de Carthage Cement, dont il était président du conseil d’administration depuis août 2014.
Que deviennent les biens automobiles du clan ?
Mais le Tunisien lambda n’est pas au fait de ces atermoiements qui impactent l’économie du pays et ne voit que la partie la plus clinquante des biens mal acquis. Très courue, l’exposition-vente de 12 000 objets et effets personnels de l’ancien couple présidentiel en 2012 se solde pourtant par un flop. Elle n’aura rapporté qu’un peu plus de 1 million de dinars, bien loin des 10 millions escomptés. Le citoyen moyen se repaît de la diffusion à la télévision en décembre 2015 de l’expulsion manu militari de Mehdi Mlika, ancien ministre et neveu de Ben Ali, de son domicile de Gammarth, qui figure parmi les biens saisis par l’État, mais il est surtout fasciné par le parc automobile confisqué, dont les images tournent régulièrement sur les réseaux sociaux.
Sur 146 véhicules, 66 ont été vendus, mais les grosses cylindrées, voitures de sport et bolides d’exception n’ont pas trouvé preneur. Slim Chaker explique qu’elles sont hors de portée pour les Tunisiens et se propose de lancer un appel d’offres international à même d’attirer des collectionneurs. Mais, de l’avis des experts, en cinq ans, la plupart de ces automobiles, de huit ans d’âge en moyenne, ont perdu de leur valeur. Restent les biens immobiliers. Un temps, Cheikha Moza, épouse de l’ancien émir du Qatar, aurait été tentée par l’achat du palais de Sidi Dhrif, mais là encore, rien n’a été conclu. Sur les 480 biens immobiliers confisqués, 40 ont été cédés, 180 nécessitent d’être enregistrés et d’autres sont en cours d’expertise ou bloqués par une hypothèque.
La seule issue serait une nouvelle loi qui abrogerait le décret de 2011
Malgré ces difficultés, Ahmed Khedher, responsable du secrétariat permanent de la Commission de gestion des biens confisqués, indique que « le gouvernement projette de collecter à travers la cession de ces biens près de 200 millions de dinars en 2016 ». Rien n’est pourtant moins sûr : la loi n’est pas toujours du côté du gouvernement, et les avocats du clan sont montés au créneau et ont déposé des recours. Le 8 juin 2015, faute d’une validation par l’Assemblée nationale constituante (ANC), élue en octobre 2011, ou par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui lui a succédé, le Tribunal administratif a en effet annulé le décret-loi no 13 du 14 mars 2011 portant sur la confiscation des biens de Ben Ali et de 114 de ses proches.
L’État a fait appel de cette décision, mais les avocats de l’ancien président n’hésitent pas à donner de la voix. Akram Azouri, son défenseur libanais, met en garde quiconque achètera un bien de Ben Ali, puisqu’il contreviendrait à une décision du Tribunal administratif, tandis que Mounir Ben Salha, chargé de la défense de Ben Ali auprès des tribunaux tunisiens, précise que « le ministre des Finances n’aurait pas dû poursuivre le processus de cession des biens confisqués ». Une complication de plus dans des affaires elles-mêmes très complexes. La seule issue serait une nouvelle loi qui abrogerait le décret de 2011. À charge pour l’ARP, qui planche sur le sujet, de légiférer dans ce sens.
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