Histoire -Sénégal : 1966, Dakar au cœur de la guerre froide

En 1966, le Sénégal organise le premier Festival mondial des arts nègres. Un événement culturel majeur qui fut l’occasion d’une lutte d’influence entre Washington et Moscou.

Concert de Duke Ellington, à l’occasion du Fesman (avril 1966). © AFP

Concert de Duke Ellington, à l’occasion du Fesman (avril 1966). © AFP

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 26 février 2016 Lecture : 3 minutes.

Une expo, « Dakar 66 » ? Pas à proprement parler. Plutôt une installation, qui rassemble dans un petit espace du Musée du Quai-Branly, l’atelier Martine-Aublet, divers témoignages sur le premier Festival mondial des arts nègres (Fesman). Cet événement voulu et organisé du 1er au 24 avril 1966 par le poète-président sénégalais Léopold Sédar Senghor, qui entend « sortir la négritude des livres pour en démontrer la portée pratique » avec l’aide de l’Unesco et de l’ancien colonisateur, attire près de 2 500 artistes accompagnés de délégations officielles de trente pays du continent mais aussi du Brésil, des États-Unis, d’Haïti, de Trinité-et-Tobago, du Royaume-Uni et de France.

Une illustration de la négritude

la suite après cette publicité

André Malraux, alors ministre de la Culture à Paris, fait le déplacement et salue l’initiative, qui accueille les plus grands noms de la scène culturelle internationale à l’instar de Duke Ellington, de Joséphine Baker, d’Aimé Césaire, ou encore de Wole Soyinka, et qui présente notamment des œuvres d’art africaines jusqu’alors détenues dans des collections privées et dans les plus grands musées occidentaux… à une époque où se font entendre les premières revendications concernant la restitution des chefs-d’œuvre arrachés à l’Afrique lors de la colonisation.

On y présente aussi des pièces de Léger, Picasso, Zadkine, Modigliani inspirées de cet « art nègre », enfin valorisé. Dans un message radiophonique annonçant l’événement, Senghor déclare : « Le festival sera une illustration de la négritude […], une contribution positive à l’édification de la civilisation de l’universel. Pour tout dire, nous aurons cessé, à jamais, d’être des consommateurs, pour être, enfin, nous aussi, des producteurs de civilisation ! »

Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, « Dakar 66 » ne revient pas tant sur les enjeux intellectuels et culturels que pouvait représenter l’organisation pour la première fois d’une manifestation de cette ampleur sur le continent, que sur une dimension peu connue et peu étudiée jusqu’alors : l’insertion du Fesman au sein de la guerre froide. Les commissaires – la responsable des archives du Quai-Branly, Sarah Frioux-Salgas, et les deux chercheurs Dominique Malaquais et Cédric Vincent – ont souhaité revenir sur les enjeux politiques d’un tel rendez-vous rassemblant artistes et intellectuels africains et noirs américains alors qu’il s’agissait de construire des États africains nouvellement indépendants, de forger une identité panafricaine et, outre-Atlantique, de lutter contre la ségrégation raciale (en octobre de la même année était créé le Black Panther Party).

Pour le gouvernement américain, il faut à la fois s’attirer la bienveillance des intellectuels noirs, minimiser l’influence et l’impact de Malcolm X, mais aussi dire au monde entier que les États-Unis ne sont pas racistes

L’un des participants africains-américains, Harold Weaver, explique dans une vidéo que l’American Society for African Culture, qui a organisé le voyage de la délégation américaine, avait été financée par la CIA. Pour le gouvernement américain, il faut à la fois s’attirer la bienveillance des intellectuels noirs, minimiser l’influence et l’impact de Malcolm X, notamment en constituant une délégation d’artistes plutôt peu engagés dans la lutte pour les droits civiques, mais aussi dire au monde entier que les États-Unis ne sont pas racistes… contrairement à ce que peut prétendre, entre autres, la propagande russe.

la suite après cette publicité

Le documentaire The First World Festival of Negro Arts, réalisé pour l’occasion par William Greaves, offre, explique « Dakar 66 », « une vision à la fois officielle et frondeuse d’un réalisateur africain-américain sur la présence américaine à Dakar et la place de l’Afrique dans l’imaginaire de la diaspora ». De leur côté, les Soviétiques produisent Rhythms of Africa, de Leonid Makhnach, et célèbrent l’ouverture d’esprit de l’URSS et de son idéologie égalitariste, ainsi que le montre par ailleurs l’exposition « Things Fall Apart », organisée jusqu’au 3 avril à la Calvert 22 Foundation, à Londres.

la suite après cette publicité

>> Dakar 66, jusqu’au 15 mai au Musée du Quai-Branly, à Paris

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image