Tunisie : quand BCE reprend la main

Conscient d’avoir manqué ses débuts, Béji Caïd Essebsi a procédé à une série de nominations qui marquent l’ouverture d’une nouvelle séquence. Décryptage.

Le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, à Tunis, le 6 février 2015. © Hassene Dridi /AP/SIPA

Le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, à Tunis, le 6 février 2015. © Hassene Dridi /AP/SIPA

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 14 mars 2016 Lecture : 6 minutes.

S’il n’en laisse rien paraître devant ses interlocuteurs, qui défilent à un rythme effréné au palais de Carthage, Béji Caïd Essebsi (BCE) sait qu’il a manqué ses débuts. Le président tunisien n’a plus droit à l’erreur. Le rapport des forces au Parlement l’a obligé à composer avec son adversaire d’hier, Ennahdha. Inévitable, cette alliance a terni son aura auprès de l’électorat moderniste, qui s’était mobilisé en 2014 pour faire barrage aux islamistes au nom du « vote utile ». Les atermoiements du gouvernement dirigé par Habib Essid, la recrudescence du terrorisme en 2015, ajoutés à la morosité d’une économie au bord de la récession alimentent le scepticisme général. Les récentes émeutes de Kasserine ont fragilisé un peu plus l’attelage de l’exécutif, en soulignant cruellement son absence de résultats. Mais plus encore que tous ces événements, c’est sans doute la crise de Nidaa Tounes, le parti qu’il a fondé en juin 2012, qui a politiquement coûté le plus cher à BCE. Son fils Hafedh et son ex-directeur de cabinet Ridha Belhaj ont été, avec Mohsen Marzouk, les principaux protagonistes de ce mauvais feuilleton à rallonge dans lequel le président s’est laissé aspirer et qui a connu son point culminant les 9 et 10 janvier avec le fiasco du congrès constitutif de Nidaa, à Sousse.

Nouvelle séquence

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L’annonce, le 1er février, de la « démission » de Ridha Belhaj et de son remplacement, à la direction du cabinet présidentiel, par Selim Azzabi, signifie que le chef de l’État veut ouvrir une nouvelle séquence. Officiellement, le départ de celui qui était l’homme fort du palais de Carthage s’explique par la règle de non-cumul entre activités partisanes (au sein de la direction collégiale de Nidaa) et fonctions à la présidence. Mais le message, distillé par l’entourage de BCE, est sans équivoque : « Le président a été trompé et mal conseillé par Belhaj, qui l’a exposé dans la crise de Nidaa et a brouillé le sens de son action. BCE a toujours répété qu’il plaçait la patrie au-dessus des partis. Il l’a montré en choisissant un Premier ministre indépendant. En outre, contrairement aux racontars, il s’est abstenu de nommer des ambassadeurs affiliés à Nidaa ni, d’ailleurs, aucune personne de sa famille à un poste officiel ! Il est intervenu une seule fois dans les affaires du parti, en novembre 2015, pour prôner l’apaisement et confier à Youssef Chahed la mission d’arriver à un compromis. Celui-ci était à deux doigts de se matérialiser, quand Belhaj a tout fait capoter, dans la nuit du 9 au 10 janvier, en imposant sa propre liste pour la direction collégiale [une liste qui comprenait notamment son allié le magnat de l’audiovisuel Nabil Karoui, patron de Nessma TV]. C’est à ce moment que nous avons compris qu’il jouait double jeu, mais le mal était fait. Aujourd’hui, il faut tourner la page et lever les ambiguïtés pour permettre au président de reprendre de la hauteur. »

Selim Azzabi, 38 ans, sera donc au cœur du nouveau dispositif à Carthage. Ce diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris, qui a débuté sa carrière dans le privé (banque et finance), était le benjamin de l’équipe de la présidence, au sein de laquelle il officiait depuis janvier 2015 en qualité de premier conseiller chargé du secrétariat général de la présidence. Transfuge du parti Al Joumhouri, la formation d’Ahmed Néjib Chebbi, il a rejoint Nidaa en juillet 2013, ses talents d’organisateur ont fait merveille. Il a gagné ses galons pendant la campagne présidentielle 2014, qu’il a codirigée aux côtés de Mohsen Marzouk. À la présidence, il a su se rendre indispensable. Il était l’un des rares à faire le lien entre les deux lieutenants rivaux de BCE, Ridha Belhaj, son directeur de cabinet, et Mohsen Marzouk, son conseiller spécial, entre janvier et juin 2015. « Le président sait qu’il peut compter sur Selim Azzabi, car il s’est toujours tenu à distance des querelles et n’a jamais cherché à l’influencer, explique un proche de BCE. Belhaj était tentaculaire, il voulait placer ses hommes et tout contrôler. Il a pesé sur les choix politiques lors de la constitution du gouvernement de Habib Essid – le Premier ministre était son choix, c’est un secret de polichinelle. Azzabi a une conception plus modeste et plus réaliste de son rôle, il n’a pas d’agenda caché, son ambition est de servir. » Pour bien suggérer la rupture, le nouveau directeur du cabinet présidentiel n’a pas souhaité être élevé au rang de ministre-conseiller, contrairement à un usage bien établi.

Le président recevant les membres du bureau exécutif du Centre des jeunes dirigeants (CJD), dont Wafa Makhlouf (en robe ocre), députée de Nidaa, et Wafa Laamiri en robe grise), présidente du CJD, le 22 février, à Carthage. © HICHEM

Le président recevant les membres du bureau exécutif du Centre des jeunes dirigeants (CJD), dont Wafa Makhlouf (en robe ocre), députée de Nidaa, et Wafa Laamiri en robe grise), présidente du CJD, le 22 février, à Carthage. © HICHEM

Renouvellement générationnel

Le remaniement ministériel intervenu à la veille du congrès de Nidaa Tounes participe de cette même logique de reset (remise à zéro des compteurs). L’arrivée de Khemaies Jhinaoui, un diplomate de carrière, totalement en phase avec le chef de l’État, dont il était le conseiller, doit permettre à la politique étrangère tunisienne, « domaine réservé du président », de gagner en fluidité et en cohérence. Les promotions de Youssef Chahed et d’Anis Ghedira témoignent d’une volonté de renouvellement générationnel. Le premier, âgé de 40 ans, était secrétaire d’État à la Pêche. Ingénieur, ancien cadre de Nidaa (et transfuge du parti Al Joumhouri), il devient ministre des Affaires locales dans le cadre de la vaste réorganisation du ministère de l’Intérieur (le pôle sécuritaire étant confié à Hédi Mejdoub, énarque et ancien directeur de cabinet de Habib Essid, du temps où celui-ci officiait à l’Intérieur, en 2011). Chahed sera chargé de l’un des chantiers les plus délicats de l’année à venir : la mise en œuvre de la décentralisation et l’organisation des élections municipales et locales. Anis Ghedira, 41 ans, abandonne le secrétariat d’État à l’Habitat pour prendre les manettes du ministère du Transport. Un département sensible, miné par les conflits sociaux et plombé par le dossier de la restructuration de Tunisair, la compagnie nationale, financièrement exsangue et en sureffectif chronique.

Personne n’est inamovible ou intouchable

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Ces nouveaux visages, auxquels il faut ajouter ceux des conseillers Fayçal Hafiane ou Rabiaa Najlaoui et des députées Wafa Makhlouf et Samah Damak, incarnent la relève. Leur âge, leur profil (ils ne sortent pas du moule de l’administration) et leur dynamisme suffiront-ils à combler les insuffisances du gouvernement ? Les observateurs en doutent. Toutes les erreurs du casting initial n’ont pu être rectifiées, et certains « nouveaux », à l’instar de l’inénarrable Mohsen Hassan, le ministre du Commerce, dont le nom est cité dans plusieurs affaires de chèques impayés, traînent un parfum de scandale. La principale interrogation concerne le Premier ministre lui-même, Habib Essid, très affaibli, au sens propre (il vient de passer une quinzaine de jours en convalescence pour une infection bactérienne) comme au sens figuré. Constitutionnellement, il est le vrai chef de l’exécutif. Mais sera-t-il capable d’élever le tempo gouvernemental, d’accélérer la cadence des réformes et de promouvoir la « révolution copernicienne » de la gouvernance administrative ? Le scepticisme semble s’être installé jusque dans l’entourage du président. « Pour le moment, Habib Essid se consacre à sa mission, son remplacement n’est pas d’actualité, glisse un proche du chef de l’État. Mais il ne peut y avoir aucun tabou. Personne n’est inamovible ou intouchable. Les hommes sont au service d’une séquence. L’intérêt du pays doit primer sur toute autre considération. » La nomination, le 17 février, de l’ancien ministre des Finances, Ridha Chalghoum, comme premier conseiller du président de la République chargé du suivi des réformes économiques, un poste créé ex nihilo, semble indiquer qu’à Carthage on ne croit plus vraiment qu’Essid soit en mesure d’imprimer l’accélération attendue…

Selon nos informations, la présidence travaille à une série d’initiatives économiques et sociales qui seront dévoilées le 20 mars, pour le 60e anniversaire de l’indépendance. Une manière de fixer le cap, d’affirmer des priorités, d’orienter le débat économique, à travers des « solutions non classiques », qui tiendraient compte de l’état réel des finances publiques, lesquelles ne permettent plus actuellement d’embaucher ou d’engager de grands projets au bénéfice des régions marginalisées. Une manière, aussi, de réinstaller BCE au centre du jeu politique et de couper l’herbe sous le pied à ceux qui songent déjà à la succession. Hasard du calendrier, ces annonces se télescoperont avec la création du think tank de Mehdi Jomâa, Tunisie Alternatives, qui s’est donné pour mission de réfléchir à un « projet de transformation du pays ». Ce n’est sans doute pas pour déplaire au locataire du palais de Carthage. Car, entre l’actuel président et Jomâa, l’ancien Premier ministre de la transition (janvier 2014-janvier 2015), le courant n’est jamais véritablement passé.

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