Égypte : retour vers le futur africain

L’organisation du forum Africa 2016 illustre la volonté des autorités de renouer avec une appartenance continentale consacrée par la Constitution de 2014. Reportage.

Abdel Fattah al-Sissi entouré des présidents équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema (à g.)                                                             et soudanais Omar el-Béchir, le 20 février, à Charm el-Cheikh. © MOHAMED EL-SHARED/AFP

Abdel Fattah al-Sissi entouré des présidents équato-guinéen Teodoro Obiang Nguema (à g.) et soudanais Omar el-Béchir, le 20 février, à Charm el-Cheikh. © MOHAMED EL-SHARED/AFP

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 9 mars 2016 Lecture : 6 minutes.

Entre les pics du Sinaï et les récifs de la mer Rouge, pavoisé aux couleurs des 54 États de l’Afrique, Charm el-Cheikh accueillait, les 20 et 21 février, le forum Africa 2016, sous-titré « Des affaires pour l’Afrique, l’Égypte et le monde ».

Premier événement du genre organisé en Égypte, il illustre la volonté des dirigeants du pays de renouer avec une appartenance africaine, consacrée par la Constitution de 2014. Ce week-end-là, les rues quasi désertes de la cité balnéaire sont sous haute surveillance : la vitrine du tourisme local a vu ses plages se vider après l’attentat qui, le 31 octobre 2015, a tué 224 passagers qui venaient de décoller de son aéroport à bord d’un avion russe.

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Les nombreux check-points laissent filer les limousines des VIP conviés à l’événement, voire les camions de livreurs et les taxis pour vacanciers. La torpeur de la cité contraste avec l’effervescence qui règne dans le hall du palais des Congrès, baptisé « jolie ville », où 1 200 délégués de gouvernements et d’entreprises du continent ont été invités par le maître du pays, Abdel Fattah al-Sissi, pour, dit celui-ci en ouverture du forum, « encourager le commerce et les investissements en Afrique afin de renforcer la place de celle-ci dans l’économie mondiale ».

L’ambiance reflète la position d’une Égypte qui, déstabilisée par une situation sécuritaire menaçante, peine à s’extraire du marasme économique et veut trouver des solutions de croissance à l’extérieur de ses frontières, tout en cherchant à reconquérir sa place sur la scène internationale.

Panafricanisme

Le raïs égyptien semble avoir définitivement oublié l’affront qu’a constitué la suspension de son pays par l’Union africaine (UA) après l’éviction des Frères musulmans du pouvoir par l’armée en juillet 2013.

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Pragmatique et conscient que les racines africaines de l’Égypte peuvent lui offrir des bases prometteuses pour un nouveau départ postrévolutionnaire, il s’est investi personnellement dans cet élan conquérant : vedette du sommet de l’UA en juin 2014 à Malabo, il accueille, un an plus tard, dans la même cité de Charm el-Cheikh, les représentants de 26 États d’Afrique de l’Est pour établir une vaste zone de libre-échange, s’entoure d’une dizaine d’homologues continentaux à l’inauguration des travaux du canal de Suez en août 2015, voyage en octobre suivant à New Delhi pour le sommet Afrique-Inde, mène en décembre la délégation africaine à la COP21 de Paris sur le changement climatique et se rend enfin au sommet de l’UA à Addis-Abeba en janvier pour faire élire son pays au Conseil de paix et de sécurité de l’institution.

L’organisation d’Africa 2016 est l’aboutissement logique de cette offensive de charme. « Un tel engagement au plus haut niveau est inédit depuis des décennies en Égypte », souligne l’ambassadeur Mohamed Edrees, conseiller pour l’Afrique du ministre égyptien des Affaires étrangères.

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Dans un discours d’ouverture aux accents panafricains, Sissi affiche son but concret en matière économique : « Le volume du commerce égyptien avec l’Afrique est de 5 milliards de dollars. Nous projetons de doubler ce chiffre dans les cinq années à venir. » L’objectif peut sembler ambitieux, mais il reste très mesuré si l’on considère que ce grand État, le deuxième le plus peuplé d’Afrique, ne réalise que 3 % du commerce intracontinental.

Dans le hall du palais des Congrès, un groupe de quatre hommes d’affaires – togolais, sud-africain, burundais et zimbabwéen – salue ce retour de l’Égypte vers son futur africain. « Nous avions l’habitude des sommets à Johannesburg ou au Gabon, mais j’ai été surpris par l’organisation d’un tel événement en Égypte et par son ampleur ! » se félicite le Togolais. « C’est somme toute logique après la signature ici même, l’an dernier, des accords de libre-échange », tempère le Burundais, tandis que, pour le Sud-Africain, « c’est une bonne chose que le continent se perçoive enfin comme une unité et non plus divisé entre anglophones, francophones et lusophones, entre Arabes et Subsahariens ».

Les milieux d’affaires égyptiens arrivent tard à la fête. La partie va être difficile

Phare du continent dans les années 1950-1960, quand Gamal Abdel Nasser était une figure de proue des indépendances, puis du non-alignement et du panafricanisme, l’Égypte va devoir s’adapter à un marché devenu multipolaire et très convoité. « C’est le marché de l’avenir », répètent à l’envi les délégués égyptiens.

Mais cet avenir, d’autres l’ont vu depuis longtemps. Aux vieux réseaux postcoloniaux se sont ajoutés les visées conquérantes des puissances mondiales émergentes – Chine, Inde, Brésil, Turquie -, les succès des poids lourds régionaux que sont l’Afrique du Sud et le Nigeria, mais aussi la percée dans le monde subsaharien d’autres pays moins puissants, tel le frère arabe marocain. Face à cette concurrence, l’ambassadeur Hazem Fahmy, secrétaire général de l’Agence égyptienne de partenariat pour le développement, créée en 2014, défend les atouts de son pays : « Les Turcs, les Chinois, les Indiens ont des moyens que nous n’avons pas, mais nous sommes africains et partageons avec le continent une histoire qui nous confère un soft power dont ces puissances sont loin de disposer ! Il est ainsi bien plus aisé pour un ingénieur égyptien que pour un confrère chinois de communiquer et de partager avec un autre Africain, et nous allons former les diplomates de notre quarantaine d’ambassades sur le continent à la prospection des marchés locaux. »

« Les milieux d’affaires égyptiens arrivent tard à la fête et vont devoir convaincre leurs potentiels partenaires africains qu’ils ont plus à offrir que leurs pendants américains, chinois, européens ou indiens. La partie va être difficile », conclut le journaliste Simon Allison, du site sud-africain Daily Maverick, après avoir noté que, sur la douzaine de chefs d’État annoncés par Le Caire, seuls cinq avaient finalement fait le déplacement. « Si l’Égypte regarde aujourd’hui vers le Sud, ce n’est pas vraiment par choix : proximité géographique et linguistique aidant, ses meilleurs marchés étaient en Syrie, en Irak, au Yémen et en Libye, quatre pays en guerre », relève Karim Sadek, directeur général de Qalaa Holdings, un groupe d’investissement actif depuis 2006 en Afrique de l’Est.

Leçons du passé

Pour l’opinion commune, le retrait égyptien daterait de la tentative d’assassinat dont l’ex-président Hosni Moubarak a été la cible en 1995, à Addis-Abeba. « Cet attentat n’a pas facilité les choses, certes, mais je pense que les guerres du Soudan, dès les années 1950, ont été un facteur majeur de nos réticences, analyse Karim Sadek. Ce pays est la voie naturelle de l’Égypte, dont les autres frontières sont constituées de déserts, de mers et de montagnes, et les Égyptiens en ont tiré cette perception que, si les choses vont mal à Khartoum, c’est encore pire au sud…

Par ailleurs, si l’Égypte nassérienne s’est adressée à l’Afrique, celle de Sadate s’est tournée vers la résolution des troubles intérieurs et de la question israélo-palestinienne, tout en s’arrimant à l’Occident. Enfin, dans sa médiocrité diplomatique, le régime de Moubarak a fait de la succession familiale sa priorité et a tout misé sur la superpuissance américaine. »

L’« Égypte panafricaine » de Nasser était-elle du reste si intéressée par le continent que cela ? Le leadership du raïs disparu en 1970 n’était-il pas essentiellement panarabe, et son non-alignement ne visait-il pas davantage l’influence mondiale que continentale ? L’introduction d’un mémorandum de la CIA datant de 1964 sur la « politique et les espoirs de Nasser en Afrique noire » pourrait édifier les dirigeants égyptiens actuels : « Nasser voit dans sa politique africaine un moyen non seulement d’accroître son prestige sur le continent mais aussi de renforcer son rôle sur la scène mondiale […]. Les chances sont cependant minces qu’il atteigne en Afrique noire la stature à laquelle il aspire. »

Force est de constater que la vocation africaine de l’Égypte n’a pas survécu à son premier inspirateur. Réputé pragmatique, Sissi a confié à J.A. début février qu’il s’inspirait de la vie des grands hommes pour, avant tout, éviter leurs erreurs. Saura-t-il montrer que l’appartenance africaine de l’Égypte doit aller au-delà de la participation aux sommets continentaux et de l’organisation de grandes conférences ?

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