Tunisie : la bataille de Ben Guerdane
Véritable tournant psychologique dans la guerre contre le terrorisme, le revers cuisant essuyé par Daesh dans une ville réputée hostile au pouvoir central aura balayé tous les doutes sur la loyauté des populations du Sud et sur la capacité de l’armée à faire face à la menace jihadiste. Récit d’une journée sous haute tension qui fera date dans l’histoire du pays.
Une attaque synchronisée, œuvre de petits groupes mobiles, connaissant parfaitement le terrain et fondus dans la population. C’était la hantise des militaires tunisiens. Elle est devenue réalité le 7 mars, à Ben Guerdane, la ville la plus excentrée du pays, située à seulement 32 km de la frontière libyenne. Les 60 000 habitants de cette localité, capitale de la contrebande et du trafic de devises, sont réveillés aux sons des explosions et des rafales d’armes automatiques.
Simultanément, la caserne militaire et les postes de police et de la Garde nationale (l’équivalent de la gendarmerie) sont pris d’assaut par cinquante à cent jihadistes. Des fusées éclairantes déchirent le ciel. Les ruelles du centre sont investies par des groupes de partisans de « l’Émirat islamique » – c’est ainsi qu’ils se présentent aux passants.
Équipés de mégaphones, ils invitent la population à se soulever contre « ses oppresseurs », les gendarmes et les douaniers, et à se ranger derrière la bannière noire de l’EI. Ils installent des barrages filtrants. Un officier de la douane, qui circulait, est reconnu, extirpé de son véhicule, égorgé, et son corps est traîné dans les rues, pour l’exemple. Daesh dans toute sa cruauté.
Cette fois, le doute n’est plus permis : la guerre, la vraie, vient de faire irruption en Tunisie
Les embuscades meurtrières contre les patrouilles de l’armée au mont Chaambi, en juillet 2013 et en 2014 (attribuées à une brigade affiliée à Aqmi) et les terribles attentats de l’année 2015 (au Bardo, à Sousse et contre le bus de la garde présidentielle, revendiqués par Daesh) avaient été comme un avant-goût. Cette fois, le doute n’est plus permis : la guerre, la vraie, vient de faire irruption en Tunisie.
Dans la confusion et la panique des premiers instants, on songe d’abord à une offensive venue du sanctuaire libyen, où plusieurs milliers de salafistes tunisiens se sont enrôlés dans les rangs de Daesh. Les autorités, qui redoutaient ce type d’attaque, ont considérablement fortifié leur système de défense le long de la frontière après l’attentat du Bardo, le 18 mars 2015, en érigeant un ensemble d’obstacles rudimentaires – un « mur » fait de remblais de sable et protégé par un fossé d’eau salée – sur 250 kilomètres, d’est en ouest.
On savait que Ben Guerdane constituait un objectif. Cinq jours plus tôt, le 2 mars, la ville avait subi une première alerte. Un groupe d’éléments armés avait réussi à s’infiltrer dans les faubourgs. Cinq terroristes retranchés à l’intérieur d’une maison, dans la zone de Laouijet, avaient été abattus après plusieurs heures de siège. Les Américains, qui ont mené le 19 février un bombardement massif contre un camp de Daesh à Sabratha, une localité libyenne située à 80 km de la frontière, mais aussi les autorités islamistes du gouvernement de Tripoli, avaient prévenu Tunis de l’imminence d’une attaque venant de l’extérieur.
Des escadrons de la mort investissent les maisons
Pourtant, la plupart des activistes qui ont pris part aux combats du 7 mars étaient déjà sur place, terrés en ville ou membres de cellules dormantes, et n’attendaient qu’un signal pour passer à l’attaque. Il est venu de la mosquée voisine de la caserne de Jallel, à la prière de l’aube. Immédiatement, des escadrons de la mort investissent les maisons à la recherche de cibles sécuritaires à abattre.
Une stratégie de la terreur, directement inspirée des agissements de l’AIS et des GIA pendant la guerre civile algérienne des années 1990. Abdelaati Abdelkabir, le commandant de l’unité antiterroriste de la Garde nationale, meurt en martyr, les armes à la main, sous les yeux de ses enfants. C’est cet officier valeureux qui avait dirigé l’assaut contre les jihadistes de Laouijet. Les assassinats n’épargnent pas les familles. L’oncle et le neveu d’un policier de Ben Guerdane travaillant à Monastir sont tués.
Les forces de sécurité interviennent, épaulées par les populations
Mais les opérations ne se déroulent pas comme prévu pour les assaillants. L’effet de surprise ne joue pas. Les jihadistes échouent à s’emparer de leurs objectifs et sont repoussés. Soldats, policiers et gendarmes étaient en état d’alerte. Les renforts militaires, déployés dans les garnisons environnantes, parviennent rapidement sur place et les assaillants sont pris en tenaille. Ils sont taillés en pièces aux abords de la caserne de Jallel et perdent une quinzaine de combattants en quelques minutes.
Dès le milieu de la matinée, les forces de sécurité, épaulées par la population civile, ont repris le contrôle de la situation. Une chasse à l’homme sans pitié s’engage. Un couvre-feu nocturne est instauré, pour faciliter les opérations de ratissage. Elles permettent de mettre au jour un véritable arsenal de guerre, dissimulé dans des habitations. Des explosifs, des munitions, des grenades, des dizaines de kalachnikovs et des lance-roquettes de type RPG…
Au total, l’attaque de Ben Guerdane aura fait 13 morts parmi les forces de sécurité et 7 parmi les civils. Côté assaillants, le bilan est lourd, avec au moins 46 tués et une dizaine d’interpellations au 10 mars. Meftah Manita, natif de Ben Guerdane et chef présumé du commando qui s’était infiltré le 2 mars, figure parmi les premières victimes. Il faisait l’objet d’un avis de recherche. Présenté comme un ex-prisonnier de Guantánamo, il a été formellement identifié par des habitants de la ville.
Adel Ghandri, lui aussi natif de Ben Guerdane, aurait été capturé par les agents de la BAT, la brigade antiterroriste, alors qu’il était retranché à son domicile. Une belle prise : ce terroriste de 30 ans était un cerveau de l’attentat contre le musée du Bardo.
Ben Guerdane, symbole de résistance
« Au total, près d’une centaine de combattants de la branche tunisienne de Daesh ont été mis hors d’état de nuire en trois semaines, soit pratiquement autant qu’en trois années de guerre sur les hauteurs du Chaambi, se félicite une source sécuritaire. Les troupes de Daesh ont été décimées et ont perdu beaucoup de cadres dans le raid de Sabratha, qui a coûté la vie au commanditaire des attentats du Bardo et de Sousse, Noureddine Chouchane. Enfin, et c’est le plus important, leur stratégie a été clairement prise en défaut : les jihadistes ont attaqué ici parce qu’ils pensaient que le terrain leur était propice et ils s’attendaient à voir les populations fraterniser avec eux. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Les habitants du Sud ont prouvé leur loyauté et fait une démonstration de patriotisme. »
La bataille du 7 mars marque donc un tournant dans la guerre. Pour la première fois, Daesh a tenté de s’emparer d’une portion de territoire tunisien – et d’un centre urbain – pour y établir un émirat, comme il l’avait fait à Mossoul, en Irak, ou à Syrte, en Libye. Mais Ben Guerdane, le maillon supposément faible, n’a pas cédé, et la ville, longtemps réduite à une plateforme de l’économie parallèle, s’est transformée en symbole de résistance. Les alertes, émanant des services et gouvernements étrangers, qui avaient été plus d’une fois ignorées en 2014 et en 2015, ont cette fois bel et bien été prises en compte.
Le dispositif sécuritaire tunisien a tenu le choc et su réagir rapidement. Bien renseignés sur la nature de l’armement de l’adversaire, les militaires ainsi que les forces spéciales de la police et de la Garde nationale ont fait preuve d’un sang-froid remarquable et ont limité les risques au minimum. Ils ont choisi de progresser à pied et en évitant d’engager des blindés légers, susceptibles d’être pulvérisés par les roquettes antichars RPG. Les traces d’impact, aux yeux et à la tête, observées sur les dépouilles des terroristes (les photos, non floutées, ont été abondamment diffusées dans les médias et partagées sur les réseaux sociaux) montrent que la plupart des jihadistes ont été « neutralisés » par des tirs de précision de snipers.
Des interrogations persistent
Aguerrie par quatre années de confrontation avec l’ennemi, mieux équipée et mieux commandée, l’armée tunisienne a prouvé qu’elle était en mesure de relever le défi, et son moral est au plus haut. Cependant, des interrogations persistent. C’est parce qu’ils étaient sous pression, harcelés dans leur sanctuaire tripolitain, puis en passe d’être démasqués, à Ben Guerdane, après l’échec de l’infiltration du 2 mars, que les terroristes se sont résolus à passer à l’action le 7 mars, dans une certaine précipitation, sans attendre d’hypothétiques renforts de Libye.
Mais comment un nombre si élevé de combattants et de caches d’armes ont-ils pu se trouver en ville, dans un endroit théoriquement ultra sécurisé, et de surcroît si près de la caserne ? Désorganisés (et partiellement démantelés) depuis la révolution de 2011, les services de renseignements constituent décidément un talon d’Achille récurrent. Et des vies auraient pu être sauvées – celle, en particulier, d’un sous-lieutenant de la BAT, Ramzi Zrelli, mort d’hémorragie – si l’hôpital de Ben Guerdane avait disposé de sang en quantité suffisante. Autant de dysfonctionnements qu’il faudra corriger dans les plus brefs délais. La Tunisie n’en a pas encore fini avec Daesh. Sa branche tunisienne, affaiblie, ne pourra sans doute pas rééditer immédiatement une opération d’une telle ampleur, mais il faut craindre une intensification des attaques isolées, des infiltrations, voire des actions de représailles qui pourraient prendre la forme d’attentats-suicides.
Cohésion face à l’ennemi
Politiquement, l’union nationale devrait prévaloir, car, cette fois, l’exécutif n’a pas été pris en défaut et avait anticipé. Soucieux du « moral des troupes », Habib Essid, le chef du gouvernement, a discrètement octroyé une augmentation de 260 dinars (environ 116 euros) aux agents de police le mois dernier. Même si certains équipements indispensables et onéreux se font toujours attendre, comme les hélicoptères de combat Black Hawk commandés en octobre 2014 mais toujours pas livrés, le budget de la Défense a été considérablement renforcé depuis la révolution (+ 21 % par an, en moyenne, depuis 2011).
Les développements de la situation en Libye constituent un paramètre déterminant, mais sur lequel les autorités tunisiennes n’ont pas de prise. Toute leur attention doit donc se concentrer sur la gestion de l’après-crise. Les institutions étatiques bénéficient d’un regain de sympathie auprès des populations du Sud. Cet acquis précieux ne doit surtout pas être dilapidé et ces dernières ne doivent pas avoir le sentiment d’être stigmatisées lorsque l’enquête établira l’ampleur des complicités locales dont les jihadistes ont bénéficié.
« Les forces de sécurité doivent réagir avec mesure lors des interpellations, prévient Michael Ayari, chercheur à l’International Crisis Group. Des arrestations non ciblées, accompagnées de brutalités policières, pourraient diviser les familles sur la question, alimenter les frustrations de beaucoup d’habitants et augmenter le nombre de relais des combattants de Daesh lors de prochaines opérations. »
Dans le même ordre d’idée, la lutte contre les trafics transfrontaliers doit-elle rester une priorité, sachant que les contrebandiers peuvent être de précieux alliés dans la lutte contre Daesh ? D’après nos informations, ceux-ci, depuis plusieurs mois, ont pris leurs distances avec la mouvance salafo-jihadiste, et c’est un « tuyau » fourni par un trafiquant qui a permis de débusquer la cache des terroristes qui s’étaient infiltrés à Laouijet le 2 mars.
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