Ismaïl Omar Guelleh : « Les Djiboutiens m’ont interdit de partir »
Il aurait volontiers savouré une retraite paisible, assure-t-il, mais à l’en croire ses concitoyens ne l’entendaient pas de cette oreille. Au pouvoir depuis 1999, le chef de l’État sera candidat à sa propre succession le 8 avril, et le scrutin s’annonce sans surprise.
Dans moins de deux semaines, au soir du vendredi 8 avril, Ismaïl Omar Guelleh, 68 ans dont presque dix-sept à la tête de la république de Djibouti, saura si les électeurs de ce micro-État de moins de 1 million d’habitants lui auront ou non accordé un quatrième mandat.
À dire vrai, le suspense n’est guère de mise : le président sortant écrase le paysage politique par les moyens dont il dispose, et la concurrence semble résignée à lui laisser le champ libre. Principale formation d’opposition, l’Union pour le salut national (USN) a éclaté, entre ceux qui, comme Daher Ahmed Farah et Mohamed Kadami, prônent la non-participation au scrutin, voire le boycott actif, et une aile « modérée » d’où sont issus deux des cinq autres candidats à la présidentielle : Mohamed Daoud Chehem et surtout Omar Elmi Khaireh, vice-président de l’USN et ancien militant anticolonial pro-somalien au passé chaotique*.
Le « KO au premier tour » dont rêvent tous les candidats à leur propre succession est donc, à Djibouti, aussi probable que la contestation annoncée des résultats. Faut-il craindre un second tour dans la rue ? Lors de l’entretien recueilli le 7 mars dans son bureau du nouveau palais de Haramous, Guelleh n’évoque ce risque que pour mieux le conjurer.
Jeune Afrique : Vous voici candidat pour un quatrième mandat. Après avoir longuement hésité, dites-vous, alors que vos adversaires affirment que telle a toujours été votre intention. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Ismaïl Omar Guelleh : La pression constante des Djiboutiens. Déjà, en 2009, j’estimais que le troisième mandat était de trop, mais j’ai dû faire face à cette même pression qui m’a obligé à réformer la Constitution par référendum. J’ai fait raccourcir la durée du mandat présidentiel de six à cinq ans et j’ai introduit une limite d’âge. À l’époque, j’ai dit que ce troisième mandat serait le dernier et voici que je me retrouve à nouveau poussé à en solliciter un autre. En quelque sorte, les Djiboutiens m’ont interdit de partir. Je prie Dieu de m’aider à achever ce que j’ai commencé !
L’opposition avance en rangs dispersés. Cela vous réjouit ?
Au contraire, je le déplore. Ça vole décidément trop bas ! Certains ont voulu mettre la main sur la Commission électorale nationale indépendante [Ceni] et exclure le ministère de l’Intérieur du processus électoral, en précisant que, si leur exigence n’était pas satisfaite, il n’y aurait pas d’élection. Face à cette attitude intransigeante, l’USN s’est lézardée. Mohamed Daoud Chehem s’est désolidarisé le premier en se portant candidat, puis cela a été le tour d’Omar Elmi Khaireh.
Vos adversaires vous reprochent de ne pas avoir respecté l’accord de décembre 2014, la Ceni n’étant, à leurs yeux, ni indépendante ni paritaire. Que répondez-vous ?
C’est inexact. Chaque candidat a son représentant au sein de la Ceni. Quant à dire que les membres de la commission nommés par l’Assemblée ou choisis ès qualités comme les magistrats sont des représentants du pouvoir, c’est un pur procès d’intention.
L’opposition avait une figure de proue historique, Ismaïl Guedi Hared. Regrettez-vous la disparition, en septembre 2015, de celui qui aurait pu être votre principal concurrent ?
Guedi Hared était une personnalité respectée. Il comprenait ce qu’était l’exercice du pouvoir et voulait à tout prix éviter la violence. C’est après son décès que tout s’est disloqué. Le noyau dur de l’USN refuse l’élection, menace d’organiser une journée ville morte, appelle pratiquement au boycott et demande aux observateurs de ne pas venir. Guedi n’aurait pas laissé faire cela.
L’Union africaine, la Ligue arabe et la Francophonie ont annoncé l’envoi d’observateurs pour le scrutin. L’Union européenne, elle, propose des experts. Comptez-vous accepter ?
Non. Les experts sont des gens qui n’ont aucune responsabilité et qui produisent des rapports n’engageant qu’eux-mêmes. Ce que nous voulons, ce sont des observateurs.
Craignez-vous des tensions autour de l’élection ?
Nous ferons tout pour que tout se passe dans le calme et la sérénité. Même s’il est parfois bien difficile de dialoguer avec ces gens.
Il y a trois mois, le 21 décembre 2015, de violents affrontements ont eu lieu à Bouldouqo, dans le faubourg de Balbala. Ils opposaient des membres d’un clan issa, les Yonis Moussa, et les forces de l’ordre, et ont fait près d’une dizaine de morts. Vous ne vous êtes pas encore exprimé au sujet de ce drame. Quelle est votre explication ?
Des représentants et quelques leaders de cette communauté, qui se considère un peu comme les Pachtounes de Djibouti, c’est-à-dire comme les plus nombreux, ont voulu faire une démonstration de force et prouver qu’ils pouvaient mettre le chef de l’État à genoux. Ces gens, dont la nationalité djiboutienne a été acquise récemment et qui n’ont donc pas la même sensibilité nationale que les autres, ont préparé leur coup pendant deux ans. Ils ont loué des maisons, créé des comités et des cellules, levé des cotisations.
Début décembre, ils ont décidé d’organiser une activité dite culturelle, alors que nous sommes sous état d’urgence depuis l’attaque terroriste de Bamako. Ils ont néanmoins obtenu l’autorisation nécessaire, à une condition : que leur rassemblement ait lieu dans un endroit clos. Ils ont fini par accepter, et nous leur avons envoyé une cinquantaine de policiers désarmés pour les aider à transporter leurs stocks de vivres, d’eau, de médicaments et même de machettes depuis l’endroit où ils s’étaient rassemblés jusqu’au lieu convenu.
C’est alors que les jeunes de la tribu ont encerclé les policiers, puis les ont séquestrés. C’était un guet-apens. La gendarmerie a dû intervenir. Face à une foule au sein de laquelle certains brandissaient des fusils, des machettes et des couteaux, des gendarmes ont eu peur pour leur vie. Ils ont tiré. Il y a eu 7 morts et des blessés, dont 52 policiers.
Pourquoi avoir donné, le même jour, l’assaut au domicile de l’un des leaders de l’USN ?
Il n’y a pas eu d’assaut, mais une simple opération de police destinée à interpeller l’un des organisateurs du guet-apens de Bouldouqo, l’ancien maire de Djibouti, Abdourahman Mohamed Guelleh, dit TX. Il était en réunion avec d’autres chefs de l’USN, dont son président, un ex-ministre des Affaires religieuses et un député. Cinq policiers, équipés de flash-balls et de lacrymogènes, se sont donc présentés pour emmener TX. Ses compagnons et des jeunes qui se trouvaient là s’y sont opposés. Il y a eu une échauffourée et deux personnes ont été blessées. Mais il n’y a jamais eu de tirs à balles réelles, contrairement à ce qui a été prétendu.
Bouldouqo a été un drame, il faut le reconnaître
Qu’avez-vous fait pour apaiser les esprits ?
Bouldouqo a été un drame, il faut le reconnaître. Nous avons tout fait pour aider les familles des victimes et les dédommager. Nous avons libéré les personnes interpellées à la suite des événements, et j’ai reçu les notables de la tribu à la présidence.
TX, lui, est toujours en prison…
Son cas est en cours d’instruction. Lui et l’ancien ministre Hamid Sultan sont les cerveaux de toute cette histoire.
Vous avez demandé et obtenu, fin 2015, le départ de l’ambassadeur de France, Serge Mucetti. Est-ce lié à cette affaire ?
Absolument. TX était sous son influence, au point que cet ambassadeur était venu me voir pour me demander de le prendre dans mon gouvernement ! Le 21 décembre, M. Mucetti s’est permis d’évacuer lui-même, dans son propre véhicule, le député et l’ancien ministre, tous deux blessés, vers l’hôpital militaire français Bouffard, puis de nous interdire l’accès à ces deux personnes. Ces derniers temps, il ne cessait de s’ingérer dans nos affaires, allant jusqu’à reprocher à l’ambassadeur de Chine l’aide que nous accorde ce pays. Il a clairement outrepassé sa fonction.
Les relations entre Djibouti et la France en sont-elles affectées ?
Non. L’ambassadeur a été très vite remplacé et si nous prenions ombrage de ce type d’incident, il y a longtemps que nous serions à couteaux tirés avec Paris. Ce n’est pas le cas.
Le 2 mars, un tribunal britannique a innocenté l’homme d’affaires Abdourahmane Boreh, qui est aussi l’un de vos principaux opposants. L’État djiboutien l’accusait de détournement de fonds et de corruption. Comptez-vous faire appel ?
Bien sûr. Le juge Flaux a viré à 180 degrés par rapport à la dernière audience. Il avait alors reconnu qu’il y avait bien eu corruption dans l’affaire de la construction du terminal de Doraleh. Aujourd’hui, ce même juge estime que tous nos témoins ne valent rien puisqu’ils auraient été choisis et soudoyés par moi. En fait, il instruit mon propre procès !
Boreh va tout faire pour troubler le climat de la présidentielle et il ferait encore plus s’il n’était pas aussi pingre
Considérez-vous toujours M. Boreh comme le principal financier de l’opposition ?
Tout le monde le sait ! Boreh va tout faire pour troubler le climat de la présidentielle et il ferait encore plus s’il n’était pas aussi pingre. Mais nous sommes outillés face à ce genre de menace.
Derrière cette affaire, il y a les relations conflictuelles entre Djibouti d’une part, les Émirats arabes unis et l’opérateur DP World de l’autre…
Boreh est à l’origine de tout cela. Nous avons voulu faire comprendre aux Émiratis qu’ils devaient choisir entre un individu et un pays et que Djibouti allait poursuivre son développement, avec ou sans eux. Ils doivent admettre que Boreh travaillait pour nous et qu’il nous a trahis, nous comme eux, pour ses intérêts personnels.
Vos adversaires vous reprochent d’avoir nommé deux de vos proches parents au sein du gouvernement. L’un est ministre de l’Éducation, l’autre de la Communication. Que répondez-vous ?
Le premier, mon beau-fils, était déjà ministre quand il a épousé ma fille. C’est un garçon compétent, méritant, originaire d’une famille modeste et que j’ai aidé dans le cadre de ses études. Le second a remplacé un ministre du même clan que j’avais dû limoger. Devais-je me priver de leurs services ? Je ne le pense pas. Pour le reste, aucun de mes fils ne travaille ni ne cherche à travailler dans l’Administration.
Les Chinois sont incontournables aujourd’hui à Djibouti. Au point que certains vous accusent d’être en train de leur vendre le pays. Qu’en dites-vous ?
La critique est aisée mais, sans infrastructures, Djibouti n’avancera jamais. Or aucun autre pays n’a accepté de financer notre chemin de fer, par exemple. Les Chinois ont prévu de délocaliser 85 millions d’emplois à travers le monde, dont 20 % en Afrique. Ils ont sélectionné quatre destinations principales sur le continent : l’Éthiopie, le Kenya, le Sénégal et Djibouti, à cause de notre proximité avec l’Europe via le canal de Suez.
Leur projet est d’installer chez nous des usines textiles et de composants électroniques. Les premiers emplois devraient être créés dès 2017. Dans le fond, ceux qui nous critiquent à ce sujet paient le fait d’avoir été aux abonnés absents quand nous les avons sollicités. Je pense en particulier aux investisseurs français, qui n’ont jamais pris en considération notre position géostratégique.
La francophonie nous contraint, nous devons nous ouvrir à l’anglais
Si vous êtes réélu, quelles seront vos priorités ?
Tout est prioritaire ! Notre jeunesse, nombreuse et scolarisée, ne veut plus vivre en brousse et garder du bétail : elle veut des emplois modernes. À nous d’innover pour lui en trouver car, nous ne le savons que trop dans la région, les Shebab prospèrent sur le terreau du chômage. Autre chantier, complémentaire de celui-là : la décentralisation. Afin d’éviter l’exode vers la capitale, chacun doit avoir la possibilité de participer au développement tout en restant dans sa région.
L’éducation, aussi, est une priorité : la francophonie nous contraint, nous devons nous ouvrir à l’anglais, faire en sorte que les nouvelles technologies soient accessibles dès le primaire et que l’université propose des diplômes en adéquation avec le marché du travail. L’Administration doit être plus rapide, moins bureaucratique. Il faut combattre l’oisiveté, le tribalisme et la corruption, consolider la nation, renforcer l’État de droit… Certes, beaucoup a déjà été fait dans tous les domaines, et je pourrais me reposer sur mon dernier laurier : l’assurance-maladie universelle, mise en place en 2015. Mais je me suis fixé un cap : faire en sorte que dans cinq ans la république de Djibouti se tienne modestement debout et se suffise à elle-même. Je dois donc continuer.
Que diriez-vous à un électeur djiboutien afin de le convaincre de voter pour vous ?
Consulte ta tête et ton cœur, écoute ce qu’ils te disent. Choisis l’homme qui te rassure, celui qui améliorera tes conditions de vie et fera grandir ton pays. Vote pour celui qui t’aidera à devenir un Djiboutien droit dans ses bottes, sûr de ses droits, fier d’une nation digne de ce nom.
Depuis la réforme de 2010, la Constitution ne limite plus le nombre des mandats présidentiels. Faut-il rétablir ce garde-fou ?
Ce n’était pas un garde-fou, mais un cadeau empoisonné. Ce n’est plus nécessaire.
* Arrêté en 1968 par la police française pour avoir projeté d’assassiner Ali Aref, le président du Conseil du territoire, Khaireh a été condamné à perpétuité et envoyé en métropole pour y purger sa peine. En mars 1975, il a été échangé contre l’ambassadeur de France à Mogadiscio, lequel avait été enlevé par des activistes djiboutiens favorables au rattachement de la colonie à la « grande Somalie », avant de s’exiler en Éthiopie puis de revenir à Djibouti.
Guelleh tel qu’en lui-même
Une partie de l’histoire contemporaine de Djibouti se confond avec l’itinéraire de celui qui, après avoir dirigé le cabinet et les services de sécurité du premier chef de l’État, Hassan Gouled Aptidon, préside depuis avril 1999 aux destinées de ce pays dont l’importance géostratégique a toujours attisé les convoitises. D’où l’intérêt de cette biographie inédite d’Ismaïl Omar Guelleh, que notre ancien collaborateur Cherif Ouazani a rédigée sur la base de recherches et d’entretiens, tant avec l’intéressé qu’avec de multiples témoins de son parcours.
De 1947 à aujourd’hui, du petit-fils d’Ahmed Guelleh « Batal », grand notable issa cosignataire du traité additionnel avec la France, au président modernisateur, en passant par le policier indépendantiste, c’est toute une histoire de Djibouti que l’auteur nous donne à lire, avec les clés nécessaires pour la comprendre. Indispensable pour tous ceux que le destin de cette nation, dont l’existence même paraissait improbable, fascine.
>> Ismaïl Omar Guelleh, une histoire de Djibouti, de Cherif Ouazani, Les Éditions du Jaguar, Paris, 2016, 256 pages, 15 euros
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