Algérie : Amar Saadani, l’homme du président

Secrétaire général très controversé du FLN, ce proche d’Abdelaziz et Saïd Bouteflika est devenu l’une des pièces maîtresses du système. Au point de ne craindre rien ni personne. Enquête sur un stratège au bras long.

Amar Saadani, secrétaire général du FLN © AFP

Amar Saadani, secrétaire général du FLN © AFP

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Publié le 30 mars 2016 Lecture : 10 minutes.

«Je n’ai pas la marche arrière », aime à répéter Amar Saadani devant ses interlocuteurs. Comprendre : il ne recule devant rien, il fonce. Parmi les personnes qui en ont fait l’amère expérience, on peut citer Mohamed Charfi, l’ex-ministre de la Justice. Ce jeudi 29 août 2013, quelques heures à peine après avoir été élu secrétaire général du FLN, Amar Saadani s’empresse de le joindre par téléphone.

Passés les salamalecs, le nouveau patron du vieux parti entre dans le vif du sujet. L’air de rien, « amicalement » même, il propose à Charfi d’écarter le nom de Chakib Khelil, ex-ministre de l’Énergie et ami d’enfance du président Bouteflika, du dossier Sonatrach 2 comme « on extirpe un cheveu d’une pâte ». En échange, il garantirait son maintien au gouvernement. Choqué par un tel marché, l’intéressé raccroche et coupe son portable pendant plusieurs jours. Pourquoi diable Saadani s’est-il précipité pour plaider la cause de celui qui fut le « Monsieur Pétrole » du pays pendant près d’une dizaine d’années, avant d’être remercié en mai 2010 ?

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C’est que, deux semaines avant ce coup fil, Charfi avait donné son feu vert au parquet d’Alger pour lancer des mandats d’arrêt internationaux contre Chakib Khelil, son épouse et leurs deux enfants pour leur implication présumée dans le scandale de corruption qui avait éclaboussé le groupe pétrolier algérien. Mais notre ministre de la Justice ne tardera pas à prendre la mesure de la menace à peine voilée. Le 11 septembre, il est débarqué du gouvernement avec six autres ministres qui avaient eu l’outrecuidance de s’opposer à l’élection de Saadani. On ignore si le secrétaire général du FLN a agi de son propre chef ou s’il avait été mandaté par le président ou par son influent frère cadet, Saïd Bouteflika, mais l’éviction de Charfi préfigurait la place qu’allait prendre Saadani dans le « système ». Dernière preuve en date, le retour triomphal au pays, le 17 mars, après presque trois ans d’exil aux États-Unis, de Chakib Khelil. Qui peut remercier Saadani, lequel a fait campagne pour sa réhabilitation.

Un communicant qui n’accepte aucune contestation

Moqué, méprisé, craint, envié ou admiré, le patron du FLN est de facto devenu, deux ans et demi après avoir pris les commandes de l’ex-parti unique, une pièce maîtresse dans le clan présidentiel. Saadani, 65 ans, c’est d’abord un appareil politique qui compte 220 députés et 40 sénateurs totalement acquis à sa cause. Si ses prédécesseurs composaient avec la pluralité d’opinions et les antagonismes au sein du comité central, l’instance suprême du parti, lui n’accepte aucune contestation.

Au besoin, il sait montrer les crocs pour se faire entendre. Il a écarté des caciques et autres vieux cadors du FLN, placé ses hommes dans toutes les instances du parti, avant de s’entourer d’une nouvelle nomenklatura de députés milliardaires. La chefferie du groupe parlementaire du FLN ? Il l’a confiée à Mohamed Djemai, qui a fait fortune notamment dans la friperie. La vice-présidence de l’Assemblée nationale ? Il a tout fait pour qu’elle revienne à son ami Baha Tliba, jeune et richissime député surnommé « l’émir du Qatar d’Annaba ».

Saadani n’a été que très rarement recadré ou désavoué

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Saadani s’illustre aussi dans le registre de communicant. Depuis septembre 2013, il se pique d’être le porte-parole unique de la présidence de la République. Il annonce les remaniements ministériels, détaille l’agenda du chef de l’État, donne des nouvelles sur son état de santé et dévoile avant tout le monde des décisions présidentielles de la plus haute importance. Nul ne peut certifier que Bouteflika, qui ne le reçoit pas et ne le prend pas non plus au téléphone, l’ait missionné pour cette tâche. Il n’empêche que Saadani n’a été que très rarement recadré ou désavoué. Sans doute que sa grande proximité avec Saïd fait de lui l’un des meilleurs initiés des arcanes du pouvoir. Sans pour autant en être un intime, n’est-il pas en contact permanent avec le frère conseiller du président, avec lequel il s’affiche en voiture ou dans les allées de la résidence de Moretti, le compound ultrasécurisé de l’élite dirigeante sur le littoral ouest d’Alger ?

Proche d’Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, Saadani rencontre régulièrement celui-ci loin des bureaux des Tagarins, siège du ministère de la Défense. Signe évident des liens qui unissent les deux hommes, Gaïd Salah avait adressé à Saadani une lettre de félicitations et de soutien – une première pour la Grande Muette, dont le credo est de ne pas faire de politique – après sa réélection à la tête du parti en mai 2015. Mais Gaïd Salah n’est pas le seul gradé qu’il fréquente. Les bureaux d’Athmane Tartag, ex-chef de feu le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et désormais chargé de la coordination des services d’intelligence, n’ont plus de secret pour lui.

Aujourd’hui, il peut se permettre de contester le contenu de la nouvelle Constitution sans être rappelé à l’ordre

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Ce réseau de connexions dans la sphère présidentielle, avec le haut commandement militaire et la communauté du renseignement, ainsi qu’au sein du milieu des affaires confère un poids certain au chef du FLN. Aujourd’hui, il peut se permettre de contester le contenu de la nouvelle Constitution sans être rappelé à l’ordre. Il est même allé jusqu’à exiger que le poste de Premier ministre revienne à son parti, n’hésitant pas à dénigrer le chef de l’exécutif, Abdelmalek Sellal, dont il dit qu’il « n’est pas fait pour la politique ». Même le directeur de cabinet de la présidence, Ahmed Ouyahia, en prend pour son grade. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il soit éreinté par le chef du FLN, tant et si bien que leurs compatriotes les comparent à ces belles-filles qui se disputent les faveurs de leur belle-mère.

Un parcours teinté d’opportunisme

De simple agent dans une station d’essence d’El Oued, dans l’extrême sud-est du pays, à chef du plus vieux parti d’Algérie, en passant par la présidence de l’Assemblée nationale, le parcours de Saadani est un exemple d’opportunisme politique. « Il est d’une grande intelligence opérationnelle », dit de lui un ancien président de l’Assemblée nationale. Né en Tunisie, ce père de sept enfants a commencé sa carrière dans le syndicalisme au sein de Sonatrach, avant de bifurquer vers la politique. Le chanteur Abdellah Menai raconte que Saadani était un membre actif de sa troupe, ce qui vaudra à ce dernier le sobriquet de drabki (« percussionniste »). Un événement dramatique va changer la trajectoire de sa carrière.

Dans la nuit du 29 novembre 1991, plusieurs soldats sont tués et mutilés par un groupe terroriste dans l’attaque d’un poste militaire à Guemar, près d’El Oued. Pour neutraliser les assaillants, l’armée s’appuie notamment sur des notabilités locales, qui ont une profonde connaissance à la fois du terrain et des habitants. Parmi elles, un certain Amar Saadani. « On lui avait remis une arme de poing pour participer à la traque des terroristes, confie un haut gradé qui a participé à l’opération. Il s’est bien décarcassé pour nous aider. » Plus tard, Saadani fera partie des groupes de légitime défense (paramilitaires engagés dans la lutte contre le terrorisme) avant de frayer avec le DRS. « Il doit sa désignation comme mouhafed [commissaire politique] du FLN d’El Oued à sa proximité avec le Département, raconte un ex-officier. Sa collaboration aura été précieuse tant il était un bon connaisseur de cette zone frontalière. »

Il se rapproche à l’automne 1998 d’Abdelaziz Bouteflika, alors candidat à la succession du président Zéroual

L’ambition aidant, Saadani se fait élire député de sa circonscription lors des législatives de juin 1997. Mais alors qu’il fait son entrée dans l’hémicycle, les présidents des deux chambres du Parlement, ainsi que le groupe parlementaire du Rassemblement national démocratique (RND), reçoivent une requête d’un responsable du FLN – avec copie du jugement – qui réclame la levée de l’immunité parlementaire de Saadani, lequel, selon le plaignant, a été condamné à une année de prison pour « coups, blessures et destructions ». Une tache noire dans le CV de Saadani ? Il en faut plus pour démonter notre homme. Habile, il se rapproche à l’automne 1998 d’Abdelaziz Bouteflika, alors candidat à la succession du président Zéroual. « Il avait fait le tour de tous les candidats pour offrir ses services, avant d’opter pour celui que l’armée a adoubé, raconte un ex-ministre.

À l’époque, le futur chef de l’État l’appelait plusieurs fois par jour. » Première promotion : Saadani devient le président des comités de soutien de Bouteflika. Réélu député en 2002, il monte en grade, avant de connaître la consécration en juin 2004 : sur instructions du raïs, il est élu président de l’Assemblée nationale. « Le général Toufik [Mohamed Mediène, patron du DRS] avait émis des réserves sur sa désignation à ce poste, mais Bouteflika n’en a pas tenu compte, confie un député du FLN. Plus tard, le président se plaindra des frasques de Saadani, comme ce voyage privé au Maroc sans ordre de mission. Informé de cette escapade, il ordonnera son retour sur-le-champ. »

Le compagnonnage avec Bouteflika s’arrête brutalement en mai 2007 lorsque Saadani quitte le perchoir. Déçu par sa mandature, le président lui interdit même de se porter candidat à la députation. « Faux », rétorque l’intéressé, qui affirme avoir décidé de lui-même de prendre momentanément congé de la politique. S’ensuit alors une « traversée du désert » durant laquelle son nom sera associé à un scandale de détournement de 300 millions d’euros lié à des subventions agricoles dans le Grand Sud. « Des bobards », répond Saadani, qui met au défi ses détracteurs d’apporter le commencement d’une preuve sur son enrichissement présumé.

Sa relation avec les frères Bouteflika

On le croyait banni, cramé, désintégré, il reviendra triomphant. Été 2013. Bouteflika est hospitalisé en France pour soigner son AVC. Le patron du DRS, qui sera limogé en septembre 2015, se rend à son chevet. L’occasion d’évoquer le sort du FLN, resté sans secrétaire général depuis le départ d’Abdelaziz Belkhadem, en janvier 2013. Aparté entre Toufik et Saïd Bouteflika. Le premier est favorable à une direction collégiale en attendant la tenue du congrès, le second opte plutôt pour Saadani.

Dès le retour du président à Alger, son clan lance la machine pour la conquête du quatrième mandat. Le FLN étant une pièce essentielle du dispositif, il devient donc urgent d’en prendre le contrôle. Sauf que le projet de faire main basse sur l’ex-parti unique rencontre des résistances, voire des oppositions. Pour empêcher que le FLN ne tombe entre les mains de Saadani, Toufik charge Athmane Tartag, alors chef de la Direction de la sécurité intérieure (DSI), de le neutraliser. A-t-il désobéi aux consignes ? A-t-il été récupéré par Saadani ? Par le clan présidentiel ? Ou bien ce dernier a-til réussi à court-circuiter le DRS ?

Toujours est-il que Tartag paiera le prix de l’élection de Saadani. Écarté par son supérieur, il est aussitôt appelé comme conseiller à la présidence. « Le patron des services ainsi que le ministre de l’Intérieur ont plaidé auprès du président contre la désignation de Saadani, confie l’un de ses adversaires. Mais Bouteflika est passé outre. À vrai dire, la décision avait déjà été prise par le chef de l’État alors qu’il se trouvait en France. »

La désignation de Saadani était le souhait du président, car elle obéissait à une stratégie bien définie, décode un ministre qui a fait les frais de la purge gouvernementale

Dans la matinée de ce jeudi 29 août, Saïd Bouteflika fait passer la consigne aux ministres encartés FLN : « Ce sera Amar Saadani ! » Le bouche-à-oreille fait le reste dans les couloirs, les chambres et les suites de l’hôtel El Aurassi d’Alger. Et voilà le proscrit, celui qu’on accuse d’avoir amassé une fortune, qui revient dans la lumière. « La désignation de Saadani était le souhait du président, car elle obéissait à une stratégie bien définie », décode un ministre qui a fait les frais de la purge gouvernementale. Cette stratégie consiste surtout à empêcher que les troupes du FLN ne basculent du côté du candidat rival, Ali Benflis, qui avait dirigé le parti entre 2000 et 2003. Le FLN doit se mettre au seul service du quatrième mandat, défendre le président et cogner inlassablement sur l’opposition en lui reprochant de « semer le chaos dans le pays ».

Surtout, le grognard sert de porte-flingue pour dénigrer Toufik et mener une campagne d’une violence inouïe contre le DRS, qu’il accuse de comploter contre le chef de l’État et de fabriquer des dossiers pour salir ses proches. Saadani exécute parfaitement la feuille de route, tant et si bien que certains pensent que sa mission est aujourd’hui terminée puisque le DRS a été neutralisé avec le départ de Toufik, avant d’être dissous. Fin de mission pour celui qu’on surnomme Si Amar ? Lui ne l’entend pas de cette oreille. « Il est devenu aussi incontournable qu’incontrôlable, avertit un ponte du FLN. À l’exception de Bouteflika, personne n’est en mesure de remettre en question sa place dans le clan. »

Le résident de Neuilly

Longtemps, Amar Saadani aura mis au défi les journalistes d’apporter la preuve qu’il était propriétaire d’un appartement dans la ville huppée de Neuilly, près de Paris. Il finira par admettre cette acquisition en juillet 2015 dans les colonnes du quotidien El Khabar. « J’ai présenté au général Toufik les documents relatifs à ce bien immobilier, dira-t-il. Ma fille est malade. Elle se soigne à Paris depuis trois ans. Ses médecins m’ont conseillé de l’établir là-bas pour un meilleur suivi. Je ne pouvais pas la laisser sans prise en charge. »

Saadani a acheté, en 2009, via la SCI familiale L’Olivier, un appartement de 101,61 m2 pour 665 000 euros. Pour financer l’achat, il a contracté un prêt bancaire de 347 500 euros auprès du Crédit du Nord étalé sur une période de quinze ans. Le solde constitue l’apport personnel de l’acquéreur. Mais, contrairement à ce qu’il a déclaré, ce n’est pas sa fille qui est malade, mais sa petite-fille, née… deux ans après l’acquisition de ce quatre-pièces.

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