Opéra : Serge Kakudji , barroco tropical

Le contre-ténor Serge Kakudji entame la dernière étape de la tournée internationale de Coup fatal. Une composition qui mêle avec brio polyphonies congolaises et musique baroque européenne.

« L’art n’a pas de couleur. Il n’y a que des émotions. » © VINCENT FOURNIER/J.A.

« L’art n’a pas de couleur. Il n’y a que des émotions. » © VINCENT FOURNIER/J.A.

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 21 mars 2016 Lecture : 5 minutes.

Un opéra dansé ? Un ballet chanté ? Peu importent les dénominations, Coup fatal est un spectacle des plus réjouissants. Menés de main de maître par le guitariste-chef d’orchestre Rodriguez Vangama, douze musiciens à l’énergie débordante envahissent le plateau sous le regard tantôt protecteur, tantôt amusé du contre-ténor Serge Kakudji. Likembe (piano à pouces), balafons, marimbas et autres percussions interprètent une composition polyphonique congolaise signée Serge Kakudji et arrangée par Fabrizio Cassol. Une composition qui s’accorde parfaitement à la musique baroque qui a marqué de son sceau les XVIIe et XVIIIe siècles européens. Les arias des Allemands Haendel, Bach, Gluck ainsi que des Italiens Vivaldi et Monteverdi viennent tutoyer les rythmes de la rumba congolaise et s’y fondre. L’on glisse subtilement d’une atmosphère à l’autre sans qu’il y ait de juxtaposition. Tout est finement entremêlé pour ne faire plus qu’un et laisser la magie opérer.

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Ancrant le baroque européen dans ses racines congolaises à travers cette création chorégraphiée par le Belge Alain Platel, Serge Kakudji est parvenu à ciseler une œuvre à son image. Orfèvre délicat, celui qui, à l’âge de 7 ans, depuis son Katanga natal, a découvert par hasard, sur un écran de télévision, l’univers de l’opéra et se produit aujourd’hui sur les plus grandes scènes du monde ne se prend pas pour autant au sérieux. Coup fatal est empli d’humour et d’autodérision, malgré d’intenses moments d’émotion et de poésie où la voix aérienne du chanteur lyrique parvient à vous bouleverser profondément.

Un rideau confectionné à partir de douilles par le plasticien Freddy Tsimba traverse de long en large le plateau. Il rappelle que la violence est omniprésente dans le quotidien congolais. Le jeu des artistes avec les chaises bleues – fabriquées en Chine – des maquis témoigne d’une joie de vivre indéfectible. « Dans ce spectacle, il y a tout, le positif comme le négatif. La mort, la douleur font partie de notre quotidien, en RDC, en Syrie, mais aussi à Paris, comme nous l’ont prouvé les attentats de 2015. Mais cela ne doit pas nous empêcher de vivre. Célébrons la gaieté, l’allégresse. C’est la raison pour laquelle l’air final choisi est celui de l’aria de Rinaldo, de Haendel, avec ces mots emplis d’espoir : « Lascia ch’io pianga mia cruda sorte / E che sospiri la libertà ! » [« Laissez-moi pleurer mon sort cruel / Et aspirer à la liberté ! »] », chante Serge Kakudji, attablé face à la tour Eiffel, dans les salons du Théâtre de Chaillot.

L’espoir et la liberté l’ont toujours guidé, lui qui a choisi de faire carrière dans un univers artistique peu familier à ses concitoyens et où les Noirs n’ont que peu de visibilité en Occident. « Dans le milieu de l’opéra en Europe, on a du mal à croire que je puisse venir d’Afrique. On m’attend au tournant », avoue-t-il tout en reconnaissant construire sa carrière sur cette curiosité qu’il peut susciter. « Lorsque j’interprète un César noir, ça crée un certain intérêt et attire l’attention sur moi. C’est certain. À moi de la transformer en quelque chose de positif qui me permette de faire davantage voler en éclats les émotions. Mais l’art n’a pas de couleur. Ceux qui ne l’acceptent pas et refusent d’attribuer un rôle baroque à un Noir n’ont rien compris à la culture », confie celui qui a vécu le racisme au plus profond de sa chair, lors d’une agression en Italie, en 2015. Un acte lâche, violent, qui lui a valu d’être hospitalisé et l’a obligé à se produire, en décembre 2015, en fauteuil roulant sur la scène du Théâtre de Chaillot, à Paris.

Si Serge Kakudji peine à avouer que cette agression raciste l’a profondément marqué, il tient à afficher une résilience à toute épreuve qui fait difficilement illusion. Le jeune homme de 26 ans en est profondément meurtri et doit enchaîner les opérations et les séances de rééducation. « Je dois endurer tout cela parce que je suis noir ! Mais durant toute cette période sombre, la lumière m’a toujours donné la force de me battre et de continuer à chanter et de célébrer cet art que ces pauvres d’esprit veulent m’empêcher de faire mien », défend-il.

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Élève au conservatoire de Namur, en Belgique, et de Saint-Maur-des-Fossés, en banlieue parisienne, après s’être fait remarquer lors d’un festival au Zimbabwe en 2006, Serge Kakudji a profité du soutien de Lokua Kanza et de la soprano américaine Laura Claycomb. Cette solide formation lui a permis d’intégrer l’équipe du spectacle Pitié !, inspiré de la Passion selon saint Matthieu de Bach, des Ballets C de la B, et de parcourir pendant deux ans le monde entier, du Japon à la RDC, où la pièce a été présentée en 2010 à Kinshasa. Serge Kakudji en est convaincu : l’art lyrique peut être et doit être africain. Raison pour laquelle il a notamment créé Likembe Opera, premier du genre à être composé en swahili. Et qu’il travaille au lancement à Lubumbashi d’une fondation, qui regrouperait à terme une maison de production et un conservatoire, afin « d’aider à structurer la musique congolaise » et d’apporter un peu d’espoir à des adolescents en mal d’avenir.

Je suis un vendeur de rêve, un ambassadeur de la jeunesse et de la vie

« Je suis un vendeur de rêve, un ambassadeur de la jeunesse et de la vie », défend le contre-ténor, qui anime régulièrement des ateliers pour des enfants congolais, qui découvrent une musique jusqu’alors inconnue. « Le plus beau compliment qu’on m’ait fait ? En m’entendant, l’un de ces jeunes s’est exclamé : « On ne dirait pas que tu es noir, quand tu chantes ! On ressent juste la joie. » Il avait tout compris. L’art transcende les prétendues races et nous rappelle que notre âme n’a pas de couleur. Il n’y a que les émotions », s’enthousiasme-t-il, conservant son indéniable foi en l’humanité.

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Grâce à cela, le contre-ténor est parvenu à entretenir le lien fragile qui le relie au continent : « Être artiste en Afrique est une situation précaire. Ma famille ne voulait pas que je le devienne. J’ai dû défendre mon choix. Le plus dur, c’est quand j’entends dire « Ah ! Lui, il n’est plus des nôtres, il est parti. » Pour moi, si je perds ce qui fait que je suis un enfant d’ici, tout est foutu. J’ai dû recréer du lien avec mon pays. Le seul moyen d’y parvenir était de le faire justement avec la musique. » Et quoi de plus emblématique que la sape pour représenter le Congo dans Coup fatal ?

« En RDC, tout artiste est un sapeur. La sape est devenue un art où tout est permis. Il n’y a pas de normalité dans ce mouvement, mais une totale liberté à assumer, qui permet de vivre à fond le présent dans un pays où le futur n’existe pas », affirme Serge Kakudji. Les tenues vives et loufoques qu’endossent les musiciens de Coup fatal détonnent avec l’univers parfois poussiéreux de l’opéra et apportent sans conteste un coup de fouet à une création originale, même si elles entretiennent une image d’Épinal qui pourrait devenir caricaturale si l’on n’y prend garde.

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