Burkina : Koglweogo, les justiciers de la brousse
Dans des campagnes depuis longtemps abandonnées par l’État, les milices d’autodéfense prolifèrent. Tour à tour policiers, juges et bourreaux, les Koglweogo font régner l’ordre aussi bien que la terreur.
Voilà bientôt deux heures que l’on discute à l’abri du soleil, sous l’œil de « ses » petits dont certains sont armés, quand Saïdou Zongo voit une main sortir de la forêt de bustes qui fait rempart derrière lui et lui tendre un téléphone. Assis sur un vieux fauteuil en bois, le chef des Koglweogo de Sapouy, une commune située à une centaine de kilomètres au sud de Ouagadougou, écoute sans mot dire. Son interlocuteur parle vite et fort. L’assemblée a compris. Quand Saïdou Zongo raccroche, les hommes qui l’entourent exultent.
Il y a cinq jours, des brigands ont attaqué une localité située à plusieurs dizaines de kilomètres d’ici. Immédiatement, les Koglweogo les ont pris en chasse. C’est l’un d’eux qui vient d’appeler : les voleurs ont été retrouvés, l’un d’eux a été tué. « Ils doivent savoir qu’ils paieront le prix de leur forfait », glisse un jeune vêtu de l’uniforme « officiel » des Koglweogo (un ensemble pantalon tunique couleur sable), un vieux fusil de chasse calibre 12 à la main.
Des milices pour « se défendre »
Cela faisait donc deux heures, ce mercredi 2 mars, que Zongo, un vieil homme élégamment vêtu d’un boubou bleu, se présentant comme un éleveur à qui l’on avait volé toutes ses bêtes en moins de deux ans (« 36 moutons, 28 bœufs et 50 chèvres »), m’expliquait pourquoi il avait décidé, avec d’autres, de prendre les armes pour assurer sa propre sécurité. Il y avait trop de vols, trop d’impunité, disait-il. La police et la gendarmerie ne faisaient rien. La justice relâchait les criminels. Les victimes n’étaient jamais indemnisées.
Pour devenir membre, m’avait-il expliqué, il suffit de donner son numéro de téléphone, de présenter une photocopie de sa pièce d’identité et de verser 1 000 F CFA (environ 1,50 euro). Ici, pas de formation au tir : tout le monde sait se servir d’un fusil. Pas de cours sur le droit pénal au Burkina non plus, encore moins sur les droits de l’homme. « On se défend, c’est tout. Le jour où il n’y aura plus de voleurs, nous disparaîtrons », assure le chef.
Des milices comme celle dirigée par Saïdou Zongo, on en compte des dizaines aujourd’hui au Burkina Faso. « Elles ont proliféré à une vitesse vertigineuse ces derniers mois », constate Chryzogone Zougmoré, le président du Mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples (MBDHP). Toutes ou presque portent le même nom (koglweogo est une contraction de deux mots morés que l’on pourrait traduire par « les gardiens de la brousse »). Elles sont connectées les unes aux autres et se sont donné pour mission de mettre fin aux vols dans les campagnes. « Ce phénomène n’a rien de nouveau, explique Zougmoré. Cela fait près de dix ans qu’il est apparu. »
Depuis quelque temps, les Koglweogo font comme si l’État n’existait plus : ils arrêtent les suspects, leur extirpent des aveux et les punissent en conséquence
Mais il a évolué : au début, les Koglweogo servaient d’informateurs zélés, voire de supplétifs. Quand ils arrêtaient un voleur, ou ce qu’ils croyaient être un voleur, ils le remettaient aux forces de l’ordre. Ce n’est plus le cas. Depuis quelque temps, les Koglweogo font comme si l’État n’existait plus : ils arrêtent les suspects, leur extirpent des aveux et les punissent en conséquence. En brousse, on voit même des miliciens munis d’une pancarte « Halte Koglweogo » effectuer des contrôles sur les pistes.
En janvier, le MBDHP a publié un rapport accablant sur les agissements des Koglweogo, dans lequel Paul Zoungrana racontait son calvaire. Un jour de novembre, un homme habitant un village voisin l’a accusé d’avoir volé deux de ses bœufs. Sept jours durant, il a été ligoté, fouetté et même brûlé par les Koglweogo, avant d’être relâché. « Ces différents éléments révèlent l’existence dans notre pays d’une organisation armée non républicaine, sans limite territoriale et avec un pouvoir d’arrestation, de verbalisation et de torture, voire d’exécution sommaire », concluait le rapport.
Le code pénal des Koglweogo
À Sapouy, Saïdou Zongo me fait passer un simple bout de papier sur lequel a été tracé un tableau. Il s’agit en réalité d’un précieux document pour tous les Koglweogo du pays : c’est, pour reprendre les mots d’un officier porté sur le sarcasme, « leur code pénal à eux ». Il est rudimentaire. Pour chaque type de vol recensé (il y en a 18) sont prévus un « montant à payer » et une « punition », toujours la même (des coups de fouet). L’amende, elle, varie mais inclut à chaque fois une « participation » de 5 000 F CFA qui correspond aux « frais de corde », celle qui sert à attacher les suspects durant leur interrogatoire.
Ici, celui-ci se fait en plein air, au pied d’un arbre aux branches duquel sont suspendus les fétiches des voleurs arrêtés. « On les attache là et on les interroge. On les garde jour et nuit. On ne les laisse jamais seuls », explique fièrement Hadama Sawadogo, un ancien gendarme à la retraite. La plupart du temps, ils avouent (mais ont-ils le choix, quand le supplice dure deux ou trois jours ?) et ils paient. « L’argent sert à payer l’essence des motos et les munitions », jure Zongo. En six mois, « trente gros voleurs » auraient été punis.
C’est devenu une vraie entreprise. Or une entreprise a besoin d’argent. Quand il n’y aura plus de voleurs, ce sont eux qui voleront », prédit un enseignant
Au village, beaucoup se disent satisfaits de l’action des miliciens. Il n’y a plus de vol de bétail : voilà bien l’essentiel dans ces contrées où l’on vit de l’élevage. Des voix discordantes se font entendre, mais elles sont rares. « C’est devenu une vraie entreprise. Or une entreprise a besoin d’argent. Quand il n’y aura plus de voleurs, ce sont eux qui voleront », prédit un enseignant qui a requis l’anonymat. D’autres parlent d’une terreur rampante. « Si on s’oppose à eux, qui dit qu’ils ne vont pas nous le faire payer ? » peste un fonctionnaire. Au commissariat, on assure que plusieurs commerçants ont été sommés d’adhérer à l’association et de la financer.
Entre les policiers et les miliciens, c’est peu de dire que la méfiance est de mise. « Il n’y a aucune collaboration entre nous », affirme Patrice Zonou, le commissaire adjoint, qui rappelle que certains des Koglweogo de Sapouy ont été mêlés, dans le passé, à des trafics d’armes, des escroqueries et du recel de bétail. « Les Koglweogo sont à la fois policiers, gendarmes, procureurs et juges. Ils font notre travail ! » ajoute-t-il, tout en admettant son impuissance. « On est quinze, ils sont deux cents… Ils circulent avec des armes, c’est interdit, mais on n’intervient pas. »
Des milices qui défient l’autorité de l’État
Quelques jours avant notre rencontre, Sapouy avait fait la une des journaux. Un homme accusé d’avoir volé un bœuf n’avait pas survécu à un interrogatoire de trois jours. « On l’a fouetté, mais pas plus fort que les autres, raconte Zongo. Nous n’avions pas l’intention de le tuer. » Quand les policiers apprennent son décès, ils se rendent sur place. « Les Koglweogo étaient en train de l’inhumer. Ils n’avaient même pas prévenu la famille ! raconte le commissaire. On a dû exhumer le corps, qui présentait des traces de torture au dos, à la tête. Nous avons invité les responsables à passer au commissariat pour s’expliquer. Mais ils ne sont pas venus. Et quand nous sommes allés les chercher, ils nous ont menacés. »
Devant la fronde, des renforts sont envoyés. Le face-à-face, filmé par les caméras des télévisions, est tendu. Les Koglweogo de toute la région ont fait le déplacement. « Nous étions 20 000 », clame Zongo. En fait, ils n’étaient pas plus de 300, mais ils étaient armés. « S’ils veulent arrêter quelqu’un, qu’ils arrêtent tout le monde », rétorquent les Koglweogo.
Nous avons besoin de l’aide des milices. Mais il faut les encadrer, affirme Simon Compaoré
Aujourd’hui, ces derniers ne se contentent plus de se faire justice eux-mêmes : ils défient également l’autorité d’un État auquel ils ne font plus confiance. Fin mars, ils ont bloqué des routes afin d’exiger la libération de dix des leurs, accusés d’actes de torture. « Ils ne craignent plus les forces de l’ordre », s’inquiète un haut gradé de l’armée. Conscient que la situation est explosive (et que l’État est défaillant), le ministre de la Sécurité intérieure, Simon Compaoré, qui a rencontré à plusieurs reprises des représentants des Koglweogo depuis qu’il a pris ses fonctions en début d’année, tient un discours mesuré. « Celui qui se trouve à 500 km de Ouagadougou a besoin d’être en sécurité, affirme le ministre. Il y a 8 900 villages dans le pays. Les forces de l’ordre ne peuvent pas être partout [elles sont absentes sur près d’un quart du territoire]. Nous avons donc besoin de l’aide des milices. Mais il faut les encadrer. »
À Sapouy, ce sentiment d’abandon saute aux yeux. Il s’accompagne bien souvent d’un sentiment d’injustice. « Quand un voleur tue un éleveur, personne n’en parle. Mais quand un Koglweogo tue un voleur, on envoie des bataillons de policiers et des hélicoptères. Vaut-on moins que les voleurs ? » s’indigne Yacouba Kaboré, le secrétaire de l’association.
À l’issue de notre entretien avec les Koglweogo, plusieurs victimes de voleurs ont tenu à me raconter leur histoire. Il y avait là un vieil homme de 72 ans, qui disait avoir perdu 57 bœufs en un seul jour, puis toutes ses économies (« 3,7 millions de F CFA ») les semaines suivantes, après avoir été « arnaqué par les forces de l’ordre et la justice ». Il y avait aussi cette femme accompagnée d’un petit garçon : une veuve et son fils. Son mari, disait-elle, avait été tué par des bandits il y a sept mois. « Si on retrouve le meurtrier, il n’y aura pas de débat », a-t-on alors entendu dans l’assemblée : « Ici, on remplace une vie par une vie. »
COMPRENDRE COMMENT ON EN EST ARRIVÉ LÀ
À Ouagadougou comme à Sapouy, les membres du Mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples (MBDHP) font preuve d’une grande modération lorsqu’il s’agit d’évoquer le cas des Koglweogo. « C’est très inquiétant ce qui se passe, admet son président, Chryzogone Zougmoré. Il y a des dérives. Mais il faut comprendre pourquoi on en est arrivé là. C’est le résultat de trois phénomènes : la hausse de l’insécurité depuis une vingtaine d’années, dans les villes mais surtout dans les campagnes ; la démission totale de l’État en la matière, et ce même lorsque Blaise Compaoré était au pouvoir ; et enfin un manque de confiance envers les institutions de la République. Tant qu’on n’aura pas réglé ces problèmes, il sera vain de vouloir interdire ces milices. »
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