Sur le qui-vive

Face aux attentats terroristes qui meurtrissent l’Afrique, comment les entreprises s’organisent-elles pour protéger leurs sites, leurs employés et leurs clients ?

Devant la centrale d’Azito, à Yopougon (Abidjan), en 2012. © LUC GNAGO/REUTERS

Devant la centrale d’Azito, à Yopougon (Abidjan), en 2012. © LUC GNAGO/REUTERS

ProfilAuteur_ChristopheLeBec

Publié le 4 avril 2016 Lecture : 9 minutes.

La multiplication des attentats en Afrique ravive les inquiétudes des entreprises au-delà de la bande sahélo-saharienne, de la Libye et de la Somalie. Après les attaques terroristes à Grand-Bassam (Côte d’Ivoire, le 13 mars), contre les champs gaziers de Statoil et BP à In Salah (Algérie, le 18 mars) puis à Bamako (Mali, le 21 mars), le sentiment d’insécurité grandit. « Plus aucune entreprise en Afrique n’élude le risque terroriste, notamment les groupes français, particulièrement visés du fait de l’opération Barkhane menée contre Aqmi », assure Bertrand Monnet, titulaire de la chaire « management des risques criminels » à l’Edhec Business School à Lille (France).

« Alors qu’Aqmi et Boko Haram ont perdu militairement du terrain et que les rares entreprises encore présentes dans leurs zones de prédilection sont protégées comme des forteresses, les terroristes préfèrent frapper derrière les lignes de front, dans une capitale comme Bamako ou Ouagadougou, et même désormais dans un pays plus éloigné comme la Côte d’Ivoire, poursuit le spécialiste. Et ils privilégient des cibles symboliques : les groupes occidentaux et leurs expatriés. »

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Bien sûr, les accidents de la route, le paludisme ou la criminalité classique font au sein des multinationales plus de victimes que le terrorisme. « Mais son impact psychologique est plus fort sur leurs employés, en particulier les expatriés, ainsi que sur leurs partenaires, financiers comme opérationnels », complète John Seddon, directeur associé du groupe britannique Control Risks, l’un des leaders de l’analyse des risques pour les entreprises. « Depuis l’attentat de Grand-Bassam, nous avons eu de nombreuses demandes concernant le Sénégal, un pays jugé semblable à la Côte d’Ivoire par les investisseurs », note l’expert, dont l’entreprise n’a pourtant pas classé le pays dans les régions « rouges » les plus exposées.

Les grands groupes et les PME occidentales menacés

Peu enclines à discuter avec les médias des dispositions prises pour conjurer le risque terroriste – sollicités par J.A., de nombreux groupes occidentaux ont refusé de s’exprimer -, quasiment toutes les entreprises européennes, américaines et japonaises ont pourtant mis en place des organisations spécifiques. « Moins visés, les groupes russes, indiens et chinois sont moins en pointe sur le sujet », relève Bertrand Monnet.

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Les grands groupes français sont parmi les plus organisés. « Les expatriés et les cadres en déplacement peuvent constituer des cibles », reconnaît le DRH d’une entreprise très présente sur le continent et dont la sécurité fait l’objet d’un processus d’amélioration permanent. « Les premières mesures formalisées dans un document concernant l’Afrique datent de 2009, indique-t-il. La direction de la sûreté du groupe, composée d’anciens policiers et militaires français, met à disposition de tous les salariés, sur son intranet, des fiches établissant le niveau de risque des différents pays d’implantation, à partir de sources internes à l’entreprise, mais aussi de données du ministère des Affaires étrangères et de sociétés privées comme Control Risks. »

Le groupe Vergnet, spécialisé dans les énergies renouvelables, s’est organisé pour parer au pire

Les PME occidentales, elles aussi, ne peuvent plus ignorer la menace. Traumatisé par l’enlèvement, fin 2012, d’un de ses collaborateurs à Katsina, dans le nord du Nigeria, le groupe Vergnet, spécialisé dans les énergies renouvelables, s’est organisé pour parer au pire. « Nous avons embauché un responsable de la sécurité, qui coordonne un audit systématique des risques, notamment terroristes, dans tous les pays où nous songeons à nous implanter et sur tous les chantiers envisagés », indique Jérôme Douat, patron de cette entreprise française de 185 salariés présente en Mauritanie, au Niger, au Nigeria, au Tchad et en Éthiopie.

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« On ne peut pas empêcher un acte isolé, mais on se doit d’avoir anticipé pour pouvoir réagir rapidement si un problème survenait », estime-t-il. Pour ce faire, il échange régulièrement avec le ministère français des Affaires étrangères, dont il utilise le système Ariane, qui permet un contact par SMS avec l’ambassade de France en cas d’événement dangereux.

La sécurité a un coût

Cette sécurité a un coût élevé. Il est désormais intégré dans les budgets des entreprises habituées au continent, mais il peut s’avérer rédhibitoire pour les nouveaux venus et pour les sociétés les plus petites. « Chez Vergnet, c’est la direction générale qui supporte ces frais, et non pas les projets, pour être sûr de ne pas lésiner sur les moyens, explique Jérôme Douat. Mais ces dépenses sont lourdes pour des entreprises de petite taille comme la nôtre, pour lesquelles il est plus difficile de mutualiser les moyens. Mon précédent employeur, Bouygues Construction, pouvait aller jusqu’à mobiliser ses propres avions pour secourir un salarié. » Bertrand Monnet, de l’Edhec, souligne par ailleurs que « le coût des assurances des personnes et des projets peut aussi fortement augmenter, notamment si des assureurs tels que la Miga [filiale de la Banque mondiale] ou le français Coface prévoient un « risque de guerre » dans un pays donné ».

Au-delà des coûts des consultants, des agents privés de sécurité et des assurances, les groupes les plus exposés – notamment miniers et pétroliers – doivent parfois payer une contribution aux États pour la protection de leurs implantations par des militaires ou des policiers, souvent les seuls autorisés à faire usage d’armes à feu. « Cela peut être une dépense très importante. C’est en général un consultant, souvent un ancien officier occidental, qui coordonne les forces de sécurité du pays autour d’une entreprise extractive », note Bertrand Monnet, pour qui la sécurisation d’un site pétrolier dans le delta du Niger, par exemple, peut représenter de 5 % à 10 % du coût total du projet.

Au Mali, le grand complexe aurifère de Loulo-Gounkoto, exploité par le britannique Randgold Resources, était auparavant sécurisé par des sociétés privées ; l’accès est désormais aussi protégé par des gendarmes en armes, et des membres de l’armée malienne sont présents jusqu’à l’intérieur de la mine. Même type de dispositif en Algérie, autour des sites gaziers d’In Amenas et d’In Salah, qui ont été victimes d’attaques terroristes. Le 18 mars, c’est l’armée algérienne, qui gardait le site d’In Salah, qui a repoussé les assaillants.

Le secteur touristique sur la brèche

Les établissements qui accueillent des expatriés et des touristes, en particulier les hôtels, ont dû s’équiper pour rassurer. En Tunisie, la menace terroriste est prise au sérieux depuis longtemps : dans les établissements de standing, chaque véhicule est fouillé et les visiteurs passent tous par un portique de sécurité. C’est désormais aussi le cas au Maroc. La prise de conscience est plus récente au Sénégal, qui craint d’être touché à son tour. Aux Filaos, un complexe hôtelier de la station balnéaire de Saly, au sud de Dakar, l’attentat de Grand-Bassam a entraîné une remobilisation. « Une réunion s’est tenue le 21 mars avec les différents chefs de service afin de renforcer le dispositif de sécurité, avec fouille et détecteur de métaux. Il leur a été demandé une vigilance accrue sur l’accès à la plage », détaille Ibrahima Sarr, le directeur général.

L’État sénégalais soutient le secteur touristique. « Depuis le week-end du 19-20 mars, d’importants moyens ont été déployés : patrouilles le long des plages, surveillance aérienne et maritime du littoral », apprécie le dirigeant d’un hôtel voisin. Un relèvement de la sécurité des hôtels d’autant plus nécessaire que les grandes compagnies l’auditent désormais avant d’y envoyer leurs cadres en déplacement. « Après les attentats de Ouagadougou, nous avons passé en revue tous les hôtels en Afrique », indique le DRH d’un grand groupe français. De son côté, une filiale d’une société asiatique préfère pour le moment ne plus loger ses invités dans les hôtels du groupe Accor… du fait de sa nationalité française.

En Tunisie, les hypermarchés franchisés comme Carrefour et Géant se sont équipés de scanners

Les centres commerciaux sont également sur la brèche. L’attentat contre celui de Westgate, à Nairobi, en septembre 2013, est encore dans toutes les mémoires. En Tunisie, les hypermarchés franchisés comme Carrefour et Géant se sont équipés de scanners et ont doté leur personnel affecté à la surveillance de petits appareils de détection de métaux d’une valeur de 250 euros l’unité. Même mobilisation à Dakar, mais plus récente. « Nous avons renforcé la sécurité sur les sites, avec des effectifs de gardiennage supplémentaires et un recours accru à la vidéosurveillance et au matériel de détection de métaux », précise Christophe Petit, directeur général de Damag Sénégal, qui détient des supermarchés Casino dans le centre-ville de Dakar, dans la zone huppée des Almadies, dans le centre commercial Sea Plaza et à Mbour.

« Le management des filiales de multi-nationales peut aussi être bouleversé du fait du risque terroriste, avec une nette diminution du nombre d’expatriés au profit de cadres locaux », remarque Bertrand Monnet. Une mesure motivée aussi par des raisons économiques. Chez Randgold Resources, par exemple, la quasi-totalité des projets miniers sont désormais dirigés par des locaux. Même diminution du dispositif expatrié chez Vergnet : « Sur chacun de nos chantiers, qui peuvent compter jusqu’à 150 travailleurs, nous avons réduit le nombre d’expatriés à seulement deux ou trois en moyenne », affirme Jérôme Douat. Quant aux déplacements, ils sont limités, voire carrément interdits au Mali par certaines sociétés américaines de conseil. « Dans certains pays, nos salariés en déplacement n’ont pas l’autorisation de prolonger leur séjour sur place, ne serait-ce que d’un week-end », indique notre DRH.

Reste un coût majeur qui pourrait affecter certaines entreprises : celui des amendes infligées par les États aux groupes qui n’ont pas tout mis en œuvre pour empêcher l’utilisation de leurs services par les terroristes. « Sur ce plan-là, les 5,2 milliards de dollars [environ 4,6 milliards d’euros] que MTN doit payer à l’État nigérian pour n’avoir pas désactivé les cartes SIM de ses clients inconnus est un premier exemple inquiétant », juge Bertrand Monnet, selon qui les opérateurs de téléphonie, les sociétés de transfert d’argent et les banques vont devoir rapidement mettre en place des procédures de contrôle d’identité renforcées pour faire face à ce coût imprévu. C’est là le propre du terrorisme : il frappe toujours là où on ne l’attend pas.

Sousse, le 1er juillet 2015. © BECHIR TAIEB/AFP

Sousse, le 1er juillet 2015. © BECHIR TAIEB/AFP

Quel impact sur l’économie ?

En Tunisie, le tourisme subit de plein fouet la menace jihadiste, tandis que la contrebande prospère. Trois attentats, au Bardo, à Sousse puis à Tunis, ont affecté l’économie tunisienne en 2015, portant un coup fatal au tourisme, un secteur qui représentait 15 % du PIB jusqu’en 2010 et assurait des entrées en devises. Si bien que l’État se prépare à lever un emprunt international pour renflouer ses réserves en euros et en dollars. Conséquence immédiate des attaques terroristes : 80 % d’annulations sur la haute saison 2015, soit 450 millions d’euros de pertes, selon Selma Elloumi Rekik, ministre du Tourisme.

Le terrorisme a largement nui à l’économie en favorisant, via les frontières poreuses avec la Libye, la contrebande d’armes, d’essence, de drogues et de cigarettes, au point que l’économie « grise » représente plus de 50 % du PIB, selon le patronat. Aucune mesure efficace n’a été prise pour endiguer ce phénomène. La tentative de Daesh d’instaurer un émirat à Ben Guerdane (Sud), le 7 mars, révèle un lien, dans les régions exclues du développement, entre poussée du terrorisme et affaiblissement de l’économie.

Le nord du Cameroun affaiblie par la menace terroriste

Cible de Boko Haram, le nord du Cameroun, jadis plaque tournante du commerce régional, souffre. Patron de la Nouvelle Tannerie du Cameroun (Notacam), principale entreprise de transformation du cuir de l’Extrême-Nord, Adamou Siddiki cache mal sa désolation depuis les premières incursions des islamistes nigérians de Boko Haram sur le territoire, en 2014. « Des pans entiers de l’économie régionale sont à l’arrêt. C’est le cas des exportations vers le Nigeria du bétail, des agrumes, des oignons, des céréales et de l’huile raffinée, qui constituaient d’importantes sources de devises pour le Cameroun », regrette-t-il, alors que son activité tourne au ralenti.

Également à l’arrêt, le bitumage de la stratégique route Kousseri-Mora-Maroua. L’enlèvement de travailleurs a fini par dissuader l’entreprise chinoise chargée du projet. Pis, les localités d’Amchidé, de Fotokol et, de l’autre côté de la frontière, de Gambaru, jadis plaques tournantes des échanges entre le Cameroun et le Nigeria et désormais cibles d’attaques de Boko Haram, sont délaissées au profit de Mokolo et de Guider, plus au sud.

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