Achille Mbembe : « La violence anticoloniale était libératrice. La violence terroriste veut détruire la démocratie »
La sécurité et les libertés sont-elles compatibles ? Face aux attentats, la guerre est-elle la solution ? Le modèle occidental est-il adapté à l’Afrique ? Alors que son prochain ouvrage paraît le 31 mars, l’intellectuel camerounais s’est plié à nos questions et nous livre ses réponses.
Côte d’Ivoire, Mali, Nigeria, Cameroun, Tchad, Niger, Tunisie, France, Belgique… Le terrorisme n’épargne personne. La violence et la fréquence des attaques obligent les pouvoirs à riposter, à traquer l’ennemi et à parer à de nouvelles attaques : envoi de troupes françaises sur le continent, restrictions des libertés publiques, mise en place de couvre-feu, déchéance de la nationalité… La tentation de faire de l’état d’exception une nouvelle norme est grande, risquant par là même de saper les fondements d’une démocratie que l’on entend défendre. Alors que résonnent encore les tirs de kalach de Grand-Bassam et les déflagrations de Bruxelles, il est certes urgent de réagir. Mais il est tout aussi urgent de prendre son temps pour trouver des solutions pérennes à cette situation inédite. Le temps de l’action doit être aussi celui de la réflexion.
Professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand de Johannesburg, régulièrement invité à enseigner à Duke ou à Harvard, le philosophe camerounais Achille Mbembe est un observateur aguerri de l’évolution de notre monde. Depuis plus de quinze ans et la parution en 2000 de son ouvrage De la postcolonie, l’auteur de Sortir de la grande nuit (2010) et de la Critique de la raison nègre (2013) décrypte les mutations africaines et les confronte aux évolutions des sociétés postcoloniales européennes, les unes étant liées aux autres, et inversement. Son nouvel essai, paru le 31 mars, ne fait pas exception et se révèle un outil précieux pour comprendre ce qui survient aussi bien au Nord qu’au Sud. Moins épais que ses précédents livres, Politiques de l’inimitié n’en est pas moins dense.
Plus que jamais nous devons penser un autre monde, qui ne soit plus fondé sur une utopie marchande où l’argent est roi
Le constat de ce fidèle lecteur de Frantz Fanon est sans appel : la guerre est devenue non plus l’exception, mais un état permanent, « le sacrement de notre époque », et les démocraties libérales en sont venues à « endosser les habits de l’exception » et « à vouloir exercer la dictature contre elles-mêmes et contre leurs ennemis ». L’un des plus grands défis auxquels nous devons faire face, prévient-il, est de défendre nos démocraties en intégrant cet « autre » dont nous ne voulons pas afin de construire un futur qui nous soit commun.
Chaque jour, nous payons le prix d’une politique funeste qui repousse au-delà de nos frontières celui qui n’a pas la même religion que nous, pas la même couleur de peau ou qui n’appartient pas à la même ethnie. Plus que jamais nous devons penser un autre monde, qui ne soit plus fondé sur une utopie marchande où l’argent est roi, mais où la dignité de tous est respectée.
Jeune Afrique: Face au terrorisme, les sociétés répondent par la guerre. Mais ce remède est aussi un poison, dites-vous.
Achille Mbembe : Même lorsqu’elles sont supposées mettre fin à la violence, les guerres procèdent de manière générale par la multiplication de cette même violence. Regardons ce qui s’est passé en Irak ou en Libye, où l’argument officiel était qu’il fallait sauver des vies humaines menacées par un dictateur sanguinaire ou par des armes de destruction massive. On voit où ça a conduit. La guerre en tant que telle signifie de façon générale la défaite de l’imagination morale.
La constitutionnalisation de l’état d’exception me paraît porter gravement atteinte à tout projet démocratique
Cette situation de guerre permanente pousse les sociétés démocratiques à se transformer en leur contraire, expliquez-vous, notamment en adoptant des lois d’exception. Est-ce à dire qu’il y a une dérive, une menace tyrannique du pouvoir ?
Depuis 2001, les guerres contre la terreur, en particulier celles menées par les États-Unis, ont débouché sur une abrogation assez importante des dispositions juridiques qui garantissaient jusque-là les libertés des citoyens dans les démocraties modernes. Elles ont conduit par exemple au renforcement de la surveillance des citoyens, à diverses mesures exceptionnelles, à la modification du droit, y compris du droit criminel. La constitutionnalisation de l’état d’exception me paraît porter gravement atteinte à tout projet démocratique.
Vous allez jusqu’à dire que, sans ennemi, les démocraties libérales peinent à exister. N’est-ce pas exagéré ?
Non, pas du tout. Le terrorisme existe, bien sûr, et il faut y faire face. Mais on vit une époque au cours de laquelle la démocratie est vidée de son sens par toutes sortes de forces liées à la planétarisation du capitalisme. Pour compenser ce phénomène et pallier le manque de projet social et politique, les vieilles sociétés occidentales se focalisent sur des menaces extérieures et intérieures qui servent de prétexte à différents passe-droits.
Comme lorsque certains chefs d’État brandissent la menace d’un chaos s’ils ne restent pas au pouvoir – comme ce qui s’est passé en Libye par exemple ?
Nos chefs d’État ont l’art d’être cyniques ! L’argument « moi ou le chaos » n’est pas nouveau. Chaque petit tyran a son petit Patriot Act. Il a besoin de ses terroristes, d’adversaires réels ou présumés.
En Afrique, quel autre visage peut prendre cette sortie de la démocratie ?
En Afrique, il ne s’agit pas véritablement de sortie de la démocratie en tant que telle, puisqu’on y est à peine entré. L’ennemi a de multiples visages : le colonialisme, l’impérialisme, l’ethnie voisine, celui qui me menace en sorcellerie, l’étranger dont on pense qu’il vient s’accaparer ce qui ne lui appartient pas, comme on le voit entre autres en Afrique du Sud ou en Angola.
Vous dénoncez « un désir d’apartheid et d’endogamie qui taraude notre époque », c’est le fantasme d’une « communauté sans étranger ». Où ce désir funeste s’exprime-t-il ?
Il est partagé aussi bien au Nord qu’au Sud. Nous sommes en une période de l’histoire moderne où beaucoup ont le sentiment de ne plus avoir de maîtrise sur ce qui leur arrive. Ils regrettent l’époque où ils étaient entre eux et formaient une communauté de semblables. Or une telle époque n’a jamais existé.
Vous défendez la créolisation de l’Afrique. Dans son dernier essai, Afrotopia, l’économiste sénégalais Felwine Sarr dit se méfier de cette notion et défend le « spécifiquement africain », afin de revaloriser ce qui vient d’Afrique. Qu’en pensez-vous ?
Je ne pense pas qu’il y ait énormément de différence entre ce que Felwine Sarr dit et ce que je préconise. L’histoire culturelle africaine est faite de mouvements, de circulations, d’emprunts, de reprises de formes qui n’ont pas pour origine l’Afrique elle-même. C’est une histoire de trafics de toutes sortes, des dieux, des idées, des choses et des marchandises. Sur la base de ces observations historiques, j’avance l’idée selon laquelle notre force dans l’Histoire vient de là, du mouvement, de notre capacité non seulement à produire des formes originales, mais aussi à nous approprier des formes dont nous ne sommes pas a priori les auteurs. Le fantasme de la pureté est une hérésie. Raison pour laquelle je milite pour l’abolition des frontières en Afrique.
Nous n’irons pas loin si nous n’acceptons pas qu’il y a plusieurs manières d’être africain
Fantasme de la pureté qui a pu ressortir lors de la campagne présidentielle béninoise, dernièrement, lorsqu’on a reproché à Lionel Zinsou d’être métis…
Lionel n’est pas seulement un ami, mais il est l’un des meilleurs dont nous, le Bénin et l’Afrique, disposons. Que l’on s’oppose à lui sur la base de son projet politique est une chose. Que l’on cherche à le disqualifier parce qu’il est métis, ou parce qu’il a la double nationalité, voilà une forme malheureuse de racisme. Est africain celui qui, volontairement, choisit de lier son sort à celui du continent. Ça n’a rien à voir avec la couleur de la peau ou avec les origines ethniques ou religieuses. Nous n’irons pas loin si nous n’acceptons pas qu’il y a plusieurs manières d’être africain.
Le racisme et l’islamophobie progressent en Europe et prennent un visage politique. Certains prétendent qu’il n’est plus possible de critiquer l’islam. Que leur répondez-vous ?
La critique du religieux, qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme, du judaïsme ou d’autres religions, est absolument urgente. Le problème, c’est de se servir de l’islam pour stigmatiser des populations minoritaires et ouvrir la porte aux discriminations. Cette attitude doit être condamnée.
À vous lire, le citoyen tendrait à disparaître pour être remplacé soit par l’homme de terreur, soit par l’homme terrorisé. Pensez-vous que les citoyens des sociétés touchées par le terrorisme manquent de courage pour refuser la politique qui est menée en leur nom ? Y a-t-il là une défaillance des sociétés civiles ?
Des voix ont essayé d’attirer l’attention sur les dérives autoritaires de la démocratie. Et se sont organisées pour s’y opposer. Le drame, c’est qu’en dépit de ces résistances le phénomène s’est poursuivi. Il faut se poser la question de savoir pourquoi. Est-ce parce que les États n’écoutent plus ? Ou parce qu’au fond beaucoup ont peur et voudraient échanger la liberté contre la sécurité ? On vit dans un moment de crainte, et nombreux sont ceux qui en appellent à l’ordre et à la loi précisément parce que cela nous épargne d’exercer notre citoyenneté, c’est-à-dire d’entreprendre le travail très exigeant d’être les garants de notre liberté. Il est plus facile de déléguer à une autorité plus ou moins aveugle le devoir de nous protéger que de nous protéger nous-mêmes.
La démilitarisation de la politique, de l’économie et de l’espace public est essentielle pour le futur de la démocratie
Après l’échec – partiel – des printemps arabes et dans ce contexte de terrorisme, quelle place y a-t-il pour des mouvements populaires en Afrique ?
Le risque encouru, à la fois en Afrique et ailleurs, est qu’au fond les extrêmes de tout bord étouffent ou rendent impossible la constitution d’un espace civil et civique. La menace est que la force militaire ou terroriste occupe tout le terrain. Préserver un espace purement civil où puisse s’exercer une pratique politique qui ne repose pas nécessairement sur la force des armes est un défi. La démilitarisation de la politique, de l’économie et de l’espace public est essentielle pour le futur de la démocratie.
Mais cela suppose que l’on puisse lutter contre le terrorisme tout en restant dans le droit. Est-ce possible ?
On entend dire que la démocratie est menacée par des gens qui ne croient pas en elle. Et que, face à cette situation, il n’est pas certain que l’on puisse la défendre uniquement par les moyens du droit. Mais il n’est pas certain non plus que les formations de la terreur puissent être vaincues par des moyens antidémocratiques ou par la seule force militaire. Je ne vois pas comment on peut éradiquer une passion prétendument religieuse à coups de bombardements.
Sur le continent, le terrorisme a de multiples visages. Peut-on lutter de la même manière contre Daesh, Aqmi et Boko Haram ?
Le principe du terrorisme est de déstabiliser les États, en ciblant des civils. Ses manifestations varient énormément. Avec Boko Haram, par exemple, on a une formation qui pratique des razzias, réactualisant une dynamique propre aux guerres précoloniales. Les choses se passent comme si elle avait besoin de vastes espaces et de ressources, mais pas des habitants qu’elle cherche à éliminer. Ses victimes au Nigeria, au Niger, au Tchad et au Cameroun sont plus nombreuses que celles de tous les attentats commis en Occident. Boko Haram représente un terrorisme quasi génocidaire.
Peut-on négocier avec les terroristes ?
Les terroristes sont-ils prêts à négocier ? Ou préfèrent-ils, au contraire, marchander, comme on l’a vu dans le Nord-Mali ? Si négociations il doit y avoir, avec qui se feraient-elles et sur quoi porteraient-elles ? Sur la mise en place de quel type d’ordre politique et social ? Démocratique ou théocratique ?
Est-il possible que ceux qu’on appelle « terroristes » aujourd’hui soient qualifiés de « résistants » demain, comme cela a pu être le cas par le passé ? Ces « terroristes » ne luttent-ils pas, finalement, contre une certaine forme de néodomination (militaire, économique…) ?
Dans un passé pas très lointain, en particulier lors des luttes anticoloniales, beaucoup de nationalistes résistants africains ont été qualifiés de terroristes. Nelson Mandela lui-même était sur la liste américaine des terroristes jusqu’au début des années 2000. Le label terroriste a souvent été utilisé pour disqualifier un certain nombre d’attitudes, de pratiques, de projets proprement politiques, dont beaucoup avaient trait au refus de la domination. Il existe des différences notables entre la violence de l’époque de Fanon, Mandela, Cabral, Mondlane et autres, organisée à des fins émancipatrices, et la sorte de violence nihiliste à laquelle nous assistons aujourd’hui. La violence anticoloniale était une violence portée par un projet de libération. La violence terroriste actuelle vise à détruire l’ordre démocratique.
On ne peut pas pleurer les morts de Paris ou de Bruxelles et ne pas pleurer en même temps les morts de Grand-Bassam, de Bamako et d’Ankara
Néanmoins, vous dites : « Tuer des civils innocents à l’aide d’un drone ou à l’occasion de frappes aériennes pourtant ciblées est-il un acte moins aveugle, plus moral ou plus clinique qu’un égorgement ou une décapitation ? »…
Cette question rhétorique vise à mettre le doigt sur une espèce d’aveuglement moral que l’on observe ici et là. Une mort d’homme est une mort d’homme et, en tant que telle, exige des vivants le même degré d’empathie et de solidarité à l’égard de la victime. On ne peut pas pleurer les morts de Paris ou de Bruxelles et ne pas pleurer en même temps les morts de Grand-Bassam, de Bamako et d’Ankara. Toute guerre est sale. Et il n’y a pas de mise à mort qui soit propre. Que la mort soit causée par un drone ou par une décapitation.
En renonçant à écraser son adversaire une fois qu’il l’avait vaincu, Mandela nous a montré qu’un combat moral pouvait devenir une arme politique. Faut-il s’en inspirer pour lutter contre le terrorisme ?
Je crois qu’on le peut, pour répondre à toutes les situations de violence extrême qui accablent notre monde. Le terrorisme n’est pas la seule forme de violence extrême. Il y en a beaucoup d’autres qui exigent de nous la même attention et le même effort.
À quelles autres formes de violences extrêmes faites-vous référence ?
À toutes celles qui sont liées à la migration, par exemple. Si ce monde nous est commun et si nous devons le partager, alors la possibilité pour chacun de ses habitants de pouvoir circuler doit être établie de manière équitable. Les frontières sont devenues des lieux où les gens rencontrent leur fin. Je pense également à la violence des inégalités, de l’incarcération de masse dans un pays comme les États-Unis, où 40 % des prisonniers sont noirs…
Si l’objectif est de parvenir à un monde un peu plus juste où la dignité de chacun puisse être préservée, alors toutes les formes de violence doivent être mises dans la balance. Les attentats terroristes sont un moment spectaculaire de cette violence. Il ne faut surtout pas que l’on perde de vue les autres manifestations insidieuses de la violence, invisible mais qui n’en provoque pas moins des morts.
Le désordre en cours au Sahara est en partie lié à la lutte pour le contrôle des routes de la drogue
La plupart des guerres contemporaines, dites-vous, sont des guerres d’extraction et de prédation. Est-ce aussi le cas de la guerre contre le terrorisme ?
Tout ça est intimement lié. On ne peut rien comprendre à la guerre en Irak si on ne met pas au centre de la réflexion la question du pétrole. Même chose pour la Libye. Le désordre en cours au Sahara est en partie lié à la lutte pour le contrôle des routes de la drogue, ou avec la mainmise sur les ressources du sous-sol. Chacune de ces guerres a une dimension économique. La peur de masse aussi est devenue un énorme marché.
Au lendemain de l’attentat à Grand-Bassam, la France a proposé le déploiement de membres du GIGN à Ouagadougou. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ?
Là où il y a un vide, il y a un appel d’air. On ne se poserait pas la question si l’Afrique disposait des moyens pour assurer sa propre sécurité. Mais, à tout prendre, entre des gens qui envahissent les plages à Grand-Bassam pour tuer et le GIGN, le choix est vite fait.
Selon vous, les démocraties contemporaines puisent leurs racines dans la violence de la traite et de la colonisation…
Les démocraties occidentales ont été responsables de pratiques antidémocratiques hors d’Occident. On ne peut pas analyser la démocratie comme si l’esclavage, la colonisation et d’autres pratiques violentes institutionnalisées n’avaient pas existé. Il ne faut pas occulter l’histoire sale de la démocratie. Pour que les sociétés occidentales puissent atteindre le niveau de confort et d’égalité qu’elles ont, pour que leurs citoyens puissent atteindre la qualité de vie dont ils jouissent, il a fallu que quelqu’un, quelque part, en paie le prix. Nous continuons à fonctionner selon cette logique. Ce n’est plus possible. Aujourd’hui, la stabilité de nos démocraties dépend de celle d’autres États.
Finalement, est-il possible d’envisager la démocratie comme une société sans violence ?
Il est vain de penser que la violence puisse être éradiquée. Les démocraties ont toujours conservé à l’intérieur d’elles-mêmes un potentiel violent, qu’elles ont toujours déployé ailleurs, au loin. Mais on peut la contenir. La question est de savoir comment et vers quel objectif spécifique la diriger, pour quelle morale politique et éthique, et dans quelle limite.
Sur le continent, faut-il africaniser la démocratie ?
Nous fonctionnons sur la base d’une idée de la démocratie des semblables. D’un point de vue universel, l’étape suivante serait d’imaginer et de créer une démocratie qui fasse de la place aux non-semblables. Pour l’heure, aucune démocratie au monde n’y est parvenue. Or l’un des problèmes majeurs auquel l’Afrique doit faire face est la gestion des différences, entre les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les différentes catégories sociologiques, ethniques, religieuses…
L’exclusion est un problème plus important que l’inégalité, qui est finalement plutôt bien acceptée. Au Cameroun, nous avons d’ailleurs un dicton : « Un grand n’est pas un petit. » Alors, comment allons-nous faire pour que tous soient représentés sans exception ? Il faut un ordre politique qui dispose en son sein de moyens intellectuels, culturels et décisionnels, qui permette de négocier constamment, afin que ces différences ne deviennent pas des points d’appui à des conflits qui risquent de faire éclater l’ensemble. Ou, si conflit il y a, qu’il puisse être négocié de façon civile et non militaire.
Le système électif est-il obsolète ?
Il faut des élections, mais l’on sait désormais que les élections à elles seules ne font pas la démocratie. Dans l’ouest du Cameroun, il y a des chefferies, de très vieilles structures sociales qui ont survécu à la colonisation et sont toujours en place. Elles ont un impact majeur sur la manière dont les gens construisent leur identité et développent leur communauté. Le rapport du chef à son sujet n’est cependant pas le même que celui du chef de l’État au citoyen. Il faut organiser un système où il y a plusieurs canaux, une société plurielle. On pourrait imaginer une décentralisation absolument radicale, qui porte à la fois sur l’impôt, mais aussi sur les formes de représentation.
L’élection présidentielle au Bénin vient de révéler l’émergence des hommes d’affaires en politique. Est-ce une bonne chose ?
C’est un peu la tendance mondiale. On le voit aux États-Unis, où le politique est subordonné au monde des affaires. L’Afrique n’est pas une exception : chaque politicien est quelque part un affairiste. Ce n’est pas une bonne chose : c’est la possibilité de la corruption de la démocratie. Il faut préserver l’autonomie de l’État, qui doit représenter l’intérêt général et non des intérêts particuliers. La capture de l’État par des forces marchandes ou religieuses mène généralement à des conflits tout à fait inextricables.
Après l’échec du communisme et celui des indépendances africaines, y a-t-il encore de la place pour l’utopie ?
L’ère est aux utopies à sens unique. Beaucoup ne rêvent plus d’idées absolues. Ils ne rêvent plus que de richesses, de consommation, de toutes sortes de jouissances, d’une vie de plaisirs instantanés. La marchandise est devenue notre fantasme premier et notre horizon maître. D’où la sorte d’atrophie de l’imagination qui caractérise notre époque.
Le terrorisme islamiste ne propose-t-il pas une utopie fondée sur d’autres valeurs que les valeurs marchandes ?
Il y a dans certaines formes de terrorisme une critique du matérialisme qui enveloppe notre monde, c’est vrai. Mais elle ne vise pas l’abolition du capitalisme. Elle consiste à remplacer le consumériste par le nihilisme. Dans la pratique, elle signifie la mort effective de l’utopie.
Nous devons penser une éthique qui ne soit pas centrée sur l’homme seul
Un nouvel humanisme est-il possible ?
Si nous ne voulons ni de l’éthique néocapitaliste ni du nihilisme terroriste, nous devons sortir de l’anthropocentrisme. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que nous devons penser une éthique qui ne soit pas centrée sur l’homme seul. Nous partageons la planète avec d’autres espèces (vivantes, organiques, minérales…) dont nous ne devons plus chercher à être « les maîtres et les possesseurs ». En d’autres termes, nous ne devons pas chercher à soumettre la nature.
Cette éthique est donc écologique ?
Pour notre propre intérêt, oui !
>> Politiques de l’inimitié, d’Achille Mbembe, éd. La Découverte, 184 pages, 16 euros
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles