Bénin : l’irrésistible ascension de Patrice Talon

Personne n’y croyait vraiment, et pourtant le voici propulsé à la tête du pays par la magie des urnes : Patrice Talon est investi président du Bénin ce mercredi. Portrait d’un homme complexe qui cultive le secret autant que le bling-bling et qui a bâti sa fortune dans l’ombre d’une classe politique réputée pour son affairisme.

Patrice Talon vote le 20 mars 2016. © Valentin Salako/AP/SIPA

Patrice Talon vote le 20 mars 2016. © Valentin Salako/AP/SIPA

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Publié le 4 avril 2016 Lecture : 11 minutes.

Il est presque minuit le dimanche 20 mars à Cotonou. Patrice Talon s’extirpe d’un gros Land Rover noir sous les « Président ! » des quelques partisans encore présents à son siège de campagne, plusieurs heures après la fermeture des bureaux de vote. Il est vêtu comme un banquier pourrait l’être un dimanche – décontracté mais élégant. L’air légèrement éprouvé, il serre quelques mains puis prend un micro pour s’adresser aux médias. Il y a là derrière lui, alignés comme les fantassins d’une armée disciplinée, ceux qui ont contribué à son sacre en appelant à voter pour lui au second tour de la présidentielle : Sébastien Ajavon, Abdoulaye Bio-Tchané et Pascal Koupaki, arrivés respectivement 3e, 4e et 5e le 6 mars.

Patrice Talon prend la parole avec la volonté manifeste d’éviter tout triomphalisme. Vient le moment de se tourner vers Sébastien Ajavon : « Je tiens à lui témoigner ma reconnaissance et mon engagement à tenir… [il marque une légère hésitation puis reprend]… nos engagements, tout simplement. » Le roi du coton et l’empereur du poulet éclatent de rire et s’étreignent. Talon affiche ce large sourire plein de malice dont il est coutumier.

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Lionel Zinsou, son adversaire dans les urnes, ne l’a pas encore appelé pour le féliciter, mais Talon sait déjà qu’il sera le prochain président du Bénin. Et il a beau s’en défendre, sa large victoire (la commission électorale le crédite de 65,39 % des voix, contre 34,61 % pour le Premier ministre) sonne comme une improbable revanche. Talon chef de l’État, personne n’y croyait vraiment. C’était un coup de poker, mais l’homme est joueur et il a gagné son pari. Il revient de loin, et son histoire, parfois rocambolesque, est digne des meilleurs feuilletons américains.

Un homme d’affaires féru de politique

Pour lui, tout a commencé il y a 57 ans à Abomey, l’ancienne capitale du royaume du Dahomey. Sa mère est issue de la famille Guèdegbé. Son père est un cheminot originaire de Ouidah dont l’un des ancêtres, Pierre Talon, est arrivé dans le pays à la toute fin du XVIIIe siècle en tant que garde du fort français (Ouidah était alors un grand port négrier) – une anecdote peu connue exhumée comme par hasard par ses adversaires lors des derniers jours de la campagne. Le jeune Talon grandit avec ses trois frères et sa sœur dans la maison familiale de Porto-Novo ; c’est aussi de là qu’est originaire sa femme, Claudine Gbénagnon, avec laquelle il aura deux enfants, un garçon et une fille, aujourd’hui adultes.

Au milieu des années 1980, après des études à Dakar, une tentative ratée pour devenir pilote de ligne et quelques affaires à Paris, Talon se lance dans le commerce d’intrants agricoles avec un simple deug de mathématiques en poche. Il crée la Société de distribution internationale (SDI) et décroche un premier marché auprès de la Société nationale pour la promotion agricole (Sonapra). Sa carrière ne fait que commencer, mais il étale déjà avec brio sa capacité à tirer avantage de la proximité entre la sphère politique et la sphère économique.

En 1997, il va jusqu’à contester devant la Cour suprême un arrêté du ministère des Finances qui exige que l’une de ses sociétés paie davantage d’impôts

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Les années 1990 forgent l’homme et ses méthodes. C’est à cette époque qu’il rencontre ceux qui, aujourd’hui encore, sont ses amis les plus intimes et ses associés les plus loyaux – des hommes d’affaires travaillant dans le secteur des intrants qu’il place à des postes clés dans ses entreprises. Il y a Eustache Kotingan, le futur vice-président du patronat béninois, son cousin Johannes Dagnon, dont il fera le commissaire aux comptes de plusieurs de ses sociétés, et Olivier Boko, l’homme de l’ombre sans lequel Patrice Talon ne prend aucune décision. À ce premier cercle s’ajoute Charles Toko, aujourd’hui patron du groupe de presse Le Matinal. Un cercle d’amis convaincus que rien ni personne ne peut leur résister.

Il y a déjà, chez Talon, ce côté perfectionniste, limite procédurier. C’est un compétiteur né. En 1997, il va jusqu’à contester devant la Cour suprême un arrêté du ministère des Finances qui exige que l’une de ses sociétés paie davantage d’impôts. Défendu par Me Robert Dossou, un ténor du barreau béninois, il l’emporte. Son ascension subit pourtant un coup d’arrêt avec le retour au pouvoir de Mathieu Kérékou, en 2001. L’ancien leader marxiste-léniniste se méfie et favorise l’émergence de nouveaux acteurs dans la filière. Mais, depuis dix ans déjà, Talon a noué de solides amitiés en finançant des campagnes électorales ; il est devenu très influent, et Kérékou doit se résigner à composer avec lui.

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Sa rencontre avec Boni Yayi

Quelques mois avant la présidentielle de 2006, il fait la connaissance d’un banquier inconnu des milieux politiques : Thomas Boni Yayi. Patrice Talon décide de rallier ceux qui ont convaincu le président de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) de se présenter. Il sera le principal bailleur de fonds de sa campagne. Lui qui était jusque-là très discret s’affiche pour la première fois en public au côté d’un homme politique. Il est de tous les rendez-vous importants et, souvent, c’est lui plus que Yayi qui prend la parole. En 2006, il présente son candidat à Nicéphore Soglo – que Talon finance depuis 1991 – et à son épouse, Rosine. Devant le couple présidentiel, raconte aujourd’hui un proche de Boni Yayi, c’est Patrice Talon qui parle. « Êtes-vous candidat ? Taisez-vous donc un peu ! » le coupe sèchement l’ex-première dame.

Après l’élection, son influence ne se dément pas. Patrice Talon est, selon plusieurs sources, le véritable auteur du premier gouvernement Yayi. Parallèlement, il étend son emprise sur l’économie béninoise. D’abord sur la filière coton en devenant, en 2009, le seul fournisseur d’intrants du pays. En décembre de la même année, il remporte de justesse – et dans des conditions litigieuses – le programme de vérification des importations (PVI) du port de Cotonou. Patrice Talon est désormais un homme d’affaires richissime, dont la fortune est estimée à plusieurs centaines de millions d’euros et dont les activités, le réseau et l’influence s’étendent jusqu’au Burkina Faso, au Sénégal et à la Côte d’Ivoire.

Ses proches le décrivent comme un jouisseur et un bon vivant. À Cotonou, il mène grand train, affiche sans retenue sa réussite personnelle et développe un goût certain pour les voitures de luxe : il y a la fameuse Porsche avec laquelle il est allé voter, les 6 et 20 mars, une Bentley et un 4×4 Volkswagen Touareg – il utilise aussi régulièrement une Toyota Rav 4. Grand amateur de musique (adolescent, il a joué de la guitare), il aime organiser des fêtes où l’on sirote des cocktails autour de la piscine et où l’on danse sur les pelouses de sa villa cossue du 5e arrondissement. Les invités sont toujours triés sur le volet.

La saga judiciaire

Mais Patrice Talon est un personnage complexe et obsédé par le contrôle de son image. Il cultive le secret pour mieux bâtir sa légende, et c’est finalement au gré des affaires judiciaires auxquelles il se retrouve mêlé que les Béninois le découvrent vraiment.

Nous sommes au début de l’année 2011. Thomas Boni Yayi est sur le point d’être réélu pour un deuxième mandat. Talon obtient le juteux marché du PVI, mais il remet aussitôt en question certaines clauses du contrat. La Société générale de surveillance (SGS), avec laquelle Talon a remporté l’appel d’offres, se retire de l’affaire en mai et, un an plus tard, le gouvernement suspend le contrat – il dit soupçonner un système de détournement des taxes douanières. Sa gestion de la filière coton ne donne pas non plus satisfaction : une enquête diligentée par le ministère de l’Agriculture fait apparaître un détournement de plus de 20 millions d’euros.

Visé par sept plaintes pour crimes économiques, placé en garde à vue à Cotonou en avril 2012, Patrice Talon est entendu à plusieurs reprises. Alerté par quelques hauts gradés que Boni Yayi veut le faire arrêter, il quittera le Bénin un mois plus tard, caché dans le coffre d’une voiture de location. Yayi s’est-il rendu compte que son ancien ami était devenu trop puissant ? Talon était-il condamné, à la manière d’un Nicolas Fouquet, le puissant intendant de Louis XIV, dont le train de vie et les fêtes somptueuses données au château de Vaux-le-Vicomte avaient entraîné la chute ? Ou alors le chef de l’État a-t-il fait payer à l’homme d’affaires, ainsi que celui-ci l’assure, son opposition au projet de réforme constitutionnelle ?

Patrice Talon a-t-il voulu attenter à la vie du chef de l’État en octobre 2012, alors que les deux hommes se trouvaient à Bruxelles ?

Les accusations à son encontre se succèdent (tentative d’empoisonnement sur le chef de l’État avec des pilules radioactives, achat de drones pour attaquer l’avion présidentiel, recrutement de commandos, vol…), mais aucune n’entraînera de condamnation.

Patrice Talon a-t-il voulu attenter à la vie du chef de l’État en octobre 2012, alors que les deux hommes se trouvaient à Bruxelles ? L’intéressé a toujours nié, et la justice béninoise a rendu un non-lieu. Appelés en renfort, les scientifiques d’un laboratoire du FBI américain ont toutefois découvert que le contenu de certaines ampoules que Boni Yayi devait ingérer avait bien été remplacé par de la psilocybine (un hallucinogène), du sufentanyl (un analgésique), de la kétamine (un anesthésique) et de l’atracurium (un agent entraînant un blocage neuromusculaire).

Dans l’un des messages qu’il a envoyés à Zoubera Kora, la nièce et gouvernante du président, Talon aurait écrit, selon un PV versé au dossier par la justice béninoise : « J’enverrai ce qu’il faut vendredi pour l’utiliser samedi. Lundi, les 500 lui seront remis. La Cour décidera sûrement dans les huit jours à suivre. Moi-même, je rentrerai mercredi ou juste après la décision de la Cour et tu recevras de ma propre main le reste. C’est OK ? »

L’épisode marquera le début d’une lutte fratricide qui prendra la forme d’un véritable roman d’espionnage. La médiation d’Abdou Diouf, l’ancien secrétaire général de la Francophonie, puis le pardon du président début mai 2014 ne seront eux-mêmes que les mirages d’une réconciliation impossible.

Son exil à Paris

Exilé à Paris, Talon est constamment surveillé. Entre avril 2013 et fin janvier 2014, la présidence fait appel aux services d’une société de gestion de risques, CP Médiation, dirigée par un ancien flic français, Charles Pellegrini, autrefois à la tête de l’Office central de répression du banditisme (OCRB). Ses agents le placent sous surveillance, le filent lorsqu’il se rend à la Bank of Africa, dans le 10e arrondissement, et à la BNP, dans le 2e. Ils voient défiler, dans différents hôtels de la région parisienne et dans son luxueux appartement (193 m2) du square Thiers, dans le 16e arrondissement, quantité d’hommes et de femmes politiques du Bénin, pour la plupart proches du pouvoir. Pendant trois jours, du 22 au 25 décembre 2013, ils prennent même en chasse Candide Azannaï, un influent député de la majorité présidentielle, aujourd’hui devenu l’un des piliers du système Talon. L’opération est baptisée Affaire vilain.

Ces informations sont compilées dans des rapports d’enquête extrêmement détaillés, qui sont ensuite transmis à la présidence. Ceux-ci auront sans doute davantage perturbé un Boni Yayi devenu paranoïaque qu’ils n’auront déstabilisé Talon (lui aussi est d’ailleurs très bien renseigné sur ce qui se trame au palais de la Marina). À Paris, Talon roule en Jaguar et reçoit au George-V. C’est dans les salons de cet hôtel cinq étoiles que nous l’avions rencontré en décembre 2014. Il n’avait rien d’un homme traqué. Serein, charmeur et un brin manipulateur, il nous avait expliqué en griffonnant schémas et calculs que son influence sur l’économie béninoise et sur la filière coton était surestimée. « Oui, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que Boni Yayi quitte le pouvoir, avait-il glissé entre deux gorgées de chocolat au lait. Mais, non, je ne me lancerai pas en politique. »

La promesse de quitter le pouvoir dans cinq ans

Quinze mois plus tard, les Béninois en ont fait leur nouveau président. Ils ont autant voté pour lui qu’ils ont sanctionné le régime de Boni Yayi. Quel chef d’État fera-t-il ? Les procédures judiciaires intentées contre lui à partir de 2011 offrent une vision contrastée de la gestion de ses affaires autant qu’elles sont le reflet d’une économie gangrenée par l’affairisme. « C’est un requin, mais qui ne l’est pas dans ce monde ? De toute façon, on ne fait pas de la politique comme on conduit ses affaires », répond l’un de ses soutiens. La campagne de proximité qu’il a menée, avec l’appui d’une poignée d’hommes politiques et en dépensant moins qu’un Sébastien Ajavon aura démontré qu’il est un homme diablement intelligent, méthodique et parfois sans scrupule.

Son programme politique est certes moins précis que celui de Lionel Zinsou, mais il est cohérent. Il promet notamment de réformer les institutions en limitant le nombre des mandats présidentiels et de quitter le pouvoir dans cinq ans (« En 2021, je ne serai plus éligible », dit-il déjà). Ses proches assurent aussi qu’il incarnera cette rupture que le peuple attend. « Ce n’est pas une simple posture. Nous avons vu de près les travers du système Yayi. Nous savons qu’il faut tout changer », explique l’un d’eux, qui précise qu’il n’y aura pas de Premier ministre dans le gouvernement Talon (« Nous ne commettrons pas cette erreur »).

Une chose est sûre : il aura les coudées franches. Avant même la proclamation des résultats par la Cour constitutionnelle, une bonne partie de la classe politique l’avait assuré de son soutien. Y compris Adrien Houngbédji, qui était, avec son Parti du renouveau démocratique (PRD), l’un des principaux alliés de Lionel Zinsou… Comme si, cette fois encore, rien ne pouvait lui résister.

POUR BONI YAYI, C’EST UN CAMOUFLET

Ceux qui connaissent Thomas Boni Yayi ne seront pas étonnés d’apprendre qu’au soir du second tour de la présidentielle, le 20 mars, le président béninois est entré dans une colère noire. Et qu’il a tenté de convaincre Lionel Zinsou de ne pas reconnaître si rapidement sa défaite.

Pour lui, l’élection de Patrice Talon est un énorme camouflet. Dimanche 20 mars, lui qui avait l’habitude de médiatiser ses sorties électorales s’est fait tout discret. Certaines sources affirment même qu’il n’aurait pas voté. Le lendemain, il s’envolait tout aussi discrètement pour Paris, sans doute pour sécuriser son avenir. Briguera-t-il le poste de secrétaire général adjoint de l’ONU chargé du changement climatique et des objectifs de développement durable ? François Hollande et Barack Obama se sont engagés à appuyer sa candidature.

Pour Lionel Zinsou, la trajectoire est différente. Oui, son score est une déception. Oui, il sort de cette campagne éprouvé. Mais son fair-play a marqué l’opinion publique. Et on sent dans les premières réactions du banquier, qui a déclaré sur Twitter vouloir relancer son projet de création d’un grand fonds d’investissement africain, une volonté nette de s’installer dans le paysage politique béninois.

Vincent Duhem et Fiacre Vidjingninou

La Matinale.

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