Théâtre : l’Afrique planche au Tarmac

Au théâtre parisien Le Tarmac, artistes européens et africains s’associent. Des collaborations qui permettent de trouver de nouvelles ressources esthétiques… mais aussi financières.

Image172771.jpg © MARCCOUDRAIS

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leo_pajon

Publié le 29 mars 2016 Lecture : 5 minutes.

Secoué par l’Objet principal du voyage, le spectacle qui inaugure les Traversées africaines sur la scène du Tarmac, on patiente quelques minutes devant un thé à la menthe au bar du théâtre. On fait défiler encore en imagination les gestes convulsifs, sensuels, des quatre danseurs burkinabè sur une chorégraphie du Néerlandais Herman Diephuis. Ce passage surtout, où pendant une quinzaine de minutes, foudroyés par un rock d’Ike et Tina Turner, les corps sont lentement entrés en transe…

Se défaire des clichés

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Quand soudain, on est violemment sorti de sa rêverie par une réflexion d’une consœur, qui partage un bout de comptoir : « On sent bien que c’est un Européen qui les a mis en scène, c’est quand même très carré. » On goûte l’ironie de la réflexion alors que le spectacle évite tous les stéréotypes, y compris ceux d’une Afrique fantasmée (terre rouge, calebasse, boubous…) encore très présents sur les planches parisiennes. Et que la directrice de cette scène francophone, Valérie Baran, entend justement grâce à son nouveau festival « se défaire des clichés sur nous-mêmes et sur les autres ».

Avec les Traversées africaines, la pétulante programmatrice explique avoir voulu inviter le public « à jouer à saute-frontières ». « Il faut sortir d’une vision bipolaire, bichromatique, souligne Valérie Baran. Le théâtre, surtout, échappe peu à l’ultracloisonnement. Ce n’est pas parce que l’on va ajouter une allusion discrète à la Syrie dans La Mouette de Tchekhov que l’on réinvente réellement le répertoire ! Pour la plupart des gens, il y a d’un côté les créations européennes et de l’autre les créations africaines. Moi, j’entends montrer avec les Traversées que les univers sont poreux, et j’essaie aussi modestement de faire avancer les choses à l’heure où chacun se replie sur soi. Vivre ensemble, c’est aussi travailler ensemble. »

Une fraternité artistique

Ces collaborations n’ont pas toujours été possibles, comme le rappelle le comédien, auteur et metteur en scène Étienne Minoungou. Magique cocktail : le Burkinabè dit sur scène Cahier d’un retour au pays natal, du Martiniquais Aimé Césaire, sous la direction du Français (de métropole) Daniel Scahaise. « L’histoire entre nos continents est très conflictuelle et si la fraternité artistique aujourd’hui est réelle, elle est aussi relativement récente », estime-t-il. L’homme de théâtre ajoute qu’elle est également devenue nécessaire, à cause du manque de financements (lire encadré). Les artistes africains francophones sont parfois « condamnés » à travailler avec des artistes occidentaux, en grande majorité dans des structures européennes, à commencer par les centres culturels français et belges.

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Les « intérêts » à collaborer sont évidemment multiples. « L’argent est au Nord, c’est bien pour ça qu’on y va… », note sans détour Jean-Paul Delore. Le metteur en scène français travaille avec des artistes africains depuis une vingtaine d’années. Il a monté Machin la Hernie avec le comédien congolais Dieudonné Niangouna, fidèle compagnon de route. « Les artistes africains ont besoin de bons lieux de représentation, de paies correctes, de vrais réseaux professionnels, et manquent généralement de tout cela sur place. »

Les Européens se disent séduits par « l’urgence particulière » qu’ils retrouvent chez leurs confrères africains

De leur côté, les Européens se disent séduits par « l’urgence particulière » qu’ils retrouvent chez leurs confrères africains. Le chorégraphe Herman Diephuis affirme même avec enthousiasme avoir retrouvé récemment au Burkina une énergie, une explosion créative, qu’il compare à celle qu’il a connue dans la France des années Jack Lang, ministre de la Culture sous la présidence Mitterrand, dans la décennie 1980.

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Mais au-delà, tous parlent de la stimulation à créer avec des artistes issus d’horizons culturels différents. Les danseurs burkinabè Auguste Ouédraogo et Bienvenue Bazié font des allers et retours réguliers entre Ouagadougou et Bordeaux. Pour Performers, leur nouvelle création, une chorégraphie improvisée présentée au Tarmac, ils ont choisi de travailler avec la Française Alice de Coquereaumont, alias Nyum. Cette musicienne « ovniesque » mélange vibraphone, orgue, n’goni (luth), machines électroniques, et dit réaliser des « bulleries électrOrganiques ». « Elle a un univers très fort. Face à elle, lorsque nous improvisons, nous sommes toujours dans la découverte, dans la surprise, sourit Auguste Ouédraogo. Elle nous permet de créer quelque chose de différent à chaque fois, qui ne soit identifié ni à la culture européenne, ni à la culture africaine, d’aborder de nouvelles « planètes ». »

Des interprètes noirs dans un autre registre

Ces contrées encore non défrichées, abordées main blanche dans main noire, permettent de s’approcher d’un langage artistique universel. Pour Auguste Ouédraogo, les échanges amènent à des sensations délestées de références, vers des émotions brutes. Jean-Paul Delore affirme avoir trouvé en Sony Labou Tansi une sorte de frère de mots qui fait écho à ses propres réflexions sur la langue, sa musicalité, son rythme. Sur scène, Dieudonné Niangouna joue d’ailleurs avec le guitariste Alexandre Meyer… et le duo invente une parole musicale compréhensible par tous.

Pour leur part, Ousseni Dabare et Salamata Kobre, deux des danseurs de Herman Diephuis, qui ont créé le spectacle à partir d’improvisations, reconnaissent être partis d’eux-mêmes pour aller vers des formes nouvelles. Imprégnés d’un « style africain » (mouvements de bassin, ancrage au sol, énergie…), leurs gestes se sont peu à peu transformés sous la direction du Néerlandais. Leur vocabulaire corporel dans Objet principal du voyage transcende les cultures et est reçu avec la même émotion par tous types de publics.

En France, nous travaillons souvent sur un répertoire archaïque. La couleur de peau reste une ligne dramaturgique

Les collaborations proposées par le Tarmac ont un dernier avantage, et non des moindres : ramener sur les planches des interprètes noirs dans des rôles qui sortent du catalogue très limité auquel ils sont toujours cantonnés. « La diversité de la population francophone n’est pas représentée sur scène, regrette Étienne Minoungou. Cela vient sans doute du fait qu’il n’y a pas assez d’auteurs et de producteurs africains : les histoires, pour l’heure, sont racontées par les chasseurs et non par les lions. En France, nous travaillons souvent sur un répertoire archaïque. La couleur de peau reste une ligne dramaturgique : voir un Noir dans une pièce de théâtre est le plus souvent signifiant. Cela ne devrait plus l’être. Les collaborations transnationales peuvent permettre de gommer le problème, à partir du moment où elles ne réintroduisent plus les clichés, où les histoires qu’elles portent ne sont pas celles de Noirs et de Blancs… À partir du moment aussi où l’on abandonne certaines thématiques usées jusqu’à la corde, comme les migrations par exemple. »

À ce titre, l’expérience des Traversées africaines semble être concluante. Et Valérie Baran imagine déjà un autre festival pour l’année prochaine. Cette fois, ce sera au tour de créateurs d’Afrique du Nord de plancher avec des artistes européens.

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