Terrorisme – Mohamed Tozy : « Le champ de bataille de Daesh, c’est le monde entier »

Alors que l’État islamique vient de frapper l’Europe en son cœur – Bruxelles -, le politologue et sociologue marocain prévient contre toute interprétation communautariste du jihadisme, préférant insister sur sa dimension géopolitique.

Le 24 mars, 
deux jours après 
les attentats qui ont endeuillé la capitale belge, ses habitants se recueillent place de la Bourse. © PHILIPPE HUGUEN/AFP

Le 24 mars, deux jours après les attentats qui ont endeuillé la capitale belge, ses habitants se recueillent place de la Bourse. © PHILIPPE HUGUEN/AFP

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Publié le 31 mars 2016 Lecture : 8 minutes.

Des plages de Côte d’Ivoire, le curseur de la terreur mondiale a bondi à Bruxelles, capitale belge et cœur de l’Europe. Le matin du 22 mars, ils étaient sur la route des vacances ou celle du travail, pressés aux comptoirs de l’aéroport de Zaventem ou serrés dans un wagon de métro quand il y a eu « une boule de feu », « cet énorme bruit ». Un chaos de fer et de verre brisé, les cris de dizaines de blessés, le sang des morts. Au nom de l’État islamique, trois kamikazes se sont fait sauter, emportant 31 vies avec les leurs, plongeant un nouveau pays dans le deuil et le monde dans un désarroi devenu chronique.

Alors que se confirment les connexions du réseau bruxellois avec l’équipe des attentats du 13 novembre à Paris – à l’heure où nous mettions sous presse, deux des tueurs couraient toujours -, la communauté belgo-marocaine de Molenbeek est encore pointée du doigt et, dans les médias, une noria d’experts en terrorisme revient brasser mille théories pour expliquer le passage à l’acte des fous d’Allah. Enseignant aux universités Hassan-II, à Casablanca et Aix-Marseille-III, en France, le politologue et sociologue marocain Mohamed Tozy, qui scrute depuis trente ans l’évolution de la mouvance islamiste dans son pays, porte un regard différent, à la fois clinique et informé, sur Daesh et ses métastases.

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Jeune Afrique : La plupart des terroristes qui ont frappé à Bruxelles et à Paris sont originaires du Maroc, particulièrement de la région septentrionale du Rif. Certains analystes n’hésitent pas à établir un lien avec l’histoire tourmentée de cette région. Ont-ils raison ?

Mohamed Tozy : Non, ils ont tort. On ne peut pas lier de tels actes à des questions de nationalité. L’implication de citoyens belges d’origine marocaine dans les attaques de Bruxelles est normale : ils représentent près de 5% de la population, soit la plus importante communauté musulmane de Belgique, et on les trouve du côté des tueurs comme de celui des victimes. Le communiqué de revendication de Daesh indique plutôt une continuité avec ce qui s’est passé en France mais aussi en Tunisie, en Libye et ailleurs, où les Marocains ne sont pas représentés. Ce n’est même pas une question européenne ou une question de l’islam contre l’Europe, c’est une guerre que mène contre le monde un « État » qui dispose d’une emprise territoriale et idéologique évidente.

Je trouve dérisoire d’imputer les expressions ponctuelles de ce phénomène à des logiques ethniques ou nationales, car c’est oublier que les gens enrôlés par Daesh peuvent être aussi bien des musulmans européens de troisième génération que des convertis blonds aux yeux bleus, d’anciens activistes d’Al-Qaïda, des salafistes quiétistes venus au jihad, etc. Il ne faut pas chercher de logiques nationales dans les agissements d’une organisation politique et idéologique qui a des méthodes et des formes d’action très spécifiques.

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Vous semblez minimiser la dimension religieuse d’un groupe clairement messianique et apocalyptique…

Bien sûr, le recours au religieux est omniprésent dans le discours et les pratiques de Daesh, mais ses principales considérations sont plutôt géopolitiques, avec des actions combattantes bien calculées pour déstabiliser l’Europe. Son fonctionnement en vases communicants le montre bien : quand l’étau se resserre en Syrie, ils basculent en Libye, quand il se resserre en Libye, ils basculent en Tunisie et quand ils sont sous pression à Paris, ils ressurgissent à Bruxelles.

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L’angle sous lequel tout cela est abordé ces jours-ci dans les médias et qui met en cause le modèle d’intégration de la Belgique ou une décomposition de la société belge n’est pas pertinent. La Libye et la Tunisie sont aussi des pays décomposés, et dans une bien plus large mesure… Le renvoi aux variables migratoires, à celles de l’intégration et de la politique publique des pays européens n’est pas la bonne façon de poser la question.

Ce qui a eu lieu le 22 mars à Bruxelles peut arriver demain en Allemagne, comme c’est arrivé en janvier en Indonésie

La Belgique n’était donc pas ce terrain où une tolérance laxiste a favorisé le communautarisme et la prédication radicale ?

La Belgique n’est pas plus faible que la France, qui a aussi été attaquée ! Il y a une mauvaise tendance à faire de la Belgique le Petit Poucet européen, mais non, ce pays n’est pas plus fragile que la France. Ce qui a eu lieu le 22 mars à Bruxelles peut arriver demain en Allemagne, comme c’est arrivé en janvier en Indonésie. Le champ de bataille de Daesh est le monde entier. On semble ne s’intéresser qu’aux individus qui agissent sur le terrain, mais ils ne sont que des outils aux mains de stratèges qui, à Raqqa ou à Syrte, pensent global et politique.

Ce qui expliquerait pourquoi ces jeunes d’origine marocaine ne cherchent pas à frapper leur pays d’origine…

Ce ne sont en effet pas eux qui s’assignent leurs cibles, ils ne font qu’obéir aux responsables de l’organisation. Ceux-ci planifient leur tactique en fonction des opportunités qui se présentent et des possibilités d’utiliser au mieux les outils dont ils disposent. Les théoriciens de Daesh ont pensé ce moment de terreur. Dans leur vision de l’Histoire, le temps se divise en trois séquences.

C’est d’abord l’ère des tyrannies impies : celles de Saddam Hussein, de Kadhafi, des Assad, de ces dictateurs qui ont été déstabilisés par l’invasion américaine de l’Irak et les Printemps arabes. À la fin vient l’avènement de l’État islamique idéal. Mais entre les deux s’inscrit la phase qu’ils appellent d’« ensauvagement », tawahush en arabe. C’est le moment présent, où il s’agit d’affronter et de défaire le jeu des puissances dans la région en s’affranchissant de toutes règles et de tous principes : c’est le règne exclusif de la terreur.

Pourquoi un tel discours d’« ensauvagement » séduit-il les deuxième et troisième générations d’Arabes d’Europe ?

Ce n’est pas tant ces générations d’Europe qui sont touchées que toute une jeunesse à une échelle géographique vaste. Daesh séduit parce que ses mises en scène sont des plus modernes et efficaces, parce que ses modes de recrutement ne le sont pas moins, parce qu’il propose non seulement une idéologie mais aussi des gains matériels et financiers, parce qu’il offre l’appât de l’aventure comme des perspectives de fraternité, de sociabilité, d’une vie nouvelle y compris en famille.

Daesh démarche et recrute aussi des ingénieurs, des informaticiens, des médecins, des artificiers, aux compétences indispensables

Et bien sûr il promet, notamment à ces jeunes en bas de l’échelle sociale, à Bruxelles, à Tunis ou à Islamabad, la restauration de leur dignité d’individu, la construction d’une personnalité, voire la rédemption d’un passé délinquant : cela apparaît clairement dans le parcours des « daeshiens ». Mais il ne faut pas non plus se focaliser sur ces marginaux, car Daesh démarche et recrute aussi des ingénieurs, des informaticiens, des médecins, des artificiers, aux compétences indispensables. Bien sûr, dans cet organigramme, les hommes de troupe qui fournissent la chair à canon et les kamikazes sont des desperados issus des bas-fonds des sociétés.

On parle des failles des services belges ou français, quand votre pays, le Maroc, dont beaucoup de ressortissants sont allés faire ce jihad, est parvenu à se préserver de telles attaques… La police y est-elle plus efficace ?

Elle est efficace, certes. Mais aucun service de sécurité, aucun système de surveillance aussi performant soit-il ne peut être efficace à 100 %. Le succès de la prévention, au Maroc comme ailleurs dans la région, est aussi lié à la coopération de populations très conscientes que l’usage de la violence est une limite à ne pas franchir. Cette vigilance au quotidien de la société permet aux services de sécurité d’être prévenus à temps de la dérive de tels éléments dans tels quartiers et permet d’anticiper nombre de choses.

Mais encore une fois, aucune mesure ne peut être totalement efficace et rien ne dit que de tels événements ne se produiront pas aussi au Maroc. Cela dit, il reste primordial que les populations, musulmanes comme non musulmanes, en Europe, soient mobilisées pour prévenir ce phénomène de déviance à tous les niveaux, de l’encadrement éducatif à la surveillance des espaces.

Pendant quatre mois, Salah Abdeslam est sans doute resté caché à Molenbeek, où sa présence n’a pas pu passer totalement inaperçue. Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’alerte de la population ?

C’est une faille, en effet. La collaboration de la population peut être rendue difficile, voire impossible par les politiques et les perceptions locales. Ghettoïsation, stigmatisation, islamophobie, les allures de ratissage que prennent les campagnes de sécurité en Belgique, en France ou ailleurs : tout cela incite beaucoup à une forme de complicité passive vis-à-vis de ces individus.

Les polices européennes ne devraient-elles pas, au contraire, disposer de pouvoirs accrus comme l’exigent des politiques de tous bords ?

Ce serait une grossière erreur. Ces pays y perdraient leur âme tout en favorisant, en retour, les réactions qu’ils cherchent à conjurer.

Nous ne sommes pas en guerre contre le terrorisme, nous sommes tout simplement en guerre

L’expression de « guerre contre le terrorisme » fait polémique. Qu’en pensez-vous ?

Nous ne sommes pas en guerre contre le terrorisme, nous sommes tout simplement en guerre. Il y a là une dimension géopolitique très forte et, si les puissances ne se décident pas à régler le problème à ses sources moyen-orientale et libyenne, rien ne se produira d’autre que la poursuite de ce genre d’événements. Daesh n’est pas seulement une idéologie, c’est aussi et surtout une organisation, un territoire, une armée, une administration, des finances, des systèmes de communication. Dans un tel contexte, les débats sur la radicalisation ou le degré de surveillance policière me semblent un peu vains.

Voulez-vous dire par là qu’il faut continuer à bombarder Daesh au Moyen-Orient et à intervenir au sol contre ses bases en Libye ?

Non, pas nécessairement. Les bombardements ont une efficacité très limitée. Il faut avant tout que les protagonistes directement impliqués par leur soutien logistique et financier aux acteurs sur le terrain – Arabie saoudite, Qatar, Iran, Irak, Russie et États-Unis – ou indirectement touchés par leur proximité géographique – Algérie, Égypte, Turquie – prennent leurs responsabilités en amenant les Libyens à se mettre d’accord et en favorisant la recherche d’une solution politique à la crise syrienne.

Au Maroc, la présence des islamistes au gouvernement est-elle un pare-feu à la tentation jihadiste ? De manière générale, l’islam intégré en politique peut-il jouer ce rôle ?

L’État islamique n’a rien à voir avec l’islam politique historique. Il utilise l’islam mais il n’est pas islamiste. Et l’une de ses cibles, ce sont justement les islamistes qui ne le suivent pas.

Quel avenir voyez-vous pour Daesh en Europe ?

Leur communiqué revendiquant l’attentat de Bruxelles annonce des jours sombres. Je crois qu’il faut le prendre au sérieux.

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