Habib Essid : « L’État tunisien ne peut pas tout… »
Durement critiqué par ses détracteurs, le chef du gouvernement défend son action et sa méthode, résultats à l’appui. Et appelle tous ses concitoyens à un sursaut pour prendre leur part dans le redressement du pays.
En quatorze mois, le chef du gouvernement tunisien aura été confronté à une crise économique majeure et à une mutation du terrorisme, dont la menace est montée d’un cran. Difficile, dans ces conditions, de redresser la barre et d’échapper aux critiques, mais, à 66 ans, Habib Essid garde le cap qu’il s’est fixé. Souvent épinglé pour « un manque de vision et d’audace », l’homme, qui n’a pas oublié ses origines modestes, reste imperturbable et préfère les résultats aux paroles, tout en admettant que la communication gouvernementale est perfectible. Les temps seront encore durs pour le pays, mais « le lion » (essid, en arabe) ne désespère pas d’un sursaut de ses concitoyens, qui ont, selon lui, un rôle déterminant à jouer dans le redressement du pays.
Jeune Afrique : Vous menez l’exécutif depuis plus d’un an. Quel bilan dressez-vous de votre action ?
Habib Essid : Beaucoup de choses ont été réalisées et beaucoup reste à faire. Au moment de ma désignation à la tête du gouvernement, le 6 février 2015, j’ai présenté devant l’Assemblée des représentants du peuple [ARP] un programme et des objectifs, auxquels le gouvernement s’est globalement tenu, malgré de nombreux aléas. Le premier concernait la situation sécuritaire, qu’il fallait impérativement améliorer. Des moyens financiers et humains importants ont été mis à la disposition de l’armée et des forces de sécurité pour faire face au danger. C’est le point positif à retenir, d’autant que nous avons déjoué de nombreuses attaques et enregistré des succès, comme à Ben Guerdane, en mars dernier, sans oublier le démantèlement de cellules terroristes, qui a eu un impact stratégique indéniable.
Les accords passés avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et l’Administration, ainsi que ceux passés entre les partenaires sociaux, ont permis de préserver la cohésion sociale, mais aussi de créer un environnement favorable à la relance de l’investissement. Au niveau économique, nous avons accordé des augmentations de salaire aux couches les plus démunies et avons agi sur l’inflation, passée de 5,7 % en février 2015 à 3,3 % actuellement, ce qui n’est pas négligeable pour les plus modestes.
Mais l’un des points essentiels est la relance de grands projets, totalisant 10 milliards de dinars [environ 4,4 milliards d’euros] d’investissement, comme le Réseau ferré rapide [RFR] sur le Grand Tunis, les autoroutes Sfax-Gabès-Médenine et Medjez el-Bab-Bousalem, et quelques barrages. Plus de 80 % de ces projets ont redémarré et vont participer au désenclavement des régions. Nous avons aussi élaboré une note d’orientation pour un plan quinquennal 2016-2020, ce qui faisait défaut depuis 2010.
Quelle est la part de responsabilité de l’ARP dans la lenteur des réformes ?
La démocratie est un apprentissage ; l’exécutif et le législatif sont en train d’apprendre ensemble. Leurs missions ne sont pas les mêmes ; préparer un projet de loi est une chose, le faire adopter, une autre. Cela nécessite des débats, et donc du temps. Nulle mauvaise volonté ici, mais des mécanismes mal huilés à maîtriser. Grâce à des consultations régulières avec le président de l’ARP, la situation s’est nettement améliorée lors des dernières semaines, où plusieurs projets de loi importants sont passés.
La situation économique est extrêmement critique. Allez-vous décréter un état d’urgence économique et social ? Et prendre des décisions qui fâchent ?
Le patronat a en effet proposé un état d’urgence économique et social. Nous allons en étudier ensemble les modalités et aller dans le sens de ce qui sert les intérêts du pays. La concertation est nécessaire avec tous les partenaires sociaux, politiques, ainsi qu’avec la société civile. Seul le dialogue permettra de surmonter les difficultés, mais, une fois les décisions prises en commun, il faudra s’y tenir et agir, même si cela ne plaît pas à tout le monde.
La priorité est donnée à quatorze gouvernorats longtemps négligés
Que prévoyez-vous pour réduire les disparités régionales ?
La Constitution prévoit une discrimination positive au profit des régions. Grâce à l’évaluation approfondie que le gouvernement a effectuée pour préparer le plan 2016-2020, ainsi qu’aux projets de développement intégrés proposés par les régions elles-mêmes, nous serons en mesure de répartir les investissements au niveau national sans créer de disparités. La priorité est donnée à quatorze gouvernorats longtemps négligés, avec des projets structurants et des allocations de crédits plus importantes à même de désenclaver ces zones à travers un réel développement.
Au lendemain du soulèvement de Kasserine et des régions de l’intérieur, vous avez pris des décisions audacieuses, comme les financements sans apport de fonds propres. Où en sont ces mesures ?
Elles avancent. Une circulaire du ministre des Finances a permis la mise en place de procédures auprès d’organismes tels que la Banque tunisienne de solidarité [BTS]. Le nombre de demandes pour ce type de financement sans apport personnel a doublé par rapport à l’année dernière, et nous avons mis en place un comité de suivi pour toutes les mesures annoncées.
Vous avez annoncé 23 000 nouveaux emplois publics en 2016. Comment allez-vous les créer ?
Ils seront répartis dans plusieurs secteurs, essentiellement dans l’armée, les forces de sécurité, la santé et quelques autres domaines. Comme annoncé devant l’ARP, toutes les offres de recrutement ont été rendues publiques avant le 31 mars. Nous notons un réel engouement des jeunes pour l’armée et les forces de sécurité.
Comment éviter que des extrémistes ne les noyautent ?
Nous prenons toutes les précautions lors des recrutements. Nous sommes dans la phase de vérification des dossiers des premières candidatures.
La Cité de la culture, bloquée depuis 2009, va employer dans la phase de construction 450 personnes et plus de 700 dans la phase finale
La paralysie du pays dénote une crise de confiance aiguë à l’égard du politique et du monde des affaires. Comment restaurer la confiance et donner aux Tunisiens l’envie d’y croire et d’agir ?
Il faut des résultats pour que les Tunisiens y croient. Or nous en avons, mais l’information ne parvient pas aux citoyens. Sans doute faut-il plus et mieux communiquer. On ne crée pas des emplois d’un coup de baguette magique. C’est pourquoi nous avons fait redémarrer les projets en panne. La Cité de la culture, par exemple, bloquée depuis 2009, va employer dans la phase de construction 450 personnes et plus de 700 dans la phase finale. Rien que pour la centrale d’énergie de Ghannouch, une entreprise qui travaille pour le site a recruté 700 employés. Mais il faut le dire et le rappeler.
La Tunisie va obtenir un prêt de 5 milliards de dollars sur cinq ans de la Banque mondiale et négocie avec le FMI un autre de 2,8 milliards sur quatre ans. À quoi serviront ces nouveaux financements ? N’a-t-on pas déjà atteint le seuil critique en matière d’endettement ?
La Tunisie indépendante a toujours réglé ses dettes. Sans croissance et avec la chute des revenus de l’État, des tensions existent. Les prêts sont contractés, en accord avec nos partenaires financiers, dans le respect des équilibres macroéconomiques et doivent être destinés à l’investissement, à la création d’emplois et au redémarrage de l’économie.
L’année 2017 sera toutefois difficile car nous devons restituer des crédits d’environ 6 milliards de dinars contractés en 2011
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent de faire comme du temps de la troïka, de naviguer à vue en utilisant cette manne pour payer les salaires et les dépenses de fonctionnement au lieu de la consacrer aux réformes et à l’investissement ?
La gestion des affaires de l’État a ses contraintes et oblige parfois à grappiller sur des budgets pour en servir d’autres, mais, globalement, nous sommes en train d’inverser la tendance. L’année 2017 sera toutefois difficile car nous devons restituer des crédits d’environ 6 milliards de dinars contractés en 2011. Il faudra fournir un effort important et gérer les affaires de l’État avec vigilance. L’économie doit être relancée. Surtout, les gens doivent travailler. Lors des événements de Kasserine, en janvier, les manifestants ont demandé à l’État providence d’intervenir, quitte à servir des salaires sans offrir d’emplois. Or ce schéma est dépassé. La création d’emplois n’est pas le fait du seul État.
Les événements de Ben Guerdane ont montré l’implication d’un certain nombre de personnes qui avaient été arrêtées puis relâchées, et qui sont finalement mortes les armes à la main. Y a-t-il un problème avec la justice antiterroriste et avec le juge du bureau 13 ?
Il y a eu en effet des différends et des malentendus entre la justice et la police, mais leur collaboration s’est nettement améliorée. À preuve, l’opération de Ben Guerdane. Là encore, c’est une question d’apprentissage. Nous devons faire bloc et travailler ensemble.
Un grand nombre de Tunisiens combattent ou ont combattu en Libye et en Syrie. Quelles mesures ont été ou seront prises pour les surveiller à leur retour ?
Le suivi des filières jihadistes est en place depuis longtemps. Le contrôle des Tunisiens revenus du Moyen-Orient et de Libye est systématique. Ceux dont l’implication dans des actes terroristes est établie peuvent être poursuivis et jugés, comme le prévoit la loi antiterroriste. C’est le cas d’un certain nombre d’entre eux actuellement.
Pourquoi n’y a-t-il toujours pas eu de grand procès du terrorisme dans les affaires Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ? Ou dans celle des soldats égorgés du Chaambi ?
Des procès sont en cours, des jugements ont été rendus, mais les procédures sont longues, et ce n’est pas propre à la Tunisie. La justice est là, et il faut respecter son indépendance.
Parmi les personnes appréhendées lors de l’attaque de Ben Guerdane, il y a plusieurs anciens contrebandiers
La contrebande mine l’économie, mais on sait son importance dans certaines régions frontalières. On sait aussi que les réseaux de contrebandiers sont au courant de tout et peuvent aider les forces de l’ordre contre le terrorisme. Peut-on lutter à la fois contre le jihadisme et contre la contrebande ?
Terrorisme et contrebande sont liés et fonctionnent en symbiose. Parmi les personnes appréhendées lors de l’attaque de Ben Guerdane, il y a plusieurs anciens contrebandiers. Ce problème est délicat. J’estime que la meilleure façon de le régler est de créer des opportunités pour que les contrebandiers abandonnent leurs activités. La nouvelle zone franche de Choucha, par exemple, est destinée à créer une dynamique que nous souhaitons étendre progressivement pour absorber et intégrer les contrebandiers.
La diplomatie à la présidence, le sociétal à l’ARP, l’économie au gouvernement, cette configuration du nouveau management du pays est-elle viable ? La proposition de revenir sur le régime semi–parlementaire est-elle justifiée ?
Je ne suis pas d’accord avec cette vision, et le régime n’est pas vraiment semi-parlementaire. Nous sommes passés d’un régime autoritaire à un régime choisi après consultations et accord de tous les intervenants. C’était une manière de sortir unis de la crise de 2013. Ce genre de sursaut, quand le pays est au bord du gouffre, est caractéristique des Tunisiens. C’est peut-être la réponse à la question que l’on me pose souvent au cours de mes visites à l’étranger : « Pourquoi la Tunisie a réussi là où les autres ont échoué ? » N’oublions pas non plus que le niveau d’éducation, le degré d’émancipation de la femme et le sens de l’unité nationale ont contribué à éviter que le pays ne bascule.
Vous êtes un indépendant et à ce titre souvent en butte aux critiques partisanes. Avec des objectifs non atteints, votre position n’est-elle pas fragilisée ?
Quand on accepte de servir son pays, on en accepte les conséquences. Nous sommes en démocratie, et c’est cela aussi la démocratie. Avoir une coalition gouvernementale dirigée par un indépendant est une expérience inédite en Tunisie. À l’issue de sa victoire aux législatives et à la présidentielle, Nidaa Tounes était soupçonné de vouloir faire main basse sur tous les pouvoirs. La désignation d’un indépendant a permis de rassurer l’opinion et la classe politique sur la conduite du pays.
Les difficultés existent, mais elles sont ponctuelles et normales
Quelles sont vos relations avec les partis de l’alliance gouvernementale, et notamment Nidaa Tounes ?
Elles sont bonnes. Nous avons instauré une réunion de suivi hebdomadaire, et nous discutons en ce moment du plan 2016-2020 pour préparer son passage à l’ARP. En politique, rien n’est statique, et il faut savoir s’adapter à cette dynamique changeante. Les difficultés existent, mais elles sont ponctuelles et normales. L’exécutif et le législatif sont dans leurs rôles respectifs, comme le prévoit la Constitution, que nous devons respecter.
Depuis l’annonce du dernier remaniement, votre départ est évoqué de manière récurrente…
Je serai là tant que le pays aura besoin de moi. Je ne peux pas abandonner le service de la Tunisie. Tout ce que je dis est vrai. Je ne cache rien à mes concitoyens. C’est aussi le sens du serment que j’ai prêté.
Que répondez-vous à ceux qui mettent à l’index « l’âge du capitaine » et celui du président de l’ARP ?
Je ne pense pas qu’il y ait un problème d’âge. Cet aspect n’impacte pas la marche des affaires de l’État.
Serez-vous candidat à la présidentielle en 2019 ?
Non. Je suis un indépendant. Pour postuler à cette charge, il faut être politicien.
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