Jack Lang : « Je vis comme si j’étais immortel »
Il a réussi à donner un second souffle à l’Institut du monde arabe, à Paris, qu’il dirige depuis trois ans. Comment s’y est-il pris ? Sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, l’ancien ministre de la Culture de François Mitterrand s’explique.
Mais comment fait-il, à 76 ans, assis sur un fauteuil a priori fort éloigné des micros et des caméras – celui de président de l’Institut du monde arabe (IMA) -, pour caracoler en ce début avril dans le quatuor de tête des personnalités politiques préférées des Français, juste derrière Alain Juppé, Emmanuel Macron et Christine Lagarde ?Son enthousiasme contagieux, tranchant avec la morosité ambiante, conjugué à la nostalgie des années Mitterrand, qu’il est le dernier à incarner, et à l’art consommé qui a toujours été le sien d’attirer la lumière des médias ? Sans doute.
Cet optimiste inoxydable, qui fut pendant une décennie le meilleur ministre de la Culture que la France ait connu, ce fidèle de François Mitterrand à qui il voue encore une dévotion intacte, ce fils d’un père juif et d’une mère catholique dont l’aïeule franc-maçonne fut gazée par les nazis à Ravensbrück, cet agrégé de droit tour à tour universitaire, acteur, directeur de théâtre, créateur d’un nombre incalculable d’événements culturels, coconcepteur du Grand Louvre, de l’arche de la Défense, de l’Opéra Bastille et de la Grande Bibliothèque, cet homme-Protée a vécu tant de vies qu’il a toujours fasciné les Français. Et agacé nombre de ses petits camarades socialistes prompts à le juger futile, approximatif, vaniteux et grandiloquent – ce dont il n’a cure.
Depuis le 25 janvier 2013, Jack Lang contemple depuis son bureau du huitième étage de l’IMA une ligne bleue : pas celle des Vosges, où il est né, mais celle que dessinent les toits du Paris historique. De l’avis général, il a redynamisé une maison minée par les querelles intestines dont il a plus que doublé la fréquentation publique et redressé les finances à coups de mécénats, de parrainages et de dons divers en provenance de pays arabes – les 23 millions d’euros de budget annuel alloués à 60 % par le Quai d’Orsay ne suffisant manifestement pas à ses ambitions.
Tout en veillant à ne pas froisser François Hollande, qui l’a nommé à ce poste, Jack Lang continue d’exercer sa liberté de parole : il a été contre la déchéance de nationalité, contre l’interdiction des spectacles de Dieudonné, et il n’accepte pas que Manuel Valls, le Premier ministre avec qui il a toujours entretenu des rapports distants, qualifie le voile islamique d’« asservissement de la femme ». Alors que l’Institut s’apprête à célébrer en 2017 par toute une série de manifestations le 30e anniversaire de son inauguration par François Mitterrand, le président de ce qui est devenu à la fois un instrument diplomatique de la France en direction du monde arabe et la vitrine des pays arabes à Paris a répondu aux questions de J.A. À la manière, parfois claire-obscure, des moucharabiehs qui ornent sa façade. F.S.
Jeune Afrique : L’Institut du monde arabe (IMA) était moribond. En trois ans, vous en avez refait un établissement à la mode. Votre recette ?
Jack Lang : C’était en effet une maison démoralisée, à laquelle il fallait rendre l’espoir et le rayonnement international qui avait été le sien. J’ai d’abord agi dans le domaine des grands événements, qui frappent l’imagination de nos visiteurs. Notre ambition : conjuguer exigence scientifique, audace et exploration de nouveaux terrains avec des expositions à succès comme celles sur le pèlerinage à La Mecque, l’Orient Express ou le hip-hop.
L’Afrique est l’un de ces nouveaux terrains, et nous préparons pour le printemps 2017 « Yallah Africa », qui sera consacrée à la rencontre entre le monde arabe et l’Afrique subsaharienne. J’ai aussi voulu débunkériser l’IMA, l’ouvrir aux autres institutions. Henri Loyrette, alors conservateur du Louvre, m’a donné l’idée de montrer en 2014 le Maroc contemporain pendant qu’il exposait le Maroc médiéval. Je voulais enfin développer l’aspect think tank en branchant nos Jeudis de l’IMA sur l’actualité, en organisant des petits déjeuners économiques et un Rendez-vous de l’histoire du monde arabe qui aura pour thème cette année (20-22 mai) « Religions et Pouvoirs ».
Y a-t-il une autocensure à l’IMA sur les sujets qui fâchent, par exemple les droits de l’homme dans le monde arabe ?
Tous les sujets sont abordés, sans instructions ni restrictions. Parallèlement à l’exposition « Maroc », de nombreux forums ont été consacrés aux droits de l’homme, aux droits des femmes, à la coexistence religieuse, etc., dans ce pays, qui n’ont soulevé aucune objection. Les seules péripéties « politiques » que nous avons connues vont plutôt dans un sens opposé à la censure, avec l’irruption de militants islamistes à la conférence de l’auteur égyptien Alaa al-Aswany et cette idée, exprimée par certains diplomates après les attentats de Charlie Hebdo, que nous accueillerions ici des événements blasphématoires. C’était à cause de projections du film Caricaturistes, fantassins de la démocratie, de Stéphanie Valloatto, dans lequel apparaît le dessinateur danois qui a caricaturé le Prophète.
Je ne suis pas un commissaire politique, et l’IMA est un lieu de tolérance et de liberté. En tant que professeur de droit et militant attaché aux droits des peuples, je suis très concerné par la question des droits de l’homme. Souvenez-vous que j’avais boycotté la visite de Ben Ali à Paris en 1997, quand je dirigeais la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
Pendant la crise diplomatique entre le Maroc et la France, en 2014-2015, vous avez pratiquement été le seul fil de communication entre Paris et Rabat. Par conviction ?
Absolument. La visite de la police à la résidence de l’ambassadeur du Maroc, à l’origine de cette tension, n’était pas conforme aux usages en la matière, et je comprends que cela ait offusqué. Le hasard du calendrier a fait que nous organisions l’événement « Maroc », ce qui m’a donné l’occasion de m’exprimer dans la presse marocaine et de contribuer à préserver un climat d’amitié entre la France et le royaume. Par ailleurs, contrairement à ce qui a pu être dit, je ne suis le lobbyiste de personne, mais une personnalité libre et indépendante.
Je pense que les Algériens m’apprécient
La qualité de vos relations avec Rabat ne nuit-elle pas à vos rapports avec Alger ?
Pas du tout. Je connais l’Algérie et j’aime ce pays, où je me suis rendu pour la première fois quand j’étais étudiant. J’ai toujours eu de bonnes relations avec le président Abdelaziz Bouteflika, comme j’en avais de bonnes avec feu son opposant Hocine Aït Ahmed, avec les artistes comme avec les politiques. Je pense que les Algériens m’apprécient aussi et que le respect mutuel est la base de toute bonne relation.
François Hollande parvient-il à gérer l’équation maghrébine ?
Il est parvenu à établir des relations équanimes avec les trois États du Maghreb. Et il fait la – trop rare – démonstration que la France n’a pas à épouser les querelles des autres.
Quand le Maroc est évoqué à l’IMA, le Sahara y est évidemment inclus, ce qui ne doit pas faire plaisir à Alger…
L’IMA est sous tutelle du ministère des Affaires étrangères. Nous ne sommes pas une institution politique, nous devons respecter les thèses officielles de notre diplomatie.
On vous a entendu condamner plusieurs fois dans la presse le Qatar bashing…
Je suis un rebelle, mais je suis aussi un acteur positif. Notre mission est de faire reculer les préjugés et de montrer la contribution du monde arabe à la culture mondiale. Il s’agit de présenter les versants éclairés des pays, et je veux faire preuve d’honnêteté face à ceux qui n’en montrent que les côtés négatifs, comme cela a été le cas avec le Qatar.
Je sais bien, par exemple, que la condition des ouvriers étrangers n’y est pas bonne. Mais je retiens aussi que ses dirigeants se passionnent pour l’art et qu’ils ont voulu faire de leur capitale une ville de culture plutôt que de bétonner sans goût comme cela a été fait ailleurs. Tamim, le nouvel émir, est un grand francophile. Ce sont de telles tendances que je veux encourager. Idem en Arabie saoudite. En février, à Djedda, j’ai pu constater la vitalité de la scène artistique locale. Je ne range jamais dans ma poche la démocratie et les droits de l’homme, mais je crois aussi au progrès et à la nécessité d’encourager nos partenaires sur ce chemin.
Faut-il parler avec Bachar al-Assad ?
J’avais moi-même discuté avec lui après sa brouille avec le président Chirac, en 2005. À l’époque, je pensais que si nous voulions faire avancer le dialogue au Moyen-Orient, la Syrie ne pouvait en être écartée. J’avais donc fait le voyage à Damas et j’étais revenu plaider la cause d’Assad à Paris, où, en 2008, il a été invité par Nicolas Sarkozy au sommet de l’Union pour la Méditerranée. A posteriori, c’était sans doute une lourde erreur… Comment parler aujourd’hui à un homme responsable de près de 300 000 morts ?
Une cour pénale internationale a été créée le président George W. Bush aurait dû être parmi les premiers à y comparaître
Les États-Unis ne sont-ils pas le principal facteur du désordre régional ?
Une cour pénale internationale a été créée. Même si je ne suis pas partisan de ce type de structure et si les États-Unis n’y ont pas adhéré, le président George W. Bush aurait dû être parmi les premiers à y comparaître pour crime contre le droit international, contre la paix et contre l’humanité, avec son invasion de l’Irak, qui n’a été que l’expression insupportable d’un impérialisme de la pire espèce. Il a disloqué le pays et créé les conditions du chaos.
Quel jugement portez-vous sur l’action du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou ?
Je suis très sévère sur sa politique de colonisation incessante, contraire à toutes les normes internationales et qui réduit chaque jour le territoire palestinien. Le gouvernement israélien déclare vouloir la paix et la création d’un État palestinien, mais toutes ses pratiques le contredisent. Hélas, il faut le dire, peu de pays se soucient de la question palestinienne.
Votre point de vue sur le désordre libyen ?
La France est en grande partie responsable du chaos qui règne dans ce pays. Elle a fait d’une intervention destinée à protéger la population une opération d’élimination d’un dirigeant. À ce que je sais, elle se mobilise positivement en ce moment sur un certain nombre d’initiatives souterraines avec les acteurs locaux et régionaux. Celles-ci semblent aboutir avec l‘arrivée du Premier ministre du gouvernement d’union, le 30 mars à Tripoli.
Faut-il bombarder Daesh en Libye ?
Si l’on agit conformément à la Charte des Nations unies et sans risquer la vie des populations, pourquoi pas ?
Croyez-vous sérieusement que François Hollande puisse être réélu en 2017 ?
Je crois à sa réélection. En tout cas, j’estime qu’il doit être candidat, et il s’affirme dans ses actes comme tel. Bien sûr, il n’a pas tout réussi et il traverse en ce moment une phase difficile. Mais j’ai souvenir d’une époque où François Mitterrand était littéralement haï dans l’opinion : il en est revenu et a été réélu. Hollande a pour lui une humanité et une ouverture d’esprit que l’on ne trouvera pas nécessairement en face. Dans notre système présidentiel, où l’on choisit avant tout un homme, ces qualités sont essentielles.
Quel est votre plus grand regret ? Ne pas avoir été ministre des Affaires étrangères ? Maire de Paris ? Président de la République ?
J’aime la vie et les gens, j’ai la faiblesse de me croire immortel et je vis comme si je l’étais ! Je suis en ce moment heureux à la tête de cette maison qui fourmille d’idées et de projets. J’y suis mieux qu’à la tête d’un ministère assoupi. Si, au début de son mandat, Hollande m’avait proposé le ministère de l’Éducation, je l’aurais accepté pour pouvoir engager une révolution du système éducatif français. Quant à la Ville de Paris, j’en ai caressé l’idée mais j’ai manqué mon moment. J’en ai été un peu maire sans l’avoir été avec les grands projets que j’y ai menés sous Mitterrand : j’ai bâti plus que quiconque dans la capitale !
Et l’Élysée ?
Il m’a manqué une clé. Je me suis trop dévolu aux fonctions qui m’étaient confiées, et ne m’étais pas assez organisé au sein du Parti socialiste pour cela.
Vous êtes l’une des personnalités politiques préférées des Français. Savez-vous pourquoi ?
Peut-être parce que j’ai eu la chance de la durée dans l’action. Les actions que j’ai menées sont encore visibles aujourd’hui et touchent l’imaginaire des gens. Je pense que les Français souhaitent que leurs responsables soient dans l’action enthousiaste, le défi et l’utopie concrète. Tel est mon tempérament.
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