Torture au Burundi : l’enfer à côté de la maison de Dieu

À Bujumbura, la peur a désormais un nom : la Documentation. En lien direct avec la présidence, ses agents jouent un rôle actif dans la répression et inquiètent jusqu’au siège des Nations unies.

Des policiers burundais surveillent un rassemblement en hommage à Emmanuel Ndere Yimana, un opposant assassiné le 21 juillet 2015, à Bujumbura. © Jerome Delay/AP/SIPA

Des policiers burundais surveillent un rassemblement en hommage à Emmanuel Ndere Yimana, un opposant assassiné le 21 juillet 2015, à Bujumbura. © Jerome Delay/AP/SIPA

Publié le 19 avril 2016 Lecture : 7 minutes.

De ce lieu aux apparences innocentes, que l’on pourrait croire être la villa en chantier d’un ministre et d’où il est possible d’observer, chaque dimanche, le flot de fidèles venus prier en la cathédrale Regina Mundi, située en contrebas, on ressort la plupart du temps brisé et humilié. Malgré tout, en être conscient est en soi un soulagement.

Certains n’ont plus jamais réapparu, et ceux de leurs proches qui continuent de les chercher ne se font guère d’illusions : la réputation de la « Documentation » n’est plus à faire. « Quand on est là-dedans, on ne pense qu’à une chose : être transféré dans une prison, parce qu’on ne sait jamais si on en sortira vivant », expliquent ceux qui en ont réchappé.

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La Documentation : c’est ainsi que l’on appelle, à Bujumbura, ce complexe, situé à cinq minutes du centre-ville, qu’un mur protège des regards indiscrets. Il s’agit du siège du Service national de renseignement (SNR), le bras armé le plus zélé du régime Nkurunziza.

Crise au Burundi: un millier de morts

Combien d’hommes et de femmes y sont passés depuis que le pays est entré dans une féroce crise politique il y a un an ? Combien y ont rendu l’âme ? Il n’y a évidemment aucune comptabilité connue. Ce que l’on sait, c’est que, entre avril 2015 et le 1er mars 2016, l’ONU a dénombré 474 morts directement liées à la crise, 36 disparitions forcées, 496 allégations de tortures ou de mauvais traitements et près de 5 000 détentions. « Ce sont des chiffres a minima », indique une source onusienne, alors qu’une source diplomatique estime à un millier le nombre de morts et de disparus depuis le 26 avril 2015.

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Ces violations des droits de l’homme, les Nations unies les imputent aux groupes rebelles qui ont vu le jour ces derniers mois, aux forces armées, aux Imbonerakure, la jeunesse du parti au pouvoir dont des éléments se sont mués en miliciens, mais aussi et surtout aux services de renseignements : « Le SNR est à la pointe de la répression », indique un enquêteur de l’ONU.

Les organisations de défense des droits de l’homme ont recueilli de nombreux témoignages de victimes disant avoir été torturées dans les locaux du SNR, à la Documentation bien sûr, mais aussi dans des cellules disséminées un peu partout dans le pays.

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De douloureux souvenirs

En parler avec ceux qui ont eu à franchir le portail de la Documentation, c’est exhumer les souvenirs d’une autre époque, d’un autre pays. Certes, le Burundi de Pierre Nkurunziza et le Tchad de Hissène Habré n’ont pas grand-chose à voir. Mais la mécanique de leur principal organe de répression présente d’inquiétantes similitudes, et pas seulement parce que le surnom du SNR est le même que celui que les Tchadiens donnaient à la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) dans les années 1980 : même lien direct avec la présidence ; même rôle actif dans la répression, à la marge de la légalité et au service d’une paranoïa d’État ; même maillage du territoire et mêmes sévices.

Lionel (son prénom a été modifié), la trentaine, se souviendra longtemps du jour où il y a été conduit. C’était le 12 décembre. Quelques heures plus tôt, des hommes armés ont attaqué plusieurs camps militaires de la capitale. Le voilà accusé d’avoir tué un partisan du pouvoir, passé à tabac une première fois, puis envoyé à la Documentation.

Ma famille croyait que j’étais mort

Là, il dit avoir été à nouveau frappé, ligoté et violé. « J’ai beaucoup crié et beaucoup saigné. Ils me demandaient sans cesse : « Où sont les rebelles ? » » Il sera ensuite placé dans une cellule – des toilettes, en fait – durant plus de deux semaines, à l’isolement total, sans recevoir le moindre soin, ni la moindre visite à l’exception d’un officier de police qui, au bout de sept jours, lui permettra d’appeler sa sœur. « Ma famille croyait que j’étais mort. » Il sera libéré fin décembre, sans qu’aucune charge soit retenue contre lui et, dit-il, en échange du versement d’une grosse somme d’argent – une pratique courante au SNR, selon plusieurs témoignages.

À la Documentation, Lionel a côtoyé Yves (encore un prénom d’emprunt) sans le savoir : les deux hommes ne se connaissent pas. Arrêté dans le centre-ville de Bujumbura pour une raison qu’il ignore, détenu durant près de vingt jours au SNR, ce quinquagénaire affirme n’avoir été interrogé qu’une seule fois, mais il en garde un souvenir douloureux. « Nous étions 36 dans une cellule de 4 m × 4 m. Il y avait des blessés par balle qui saignaient, des enfants aussi, de 13, 14 ou 15 ans. Certains étaient là depuis deux ou trois mois. Quand ils venaient chercher quelqu’un, on ne savait pas si c’était pour être libéré ou pour être tué. » Yves dit avoir été relâché sans autre message que celui-ci : « Si tu reviens, tu n’entreras même pas dans une cellule, tu seras égorgé. » Depuis, il a fui le Burundi.

La réputation du SNR ne se cantonne pas aux frontières de la capitale. Dans les villages du Bujumbura rural, on ne compte plus les jeunes qui ont quitté le pays après avoir été arrêtés et passés à tabac à la Documentation. Dans la capitale, on dit se cacher « pour éviter de finir entre leurs mains », en attendant de trouver un moyen de se réfugier au Rwanda ou en Ouganda.

Ils m’ont fait tenir debout sur des clous

Ailleurs, on écoute avec horreur les témoignages de ceux qui en reviennent, comme celui de ce commerçant de 53 ans « interrogé » dans une cellule provinciale du SNR et cité dans un rapport de Human Rights Watch (HRW) : « Lorsque j’ai tout nié, ils m’ont frappé avec une barre de fer sur les fesses et sur les pieds. […] Ils ont apporté une plaque en fer avec des clous pointés vers le haut. Ils m’ont fait tenir debout sur les clous. […] Ils sont partis puis ont rapporté un petit bidon de 5 litres […] rempli de sable. Ils l’ont attaché à mes testicules et m’ont obligé à me lever […] Ils ont versé l’acide sur le sol. Ils m’ont ordonné d’enlever mes vêtements et de m’asseoir dedans. J’ai refusé. Ils m’ont forcé à m’asseoir. J’ai ressenti comme du feu. J’ai essayé de me relever, mais je n’ai pas pu. Je suis tombé et j’ai perdu connaissance. »

La terreur imposée par la Documentation n’a rien de nouveau. Ceux que l’on appelait à l’époque les « sûretards », lorsque les services de renseignements étaient connus sous le nom de Sûreté nationale, s’étaient déjà construit une redoutable notoriété dans les années 1980 puis durant la guerre civile, entre 1993 et 2000. « Mais jamais ils n’avaient fait peur à ce point », estime un analyste burundais qui a tenu à garder l’anonymat.

Chaque semaine, ce sont des dizaines de personnes que les renseignements arrêtent et interrogent, souvent sans motif. « Quand la police m’y a amené, les gens de la Documentation ont demandé ce que j’avais fait. Le policier leur a dit : « C’est à vous de décider. » Ils m’ont gardé deux semaines », explique Alain (prénom d’emprunt), un trentenaire raflé à Bujumbura.

Un service liée au pouvoir

C’est que ce « service » occupe une place à part dans le système Nkurunziza, et ce depuis sa prise du pouvoir en 2005. Très vite, le chef de l’État « a fait des renseignements le bouclier de son régime en y plaçant les hommes qui lui sont le plus fidèles », affirme un diplomate en poste au Burundi. En 2006 déjà, HRW l’accusait d’avoir procédé à l’exécution extrajudiciaire d’au moins 38 personnes et d’en avoir torturé et mis en détention près de 200.

Longtemps, le SNR a été lié à la figure du redouté Adolphe Nshimirimana, l’un des généraux du Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), l’ancienne rébellion désormais au pouvoir. Celui que l’on présentait avant son assassinat en août 2015 comme le numéro deux du régime a dirigé la Documentation pendant près de dix ans. « C’est lui qui l’a façonnée. C’était un homme sans pitié, et le SNR est à son image », souligne l’analyste.

À son arrivée à la tête du service, « Adolphe » a recruté dans les rangs des policiers et des anciens maquisards et a recyclé les bonnes vieilles méthodes du maquis. Ici, la justice ne passe pas : les magistrats ne sont pas admis dans les locaux de la Documentation, pas plus que les avocats ou les familles des détenus.

Comme un symbole de sa toute-puissance, le SNR n’est pas soumis aux quotas ethniques imposés dans l’armée et dans la police par les accords de paix d’Arusha, dont Nkurunziza s’est toujours méfié. Ses agents ont des compétences très larges. Ils semblent être au-dessus de la justice, mais aussi de l’armée et de la police. Quant à son directeur il ne rend compte qu’à un homme : le président. Nommé en février 2015, l’actuel patron du SNR, Étienne Ntakirutimana, est lui aussi un général issu du maquis et un fidèle de Nkurunziza. De lui, un diplomate dit ne pas savoir grand-chose sauf que c’est « un fou furieux ».

L’ONU INSISTE

Le 1er avril, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution visant à permettre l’envoi d’une force de police au Burundi. On ne sait rien, pour l’heure, du nombre et des prérogatives des policiers qui seront déployés. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a quinze jours pour en discuter avec les autorités burundaises et l’Union africaine, et pour présenter plusieurs options au Conseil de sécurité.

Saluant une « résolution équilibrée », Albert Shingiro, l’ambassadeur du Burundi auprès de l’ONU, a évoqué une force de 20 à 30 policiers qui agiraient en tant qu’experts et observateurs. Une mesure qui ne satisferait pas l’opposition en exil, laquelle soutient l’envoi d’une véritable force de maintien de la paix pour mettre fin aux « exactions » du pouvoir.

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