Livres – Hela Ouardi : « La mort du Prophète est un drame shakespearien »

La chercheuse tunisienne revient sur les derniers jours de Mohammed, malmené par son entourage. Elle signe un ouvrage passionnant qui déconstruit nombre de préjugés et repense l’histoire de l’islam.

Pour l’auteure, l’obsession du blasphème ne doit pas inhiber l’historien dans son travail de connaissance. © BRUNO LEVY POUR J.A

Pour l’auteure, l’obsession du blasphème ne doit pas inhiber l’historien dans son travail de connaissance. © BRUNO LEVY POUR J.A

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 12 avril 2016 Lecture : 8 minutes.

C’est un ouvrage qui fera date et plongera son lecteur – le croyant comme l’agnostique – dans un abîme de perplexité. Hela Ouardi, spécialiste de littérature française, rattachée à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’université de Tunis El Manar, a voulu élucider l’énigme des derniers jours de la vie du prophète de l’islam, Mohammed, mort en l’an 11 de l’Hégire (juin 632). Près de quatorze siècles après l’événement, un épais nuage de contradictions enveloppe toujours le crépuscule de son existence. Affaibli, accablé par le chagrin et malmené par son entourage, celui que les musulmans considèrent comme le sceau des prophètes sera, ultime offense, abandonné sans sépulture pendant trois jours, le temps que ses plus éminents compagnons mouhajiroun (émigrés de La Mecque) et ses alliés les ansar de Médine, obnubilés par la succession, s’entendent pour désigner un calife.

Il y avait là matière à une enquête historique palpitante et risquée. Le sujet sentait le soufre. Mais c’est précisément parce que l’interdit de toute représentation du Prophète avait transformé Mohammed en un être déshumanisé, en homme sans ombre, que l’auteure a choisi de s’y frotter. Le saisir dans son humanité, non pour le désacraliser mais pour le rendre à son historicité : c’est le but que s’est fixé Hela Ouardi, qui s’est appuyée pour cela sur les sources classiques de la tradition et de l’historiographie musulmanes. Elle a tenté de réunir les morceaux du puzzle, en donnant une forme narrative aux récits éclatés et aux versions divergentes, en les soumettant au feu de l’analyse critique. Étrangement, personne n’avait avant elle osé une telle démarche. Le résultat est un livre passionnant et dérangeant (au point que certains ont obtenu son interdiction au Sénégal) mené comme un roman : Les Derniers Jours de Muhammad.

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Jeune Afrique : Qu’est-ce qui vous a poussée à « enquêter » sur les derniers jours de la vie du Prophète ?

Hela Ouardi : L’élément déclencheur a été la double attaque contre les représentations diplomatiques américaines à Benghazi et à Tunis, en septembre 2012, « en représailles » à la diffusion d’extraits d’un film islamophobe sur le Prophète. Je me suis alors aperçue que mes connaissances sur la vie du Prophète étaient assez lacunaires. Mon réflexe a été de me plonger dans les livres, dans les textes des traditionnistes sunnites mais aussi chiites, qui convergent davantage qu’on ne l’imagine. J’ai été frappée par l’aspect tragique des derniers moments de sa vie, par les complots et les conjurations, par la perte de son jeune fils bien-aimé, Ibrahim, par le pressentiment de sa mort, qui motive le « pèlerinage de l’Adieu » à La Mecque, où il délivrera son testament spirituel, et enfin par la maladie. La discorde qui régnait autour de lui, son agonie interminable et le scandale de sa dépouille, abandonnée à la putréfaction trois jours durant : il y avait là tous les ingrédients d’un drame shakespearien !

Mohammed a été contesté de son vivant. Après son décès, sa famille sera exterminée. Ces éléments, attestés historiquement, sont aux antipodes de l’adoration exacerbée dont le Prophète fait l’objet aujourd’hui chez les musulmans. Comment l’expliquer ?

Cet aspect m’a d’abord déroutée. Les musulmans sont passés d’un extrême à l’autre. Il y a quelque chose de l’ordre du retour du refoulé dans l’hypersensibilité qui se déploie autour de la figure du Prophète. Une véritable obsession du blasphème entoure maintenant son personnage, qui a fini par devenir une abstraction. Mais cela ne doit pas inhiber l’historien dans son travail de recherche. Les plus anciens documents épigraphiques retrouvés à Khirbat al-Mird, au nord-ouest de la mer Morte, datés du début du VIIIe siècle, mentionnaient deux fois le Prophète mais sans utiliser la formule de bénédiction consacrée, «Sallâ llâhu ‘alayhitwa sallam» [« que les prières et les louanges de Dieu soient sur lui »]. Le culte de Mohammed est donc à l’évidence tardif. Pourquoi revêt-il maintenant une telle intensité ? Sans doute faut-il y voir l’expression d’un sentiment de culpabilité, inconscient, certes, mais fortement implanté dans l’impensé historique des musulmans, qui explique le déchaînement passionnel suscité par la moindre atteinte à son image.

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Le portrait que vous faites des compagnons et des proches du Prophète est dévastateur. Omar Ibn el-Khattab, devenu calife en 634, est décrit comme une brute insolente et misogyne. Le pieux Abu Bakr est vénal. Il fera déshériter Fatima, la fille chérie de Mohammed, pour s’accaparer ses richesses. Ali, l’époux de cette dernière, qui est le principal prétendant à la succession, est un paresseux et un grand dormeur qui a demandé à être exempté de la prière du soir…

Aussi étonnant que cela puisse paraître, tout cela figure dans les sources musulmanes. Le temps de la prédication mohammédienne et des quatre premiers califes [Abu Bakr, Omar, Othman et Ali] est appréhendé aujourd’hui comme un âge d’or indépassable. C’est la référence ultime pour les musulmans. En réalité, le Prophète, ses épouses et ses compagnons étaient des êtres de chair, qui évoluaient dans un tourbillon de passions, de convoitises, de rivalités féroces. Si j’insiste sur le « roman familial » de Mohammed, c’est parce que la raison matrimoniale est une des dimensions essentielles de la politique arabe, et elle l’emporte bien souvent sur la froide raison d’État. Comment s’est réglée la succession du Prophète ? Au profit de son beau-père, Abu Bakr, le géniteur d’Aïsha, puis au profit d’Omar, qui avait lui aussi marié une de ses filles (Hafsa) au Prophète, puis au profit d’Othman, le « double » gendre (il a épousé successivement Ruqaya et Omm Koulthoum, deux des quatre filles que Mohammed a eues avec Khadija), et enfin au profit d’Ali, gendre et cousin.

On peut se demander si l’islam que nous connaissons n’ pas été inventé bien après la mort du Prophète

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La Fitna, la grande discorde qui déchire toujours le monde musulman, en opposant les sunnites, défenseurs de l’orthodoxie, aux chiites, partisans d’Ali, trouve ses origines dans le fait que le Prophète, à sa mort, n’a pas laissé (ou n’a pas pu laisser) de directives claires sur sa succession. Vous suggérez néanmoins que le devenir de l’État qu’il avait fondé n’était pas sa priorité première.

Mohammed était hanté par l’idée que la communauté se diviserait, mais il paraissait plus préoccupé par l’achèvement de la prophétie, sa mission spirituelle, que par le parachèvement de son œuvre politique. Sa mission, au départ, consistait à ramener les Arabes, égarés dans le polythéisme et l’idolâtrie, dans le droit chemin de la foi monothéiste. Son souci était de savoir s’il avait bien transmis le message divin. Sa prédication avait un caractère apocalyptique que l’on a eu tendance à atténuer par la suite. À l’annonce de sa mort, les croyants ont été frappés d’incrédulité. Ils pensaient que ce signe annonçait la fin et s’attendaient à sa résurrection, ce qui peut aussi expliquer le délai observé pour le mettre en terre. On peut se demander si le proto-islam prophétique était une religion ou une doctrine de la fin des temps, et si l’islam, la religion universelle telle que nous la connaissons, n’a pas été inventé bien après la mort de son prophète. Par Omar et par les califes omeyyades.

Dès lors, sa succession ne pouvait qu’être chaotique ?

Oui, en politique, la succession se prépare bien à l’avance, même si le choix d’un successeur peut survenir tardivement. Or le Prophète n’a pratiquement laissé aucune instruction. Et le Coran est muet sur la question. L’institution du califat a été bricolée par ses compagnons, qui avaient compris que la disparition physique du Prophète n’était pas annonciatrice de la fin du monde, mais qu’elle pouvait en revanche sceller la disparition de l’islam et délier les tribus arabes du lien d’allégeance qui les unissait à l’État de Médine. Cette institution califale, si puissante symboliquement, s’est déployée dans les interstices du texte et les non-dits du Prophète. C’est bien elle, notamment sous le pouvoir impérial des Omeyyades, qui a façonné l’islam et affirmé son caractère universel. Mohammed, le prophète des Arabes, est devenu celui des musulmans. Son culte a pu se développer officiellement car, entre-temps, tous ses descendants directs, susceptibles de revendiquer la succession, avaient été éliminés.

Les études sur l’islam sont à l’aube d’une révolution copernicienne

On ne sait toujours pas de quoi est mort le Prophète – pleurésie ou empoisonnement. Mais cette incertitude concerne aussi la date et le lieu de sa mort, puisque plusieurs documents archéologiques découverts récemment mentionnent sa présence en 634, à Gaza, en Palestine !

En 640, Thomas le Presbytre, un chroniqueur syriaque de haute Mésopotamie, évoque le combat victorieux des armées de « MHMT » près de Gaza, en 634. Un autre texte, grec, rédigé à Carthage en juillet 634, cite intégralement une lettre envoyée, cette année-là, par un Juif de Césarée (Palestine) à son frère installé dans la capitale africaine. La lettre relate la prise de la ville par les « Sarracènes », commandés par un prophète qui proclamait la venue imminente d’un messie. Cela cadre. On sait que Mohammed, à l’origine, avait assigné un but géographique précis à sa mission prophétique : Jérusalem. Les premières prières des musulmans prenaient la direction de Jérusalem, avant d’être réorientées vers La Mecque. Enfin, la ville sainte revêt une dimension eschatologique fondamentale. Selon plusieurs hadiths, c’est là que doivent s’effectuer le jugement et la résurrection des morts. Dès lors, il n’est pas étonnant que le Prophète, habité par la volonté d’achever son œuvre, ait tenté jusqu’à son dernier souffle de conquérir la Palestine.

Ces faits sont formellement en contradiction avec les récits de la tradition musulmane, qui s’accordent pour affirmer que le Prophète est mort en juin 632 à Médine. Mais ces récits sont bien postérieurs aux sources documentaires que je viens de mentionner, qui, elles, sont contemporaines du Prophète. Ont-ils été réarrangés, remaniés, dans une intention politique, spirituelle, ou esthétique ? À ce stade, nous ne pouvons que formuler des conjectures. Mais une chose est sûre : les études sur l’islam sont à l’aube d’une révolution copernicienne qui pourrait mettre à mal bon nombre de mythes théologico-politiques, au premier rang desquels le califat…

9782226316448g

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Les derniers jours de Muhammad, de Hela Ouardi, éd. Albin Michel, 368 pages, 19,50 euors.

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