Gambie – Sénégal : Yahya Jammeh l’embrouille
Il y a deux mois, le fantasque président gambien a décidé de multiplier par cent le montant d’une taxe douanière imposée aux camionneurs sénégalais. Entre Dakar et Banjul, qui ont toujours eu des relations compliquées, c’est reparti pour un tour…
Depuis plus de vingt ans qu’il est au pouvoir, les Sénégalais ont fini par s’habituer aux frasques de leur imprévisible voisin. Il n’empêche : le dernier coup de sang de Yahya Jammeh est très mal perçu à Dakar. Le 11 février, le chef de l’État gambien a décidé de multiplier par cent le montant de la taxe douanière imposée aux camions sénégalais qui traversent quotidiennement son pays pour acheminer des marchandises en Casamance.
De 4 000 F CFA (6 euros) par camion, elle est passée à 400 000 F CFA (600 euros). Scandalisés, les routiers sénégalais ont immédiatement décidé de boycotter et de bloquer la Transgambienne. « Il est hors de question de payer ce prix-là. Nous ne touchons même pas 400 000 francs pour transporter nos cargaisons ! » s’insurge Gora Khouma, le secrétaire général de l’Union des routiers du Sénégal.
Fermeture des frontières au transport des marchandises
Le 13 février, la frontière a officiellement été fermée au transport de marchandises. Depuis, aucune voiture ni aucun camion ne circule. Seuls les charrettes, les motos-taxis et les piétons peuvent passer, lestés d’un minimum de bagages. Quant aux camions qui veulent rejoindre la Casamance, ils contournent désormais toute l’enclave gambienne, via Tambacounda.
Pour la Gambie, petit État sous perfusion internationale récemment érigé en République islamique, les effets négatifs de ce blocus se font déjà sentir : pénurie de carburant, coupures d’électricité, commerce à l’arrêt… Côté sénégalais, certaines denrées, notamment périssables, commencent à manquer sur les étals de Ziguinchor.
Les échanges commerciaux – ou trafics en tout genre – qui font vivre de nombreux ressortissants des deux pays établis de part et d’autre de la frontière sont au point mort. Et les Sénégalais qui allaient s’approvisionner en produits de consommation courante en Gambie, où leur prix est moins élevé, sont désormais contraints de rester chez eux.
L’irritation palpable à la présidence, où l’entourage de Macky Sall se refuse à tout commentaire
Dénonçant un blocus qui vise à asphyxier son économie, Banjul a porté plainte contre le Sénégal auprès de la Commission de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) pour entrave à la libre circulation des personnes et des biens. Parallèlement, des contacts ont été noués pour tenter de trouver une solution. Une réunion bilatérale avait été fixée aux 30 avril et 1er mai à Dakar. Mais, la veille, le gouvernement gambien l’a annulée, suspendant à la dernière minute la visite de sa délégation.
« Nous sommes prêts à discuter, mais il faudrait qu’ils sachent ce qu’ils veulent. Ils ne peuvent pas porter plainte contre nous tout en demandant à négocier », persifle une source gouvernementale sénégalaise qui a du mal à cacher son agacement. Même irritation palpable à la présidence, où l’entourage de Macky Sall se refuse à tout commentaire.
Des relations compliquées avec son voisin sénégalais
Alors que cette nouvelle prise de bec avec son homologue gambien vire à la crise économique et diplomatique, le président évite soigneusement d’évoquer ce sujet en public depuis la mi-février. « Il se tait à dessein », croit savoir un proche du Palais. En privé, le chef de l’État se montrerait peu pressé de résoudre le problème, convaincu que le temps joue en sa faveur. « Il fait le dos rond pour éviter l’escalade, car il sait très bien que Jammeh est ingérable », analyse une source diplomatique occidentale.
À son arrivée au pouvoir, Macky Sall avait pourtant tenté d’instaurer de bonnes relations avec son voisin, notamment en se rendant à Banjul le 15 avril 2012, quelques jours après son investiture. Mais comme ses prédécesseurs Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, qui ont longtemps eu maille à partir avec Jammeh sur fond de crise casamançaise, le président sénégalais s’est vite heurté à l’impulsivité de l’autocrate gambien.
Condamnation à mort de deux Sénégalais en août 2012, accusations proférées à l’encontre de Dakar à la suite de la tentative de coup d’État survenue à la fin décembre 2014 à Banjul, fermetures inopinées de la frontière… Malgré quelques embellies ponctuelles, les relations bilatérales sont globalement maussades. Selon les adversaires de Macky Sall, ce dernier a échoué à contenir les excès de Jammeh. « Il y a eu plusieurs périodes de tension. Mais depuis 2012, c’est la crise la plus sérieuse, tant par sa durée que par son intensité », souligne le politologue Babacar Justin Ndiaye.
Autre symbole de ces relations compliquées : la construction du pont de Farafenni, censé fluidifier le passage des personnes et des biens via la Gambie. Après des années d’attente, la pose de sa première pierre a eu lieu en février 2015. Mais depuis, ce vieux projet financé par la BAD est bloqué par un Jammeh habitué à souffler le chaud et le froid.
Il agit ainsi parce qu’il a besoin d’argent frais
S’il est très difficile de connaître les motivations personnelles de ce chef d’État qui gouverne au gré de son humeur tout comme d’obtenir une réaction officielle (l’ambassadeur de Gambie au Sénégal n’a pas répondu aux sollicitations de J.A.), la décision d’augmenter les taxes douanières serait surtout la preuve, selon plusieurs observateurs, que des problèmes économiques minent son régime. « Il agit ainsi parce qu’il a besoin d’argent frais », résume un bon connaisseur des relations sénégalo-gambiennes.
Outre des activités commerciales qui tournent au ralenti, l’ancienne colonie britannique aux plages paradisiaques a vu, comme beaucoup de pays de la sous-région, son taux de fréquentation touristique chuter sous l’effet combiné du virus Ebola et de la menace terroriste. Ses finances publiques sont dans le rouge, et la monnaie nationale, le dalasi, s’est beaucoup dépréciée. Ces difficultés n’ont évidemment pas échappé aux dirigeants sénégalais, désireux de pousser leur avantage dans cette épreuve de force.
« Jammeh peut bien poursuivre ses provocations et insulter tout le monde comme bon lui semble, il est de plus en plus isolé sur la scène internationale et affaibli sur le plan intérieur », souligne notre source ministérielle à Dakar. La prochaine élection présidentielle, dont l’échéance approche à grands pas, permettra de se faire une idée plus précise de la solidité de son régime.
LA RETRAITE, LUI ? JAMMEH !
Au pouvoir depuis son putsch contre Dawda Jawara, le 22 juillet 1994, Yahya Jammeh briguera un cinquième mandat le 1er décembre. Il a en effet été investi candidat de l’Alliance pour la réorientation et la construction patriotique (APRC, au pouvoir) lors d’un congrès dans son fief de Kanilai, dans l’ouest de la Gambie, en février.
Dans son allocution, défiant les pays occidentaux et les organisations de défense des droits de l’homme, il s’était alors écrié : « Nous sommes en démocratie, et ils parlent de limitation des mandats [présidentiels] ? N’importe quel chef d’État occidental qui viendrait parler de ce sujet en Gambie verrait ce que je lui [dirais]. »
La présidentielle sera suivie d’élections législatives, prévues, elles, le 6 avril 2017. Selon Jammeh, l’opposition – inexistante ou en exil – aura le droit de « boycotter » ces scrutins… mais pas celui de déstabiliser le pays.
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