Cinéma – Férid Boughedir : « Je tends un miroir aux Tunisiens »
Vingt ans après son dernier film, le réalisateur Férid Boughedir revient sur grand écran avec « Parfum de printemps ». Une comédie sociale qui évoque les prémices de la révolution de 2011.
Auteur du plus grand succès de l’histoire du cinéma tunisien avec Halfaouine, l’enfant des terrasses, sorti en 1990, suivi en 1996 d’un film très bien reçu par la critique et le public, Un été à La Goulette, Férid Boughedir nous aura fait patienter vingt ans avant de proposer un nouveau long-métrage. Il est vrai que cet universitaire, chroniqueur de cinéma, militant infatigable du septième art dans les pays du Sud, n’a jamais manqué d’activités.
Avec Parfum de printemps, il poursuit son portrait tendre et acéré de la Tunisie, avec cette fois pour « héros » un jeune adulte qui débarque du Sahara à Tunis pour trouver travail et âme sœur. Avec sa naïveté et son innocence, Aziz ressemble fort à un éternel enfant. Privilégiant toujours l’humour et la légèreté, le regard volontairement décalé bien que le plus souvent réaliste de Férid Boughedir permet d’ausculter la période des dernières années du régime Ben Ali et l’avènement du fameux printemps tunisien. La sortie du film se présente sous de bons auspices : sélectionné par le Festival international du film de Washington, où il a été projeté le 15 avril, il fera l’ouverture du festival Cinémas du Sud de l’Institut Lumière, dirigé par Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, le 27 avril.
https://www.youtube.com/watch?v=WyRM088JmRw
Jeune Afrique : Deux longs-métrages qui obtiennent un grand succès, puis vingt ans de silence. Pourquoi ?
Férid Boughedir : Ma préoccupation n’a jamais été de faire carrière, aussi je ne réalise un film que quand cela me paraît essentiel, une nécessité. Quand j’en ai ras-le-bol de voir se répandre des stéréotypes pour parler des sociétés arabes et musulmanes, et plus particulièrement de la société tunisienne. Pour Halfaouine, nous étions peu après la révolution iranienne, et on ne parlait que du tchador et de femmes enfermées. Rien à voir avec mon vécu, moi qui, enfant, avais grandi dans une société où régnait, sous les apparences d’une soumission des femmes, une sorte de matriarcat méditerranéen. Pour Un été à La Goulette, c’était l’époque de la guerre dans l’ex-Yougoslavie, et je voyais avec étonnement que les habitants d’un même immeuble, des Bosniaques musulmans, des Croates catholiques et des Serbes orthodoxes, pouvaient se massacrer. Remontaient alors mes souvenirs d’enfance pendant les vacances en Tunisie, où à La Goulette pouvaient cohabiter sans problème dans un immeuble des Juifs, des Arabes musulmans et des Siciliens catholiques : une vérité qui devait être dite à travers l’œil de la caméra.
Et pour Parfum de printemps ?
J’ai ressenti à nouveau le besoin de tendre un miroir, d’abord aux Tunisiens mais aussi à tout le monde, quelques années après cet événement majeur qu’avait été la révolution et qui n’avait fait l’objet que de films très sérieux. J’ai voulu là encore repartir de l’intime pour évoquer à ma manière, avec légèreté, un sujet propice aux clichés. J’aime les histoires ancrées dans le local – ici le souk Moncef-Bey – et qui touchent à l’universel. Comme ont pu en raconter Sembène Ousmane avec La Noire de… ou Youssef Chahine avec Gare centrale, démontrant que nous aussi, hommes du Sud, nous pouvions faire ce cinéma-là sans complexes.
Pendant ces deux décennies, vous n’avez pas eu envie de tourner ?
Durant cette période, j’ai poursuivi avec ténacité mon action en faveur du cinéma africain, entre autres comme coordinateur de toutes les associations cinématographiques tunisiennes. Notre effort collectif a permis la création en 2011 d’une structure qui faisait gravement défaut en Tunisie : un Centre national du cinéma. Ce n’est hélas qu’une coquille vide, car l’arrivée au pouvoir des islamistes en 2011 n’a pas permis de passer à l’étape suivante en organisant le financement du cinéma tunisien par le biais du CNC – idéalement par une taxe sur l’ensemble de l’audiovisuel. J’espère que cette étape sera franchie bientôt.
Je ne réalise un film que pour déconstruire les stéréotypes sur les sociétés arabes
Était-il aussi plus difficile de tourner sous le régime Ben Ali ?
Le cinéma n’a pas été particulièrement pénalisé pendant tout ce temps. Contrairement à la télévision, il ne pénètre pas dans les foyers, il n’est donc pas surveillé de la même façon. De plus, lors de l’installation de ce régime, le cinéma tunisien a commencé à engranger les récompenses avec des films comme L’Homme de cendres, de Nouri Bouzid, Les Silences du palais, de Moufida Tlatli, ou Halfaouine, ce qui nous a protégés. Quand Halfaouine est sorti, ce sont les islamistes qui m’ont attaqué sans répit dans le journal d’Ennahdha, L’Aube, en disant qu’il était honteux de montrer à l’écran des femmes nues dans un hammam… et il n’est pas impossible que Ben Ali ait pensé que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». J’ai commencé à rencontrer des obstacles pour monter mes projets il y a six ans, car un ministre de la Culture n’a pas supporté que, en tant que directeur du festival de Carthage, je refuse de procéder à des coupes dans le film de Nouri Bouzid Making Of, qui évoquait la manipulation d’un jeune danseur de rue par un intégriste qui voulait le transformer en kamikaze.
Le héros de Halfaouine, c’était un enfant au seuil de l’adolescence, celui d’Un été à La Goulette, un jeune homme ; avec Parfum de printemps, on a affaire à un adulte. La fin d’une trilogie tunisienne, très autobiographique dans les deux premiers cas, moins dans le troisième avec ce personnage d’Aziz, si naïf ?
La fin d’une trilogie, peut-être. Et que ce film soit moins autobiographique, c’est certainement vrai. Mais jusqu’à un certain point seulement. Le personnage d’Aziz, on peut imaginer que c’est le héros de Halfaouine qui a grandi, mais en gardant, adulte, comme le Candide de Voltaire, l’idéalisme, l’innocence et la pureté de l’enfant, un homme qui croit encore profondément à une nature humaine caractérisée par la bonté. Un personnage qui correspond à ce que disait si bien le poète Jules Supervielle, que j’aime beaucoup citer : « Je ne veux pas tuer en moi l’enfant dont chaque adulte est l’assassin. »
Quel est le message que vous voulez faire passer à travers Parfum de printemps ?
Je ne sais pas s’il faut parler de message, un cinéaste n’est pas un politicien. Mon propos, c’est avant tout de tendre un miroir bienveillant au peuple tunisien, à mes compatriotes, qui me fascinent toujours par leur sens de l’adaptation face aux épreuves. Sous Ben Ali, où a commencé hélas un repli conservateur de la société qui perdure, comme après. C’est aussi de faire comprendre que les véritables héros ne sont pas toujours ceux qui prétendent l’être. Et de lutter contre les préjugés, facteurs de racisme et de haine, qui présentent systématiquement le monde arabe et musulman comme violent. Mais tout en n’oubliant jamais que le cinéma doit être un plaisir avant tout.
>> Parfum de printemps, de Férid Boughedir (sortie en France le 20 avril, en Tunisie début mai sous le titre Zizou)
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