Tunisie : « La promesse du printemps », Aziz Krichen fait un rêve
Chantre du dépassement de la querelle entre modernisme et islamisme, cet intellectuel engagé signe un livre où il esquisse des pistes pour sortir de ce clivage à ses yeux obsolète.
Il occupe une place singulière dans le paysage politique tunisien. Intellectuel engagé, figure de la gauche, Aziz Krichen a fait partie du groupe des fondateurs de Perspectives, en 1967, aux côtés de Mohamed Ben Jannet et de Gilbert Naccache. Il a connu les geôles de Bourguiba et celles de Ben Ali, et les affres de l’exil entre 1994 et 2011.
Chantre du dépassement de la querelle entre modernisme et islamisme – un affrontement idéologique qui fracture l’intelligentsia mais demeure extérieur à la société -, il a croisé la route du Congrès pour la République (CPR), pour lequel il appelé à voter en octobre 2011. Devenu président de la République en décembre 2011, le leader du CPR, Moncef Marzouki, lui proposera le poste prestigieux de ministre-conseiller chargé des affaires politiques. Krichen, qui n’ignorait rien du caractère lunatique du personnage, acceptera, pensant servir les objectifs de la révolution.
Il déchantera rapidement, comprendra qu’il s’était fourvoyé et prendra ses distances en mars 2013 après le fameux discours de Marzouki à Doha sur « les potences » qui attendent les extrémistes laïques s’ils s’échinent à s’opposer à la troïka, la coalition réunissant Ennahdha, le CPR et les sociaux-démocrates d’Ettakatol.
Il officialisera sa démission en 2014, une fois la transition consolidée avec la formation du gouvernement de l’indépendant Mehdi Jomâa. C’est dire si son témoignage était attendu. Pourtant, ces péripéties sont loin de constituer le cœur de son livre, publié à Tunis (Script Éditions) et bientôt à Paris, La Promesse du printemps.
Panorama de la vie politique tunisienne
Cet ouvrage volumineux de 400 pages retrace la genèse des événements qui ont conduit à la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, les errements d’une révolution confisquée par des élites politiques pusillanimes, détournée de ses buts par l’antagonisme identitaire, et qui a paradoxalement abouti à la perpétuation du système inégalitaire et corrompu contre lequel les manifestants de décembre 2010-janvier 2011 s’étaient soulevés. Ennahdha porte en la matière une responsabilité écrasante.
L’auteur fait même peut-être preuve d’un optimisme exagéré quand il estime que le discrédit qui pèse aujourd’hui à la fois sur Nidaa et Ennahdha peut « ouvrir un boulevard » à une troisième voie, à une force politique nouvelle qu’il appelle de ses vœux et qui serait capable de bousculer l’ordre socio-économique établi et de transcender le clivage obsolète modernistes/islamistes.
Certes, 70 % des Tunisiens ne se reconnaissent ni dans Nidaa ni dans Ennahdha, soit qu’ils ont voté pour d’autres formations, soit qu’ils n’ont pas voté du tout. Mais ceux qui ont déserté les urnes y retourneront-ils ?
Un examen novateur du système économique
Cette alternative à gauche, pour se dessiner, aura besoin à la fois d’un diagnostic pertinent et d’un programme. Et c’est sans doute là que réside la dimension la plus intéressante et novatrice du travail d’Aziz Krichen. Les derniers chapitres de son livre proposent en effet une radiographie du système socio-économique tunisien. Pour lui, le capitalisme national est un « capitalisme d’illusion ». Dérives et manquements sont la norme, et ce sont les dysfonctionnements qui font le système.
L’opposition entre le pays « structuré » (schématiquement, les villes du littoral) et ses périphéries, ensembles périurbains et régions de l’intérieur, est bien connue. Mais une seconde exclusion frappe l’ensemble des couches salariées, leur imposant des niveaux de rémunération très bas. Le smig tunisien est désormais inférieur de moitié au smig marocain et équivalent à 15 % du smig européen moyen : « La finalité de cette politique est de garantir les profits des entreprises, indépendamment de leur rendement et de leur productivité.
Aucun développement durable n’est concevable dans ces conditions. » La politique des prix agricoles, pratiquée avec persévérance depuis l’indépendance, a engendré l’appauvrissement et la marginalisation du monde rural, et le problème des terres collectives (2 millions d’hectares sont ainsi stérilisés) n’a toujours pas été réglé. L’État s’est aussi engagé dans une politique clientéliste de « suremploi » qui a lourdement pesé dans l’échec de l’expérience socialiste destourienne des années 1960 et qui s’est perpétuée sous des formes différentes jusqu’à nos jours.
Tout se tient : les bas salaires exigent des prix agricoles bas et rendent possible le suremploi. L’économie s’est retrouvée prise au piège d’une dialectique infernale : « Avec le suremploi et les bas salaires, pas de rentabilité, donc pas de création d’emplois soutenue par une vraie demande économique. Le suremploi crée automatiquement le chômage, qui appelle à son tour le suremploi pour essayer de le réduire. »
Le régime, tel qu’il fonctionne, produit de la corruption à tous les étages, du sommet de la pyramide – la nébuleuse mafieuse et affairiste – à la base, car il pousse les salariés à s’engager dans un « système parallèle de distribution des revenus ».
Nombre d’arguments présentés par Krichen font mouche. Il promet de les développer davantage dans un nouveau livre à venir, plus programmatique. Il croit fermement qu’il est possible de casser le cercle vicieux et esquisse des pistes pour en sortir. Sans préjuger de la réussite d’une telle démarche, elle mérite d’être saluée. Sa promesse de Printemps, qui refuse de céder au fatalisme ambiant, est à la fois une contribution essentielle au débat public et un message d’espoir.
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