Algérie – France : encore toute une Histoire !
Sahara, terrorisme, « lobby marocain », tweet ravageur… Si l’élection de François Hollande avait conduit à une nette embellie entre les deux pays, les nuages s’amoncellent à nouveau. Enquête sur une relation passionnelle.
Villa des Oliviers, résidence de l’ambassade de France à Alger, dimanche 10 avril. En cette fin de journée ensoleillée, Manuel Valls, Premier ministre français, ainsi qu’une dizaine de ses ministres tombent la veste après une audience crispée avec le président Bouteflika dans son lieu de travail et de villégiature à Zeralda, à l’ouest de la capitale. Entre les canapés de saumon fumé et le champagne frais, les convives commentent la visite de deux jours de la délégation française.
À cran, Manuel Valls papote avec quelques invités. Il s’agace notamment de la convocation, cinq jours plus tôt, de l’ambassadeur de France pour qu’il s’explique sur la publication de la photo de Bouteflika à la une du quotidien français Le Monde pour illustrer un article mettant en cause ses proches dans le cadre du scandale des Panama Papers. « On ne convoque pas comme ça l’ambassadeur de la cinquième puissance mondiale pour répondre d’un article qui ne concerne pas le gouvernement français », glisse-t-il en substance à un hôte algérien.
« Valls va encore twitter », lâche l’un de ses conseillers présents ce soir-là à la villa des Oliviers. C’est que le locataire de Matignon avait déjà posté un tweet la veille dans lequel il annonçait son intention d’évoquer avec les autorités algériennes l’affaire des visas refusés à deux journalistes français qui devaient l’accompagner pour couvrir sa visite. Aussitôt dit, aussitôt fait.
Le tweet de la discorde !
À peine son avion avait-il atterri à Paris que le Premier ministre français postait, à 23 h 40, sur son compte Twitter, ce message : « Échanges économiques, humains et sécurité : la relation algéro-française est forte, historique et stratégique. » Le tweet de 111 signes est accompagné d’une photo peu flatteuse, c’est le moins que l’on puisse dire. On y voit, assis aux côtés d’un Manuel Valls esquissant un sourire crispé, Abdelaziz Bouteflika, sidéré, la bouche ouverte et l’air hagard. Le poids des mots, le choc de la photo.
Maladresse, étourderie, ou coup de Jarnac, ce tweet va déclencher une tempête de l’autre côté de la Méditerranée. Partagés entre colère, affliction et compassion, les Algériens sont tout sauf indifférents face à ce cliché montrant leur président, 79 ans, victime d’un AVC en avril 2013, sous son plus mauvais jour. Les détracteurs de Bouteflika ? Ils y voient la confirmation de sa santé chancelante et une preuve supplémentaire de son inaptitude à exercer ses fonctions alors que son quatrième mandat ne prend fin que dans trois ans. Ses partisans ? Ils s’indignent et crient au complot.
Directeur de cabinet à la présidence, Ahmed Ouyahia voit dans la publication de cette photo une « manœuvre préparée de Paris » par ceux qui n’admettent pas que « l’Algérie de papa, c’est fini ». L’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), le syndicat affilié au pouvoir, et le Forum des chefs d’entreprises (FCE), le patronat privé, que dirige un homme d’affaires proche du clan présidentiel, dénoncent des « manipulations diffamatoires délibérément dirigées contre l’institution présidentielle ».
Même le quotidien gouvernemental El Moudjahid y met du sien en évoquant « une agression caractérisée », une « attitude belliqueuse », tout en accusant « le pouvoir socialiste » de vouloir torpiller la bonne entente entre les deux capitales. Les responsables algériens sont vent debout contre le Premier ministre français.
Sahara occidental, G5 Sahel… les points de rupture
Si ce tweet de Manuel Valls passe mal, il confirme le début d’un refroidissement des relations entre l’Algérie et la France. Bien sûr, on multiplie des deux côtés les déclarations rassurantes sur ce partenariat stratégique, mais les sujets qui fâchent commencent à s’empiler. À commencer par le Sahara occidental, qui obère les relations entre le Maroc et l’Algérie depuis quarante et un ans.
Ramtane Lamamra, ministre algérien des Affaires étrangères, le dit sans détour : « Le Sahara occidental est l’un des principaux désaccords entre l’Algérie et la France en matière de politique extérieure. » Un haut responsable algérien, qui nous reçoit dans son bureau quelques heures avant l’arrivée de Manuels Valls, n’en pense pas moins. « La position de la France sur l’affaire du Sahara est inadmissible, assène-t-il. La France penche trop du côté marocain. Cela, nous ne pouvons l’accepter. J’ai dit à François Hollande : « Il faut que vous restiez équidistant dans ce dossier, sans pencher ni pour le Maroc ni pour l’Algérie. » Je vais le répéter à son Premier ministre. »
Les Algériens reprochent en effet aux Français de soutenir le plan d’autonomie sous la souveraineté du royaume chérifien, alors que l’Algérie, alliée du Polisario, reste attachée au référendum d’autodétermination sous l’égide de l’ONU.
L’expulsion récente des experts civils de la Minurso, la mission de l’ONU chargée depuis 1991 de surveiller le cessez-le-feu au Sahara, ainsi que la fermeture de son bureau de liaison militaire compliquent encore davantage la relation triangulaire entre Rabat, Paris et Alger.
« La France n’est pas encore sortie de la ligne définie depuis 1975 par le président Giscard d’Estaing [lire p. 52], estime Abdelaziz Rahabi, ex-ambassadeur d’Algérie en Espagne, qui a eu souvent à traiter du dossier avec Driss Basri, ministre de l’Intérieur de Hassan II. Du coup, nous sommes arrivés à un point de rupture sur la question du Sahara, car le soutien de Paris aux thèses marocaines constitue une menace pour les intérêts diplomatiques de l’Algérie. Jusque-là, la question du Sahara ne figurait pas dans l’agenda des relations bilatérales entre Alger et Paris. Désormais, elle l’est. »
Si les Français admettent que ce dossier constitue une pierre d’achoppement entre les deux pays, ils jugent, en revanche, que dans leurs échanges avec leurs homologues algériens ces derniers ne sont pas très diserts sur le sujet. Lors d’un récent dîner offert à des diplomates, l’ambassadeur de France à Alger, Bernard Émié, avouait à ses convives que « le Sahara occidental, les Algériens ne nous en parlent pas ». En visite en Algérie en février, Alain Juppé, donné favori par les sondages pour la présidentielle de 2017, s’en est fait écho. « Le Sahara ? Personne ne m’en a parlé », dit-il en substance. Mais s’il n’y avait que le Sahara…
Un lobby marocain à Matignon
On n’enlèvera pas en effet de la tête de certains responsables algériens qu’il existe un « lobby marocain » en France qui serait agissant à l’Élysée, à Matignon, au Quai d’Orsay, dans les médias et dans les milieux culturels. Et de souligner au passage que les dirigeants français, de droite comme de gauche, possèdent des résidences au Maroc, y passent leurs vacances, et que la France est la destination favorite du roi Mohammed VI et de sa famille.
Marocains et Français auraient ainsi scellé une sainte alliance au détriment des Algériens. « Il y a trois Marocains [Najat Vallaud-Belkacem, Audrey Azoulay et Myriam El Khomri] dans le gouvernement de Manuel Valls, persifle un haut cadre de l’État algérien. Il y avait un ministre et un conseiller d’origine algérienne, ils les ont virés. Même si le ministre est fils de harki, nous l’avions très bien reçu à chacune de ses visites. »
Proches de Hollande, Kader Arif, ancien secrétaire d’État délégué aux Anciens Combattants, et Faouzi Lamdaoui, conseiller à l’égalité et à la diversité, avaient en effet dû démissionner en 2014 après que leurs noms ont été cités dans une affaire de favoritisme pour le premier, d’abus de biens sociaux pour le second. Preuve supplémentaire de l’existence de ce « lobby marocain » ?
La nomination, en février, d’Audrey Azoulay à la tête du ministère de la Culture. Selon des rumeurs plus ou moins fantaisistes relayées par la presse, le frère cadet du président, Saïd Bouteflika, se serait même plaint auprès de l’Élysée de la promotion de la fille d’André Azoulay, conseiller politique du roi Hassan II et de son fils. Cette rumeur n’était bien sûr que pure intox, mais son retentissement dans les réseaux sociaux accrédite l’idée d’un prétendu groupe de pression exerçant une influence sur la politique étrangère de la France.
Le G5 Sahel : l’Algérie mise de côté
À la question du Sahara sont venues s’ajouter d’autres pommes de discorde, comme la création du G5 Sahel, qui regroupe la Mauritanie, le Niger, le Mali, le Burkina et le Tchad. Lancé en février 2014 et basé à Nouakchott, le G5 Sahel est un cadre de concertation et de coopération en matière de lutte contre le terrorisme.
« Les Algériens n’ont pas approuvé cette initiative pilotée par les Français, explique un diplomate à Alger. Ils estiment que le G5 Sahel s’est substitué au Cemoc [Comité d’état-major opérationnel conjoint]. Il n’est pas exclu que le Maroc le rejoigne en qualité d’observateur. » Conséquence : Alger aurait décidé de suspendre sa coopération militaire avec Nouakchott. G5 Sahel contre Cemoc ? Créé en avril 2010, le Cemoc rassemble l’Algérie, le Mali, le Niger et la Mauritanie. Établie à Tamanrasset, dans l’extrême sud algérien, cette structure est destinée à lutter contre le terrorisme et le crime organisé.
Bien que le Cemoc soit devenu une coquille vide, les Algériens ne goûtent guère son pendant sahélien. « Non seulement le G5 Sahel est un espace d’échange de renseignements, mais il revêt aussi une dimension politique, géostratégique et économique, analyse encore M. Rahabi. Cette initiative lancée aux confins de l’Algérie l’a été sans celle-ci et sans même qu’elle soit consultée, alors qu’Alger s’est tenu aux côtés de Paris dans la guerre au Mali et qu’il parraine le dialogue inter-malien.
L’Algérie a donc quelques raisons de se méfier d’une initiative de cette nature autour d’une question qu’elle maîtrise parfaitement et pour laquelle beaucoup de moyens ont été déployés. »
France – Algérie : l’épilogue ?
Une crise ? Quelle crise ! Si ces dossiers empoisonnent les relations entre Paris et Alger, ils ne sont pas de nature à les remettre en question. « Il n’y a pas de crise entre nous, mais un climat de tension », admet un membre éminent du gouvernement algérien. « Les relations ne sont pas crispées, confie Manuel Valls. L’amitié entre la France et l’Algérie peut surmonter les campagnes de presse. »
Certes, mais tout cela donne l’impression que la fin du quinquennat de François Hollande, qui bat des records d’impopularité et que les sondages donnent battu dès le premier tour de la présidentielle de 2017, signe progressivement l’épilogue d’une relation forte qu’il avait su tisser avec l’Algérie au début de son mandat. Comme si on assistait à une sorte d’éternel recommencement.
Depuis l’accession au pouvoir de Bouteflika en avril 1999, les relations entre les deux pays oscillent en effet entre amour et désamour. Avec Jacques Chirac, tout avait bien commencé. Visite historique en Algérie en mars 2003, signature d’un traité d’amitié, retour d’Air France après neuf ans de boycott à la suite du détournement d’un Airbus par les groupes islamiques armés (GIA), la concorde est totale.
Jusqu’à la loi de 2005 vantant le rôle positif de la colonisation et votée par l’Assemblée française. Retoquée un an plus tard par Chirac, elle laissera des traces. Rien ne sera plus comme avant, même si l’amitié entre les deux présidents n’en a pas, à ce jour, été affectée.
« Le président algérien a été déçu par la fin de règne de Chirac, dit un diplomate du Quai d’Orsay. Il a donc misé sur Nicolas Sarkozy. » Avec ce dernier, le courant passe très bien. Trop bien, même. Accueilli en 2007 à Alger et à Constantine comme une star de cinéma, il signe pour 5 milliards de dollars (4,4 milliards d’euros) de contrats. L’idylle dure un an. En août 2008, un diplomate algérien est arrêté et poursuivi en France. Nouvelle brouille.
Les deux capitales se rabibochent tant bien que mal, mais la confiance s’est effilochée. D’autant que Sarkozy se raidit sur la question du passé colonial, renvoyant dos à dos colonisateur et colonisé. « Bouteflika a émis un jugement sévère sur le quinquennat de Sarkozy, admet un ancien ambassadeur de France. Il disait que c’était un gâchis. De son côté, Sarkozy a manqué d’élégance alors que le raïs algérien lui avait fait des concessions. Au G20 organisé à Nice en 2011, Sarkozy a appelé tous les chefs d’État, sauf son homologue algérien. » Ce dernier a-t-il donc misé sur François Hollande ?
En tout cas, l’arrivée de celui-ci au palais de l’Élysée constitue un tournant. L’homme connaît l’Algérie pour y avoir séjourné et ne traîne pas la mémoire coloniale comme un boulet susceptible de distordre ces liens. Devant le Parlement algérien, il prononce même, en décembre 2012, un discours historique dans lequel il reconnaît que la « colonisation a été brutale ».
Même si le passif de cent trente-deux ans de colonisation n’a pas été soldé – à supposer qu’il puisse l’être un jour -, la question de la mémoire ne constitue plus un poison dans les relations algéro-françaises. Pour Hollande, Bouteflika fait des gestes. Il efface 902 millions de dollars de dettes de quatorze pays africains et autorise, en 2013, le survol du territoire algérien par des Rafale français dans le cadre de l’intervention militaire au Mali. De son côté, Hollande ne ménage pas son soutien au locataire d’El Mouradia. Notamment lorsque celui-ci a été longuement hospitalisé en France pour soigner un AVC.
Un partenariat gagnant-gagnant
La lune de miel aura été parfaite, d’autant que les relations commerciales ne s’étaient jamais aussi bien portées. Bien que détrônée par la Chine, la France reste en effet le deuxième partenaire économique de l’Algérie. L’installation de l’usine Renault à Oran est le symbole de ce partenariat gagnant-gagnant.
« La dimension commerciale des relations entre les deux pays prime le reste, avance un ex-ministre algérien. Mais elles ont été dépouillées de leur caractère stratégique. Avec Hollande, nous assistons à la fin d’un cycle. » On ne peut pas, en outre, appréhender ces relations sans tenir compte des enjeux politiques franco-français. Car si les responsables algériens n’expriment jamais publiquement leur préférence pour tel ou tel candidat, il n’en reste pas moins qu’ils suivent attentivement la courbe des sondages.
Et les traces laissées par le passage de Manuel Valls à Alger comme le tir de barrage du clan présidentiel contre le « pouvoir socialiste » pourraient être de nature à peser sur l’avenir des relations entre Paris et Alger. D’ici à mai 2017, on sera sans doute fixé sur le poids réel du tweet et de la photo que le Premier ministre français a cru bon de poster le dimanche 10 avril 2016.
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