Art contemporain : le Maroc aux avant-postes
De Casablanca à Tunis en passant par Alger, l’art contemporain est de plus en plus visible en Afrique du Nord. Esquisse d’un marché artistique qui cherche encore son cadre.
La création artistique africaine à la conquête du monde ?
Alors que s’ouvre la Biennale de Dakar (le 3 mai) et la foire d’art africain contemporain 1:54 (à New York, du 6 au 8 mai), la création du continent bénéficie d’une vaste médiatisation et d’une reconnaissance accrue. Mais que se passe-t-il du côté du marché ?
Beau linge, petits fours, peintures captivantes, sculptures intrigantes… Bienvenue au Musée Mohammed-VI d’art moderne et contemporain. MMVI pour ses promoteurs. MoMA marocain pour les happy few, habitués aux plus beaux musées du monde et qui n’ont pas peur d’oser la comparaison. Ce 18 avril, à Rabat, c’est la princesse Lalla Salma qui inaugure le nouvel événement phare de l’institution culturelle baptisée du nom de son époux. Le musée Mohammed-VI accueille en effet une rétrospective dédiée au sculpteur Alberto Giacometti, réunissant une centaine de ses œuvres. « C’est un des plus grands maîtres du XXe siècle. L’une de ses sculptures, d’une taille de 50 cm, a récemment été adjugée chez Christie’s pour 143 millions de dollars (126 millions d’euros), explique Mehdi Qotbi, directeur de la Fondation nationale des musées. Une exposition aussi prestigieuse dans nos murs démontre notre capacité à répondre aux normes muséologiques internationales. »
Au-delà de l’ambition d’incruster le royaume dans le très sélect circuit artistique international et de populariser les arts plastiques auprès des Marocains, le MMVI (qui a coûté 200 millions de dirhams, soit 18 millions d’euros) se veut aussi une vitrine de l’art made in Morocco. Ce n’était donc pas un hasard si son exposition inaugurale, en octobre 2014, mettait à l’honneur les grands noms de la scène picturale locale, retraçant ainsi un siècle de coups de pinceaux marocains. Aujourd’hui encore, tout un étage du MMVI reste réservé aux œuvres de maîtres du pays. Cela dit, le MMVI est aussi un vecteur souverain pour enrichir la palette créative. « Dès le mois de mai, nous enchaînons avec une carte blanche accordée au peintre Faouzi Laatiris. L’idée est de le faire travailler sur une collection avec les artistes marocains parmi les plus exposés à travers le monde », annonce Mehdi Qotbi, l’artiste connu pour son trait calligraphique, devenu désormais premier conservateur du royaume.
Au Maroc plus qu’ailleurs, la création artistique est à la fois encouragée et valorisée
« Ce que vit le Maroc actuellement me rappelle, toutes proportions gardées, une époque que nous avons vécue en Tunisie dans les années 1970-1980 », explique Aïcha Gorgi. Biberonnée à l’art tunisien, la fille de l’artiste Abdelaziz Gorgi a passé sa jeunesse dans les vernissages où les officiels de Tunis défilaient, au sein de la galerie familiale, qui inspira toute une nouvelle classe de collectionneurs et d’artistes. « Aujourd’hui, les choses sont différentes, les artistes tunisiens ont nettement moins la cote que les Marocains, issus d’un pays où l’on ressent que la création artistique est à la fois encouragée et valorisée ; ce qui en fait logiquement le marché le plus dynamique de la région », constate celle qui dirige la galerie A.Gorgi, véritable dénicheuse de talents tunisiens. Au cours de ses déplacements à l’occasion de foires internationales, Aïcha Gorgi côtoie surtout des galeries marocaines. « On ne voit presque jamais les Algériens. Je ne connais d’ailleurs même pas de galeries à Alger », explique-t-elle. « Il y a certes des individualités et de grands artistes qui ont un nom établi, mais il n’y a pas de marché structuré », confirme de son côté Mehdi Qotbi, qui, pendant ses années parisiennes, a eu le temps d’observer le marché de l’art maghrébin.
La scène artistique marocaine est ainsi la plus en vue de la région. Pourtant, elle est restée quasi confidentielle pendant de longues décennies, avant de connaître une ascension phénoménale au début des années 2000. Tous les professionnels du milieu vous le diront : Mohammed VI et la famille royale ne sont pas étrangers à ce phénomène. Grands amateurs des arts plastiques, ils achètent des tableaux et encouragent la création. La fibre artistique du monarque a donné une véritable impulsion à ce marché dans un pays qui assistait à l’émergence de nouveaux capitaines d’industrie, décomplexés vis-à-vis des chèques à neuf chiffres. Un engouement qui a eu le mérite de contribuer à la création d’un marché de l’art plus structuré, avec ses galeries et ses événements d’envergure. Sauf que, dans l’euphorie, la cote de certains artistes a gonflé parfois de façon artificielle, et le retour de manivelle a provoqué des dégâts.
Ces dernières années, justement, la tendance s’est plutôt inversée : plusieurs galeries ont mis la clé sous la porte au moment où les prix se sont effondrés. Au point que la cote de certaines œuvres atteignait à peine le prix du cadre. « Disons plutôt que le marché s’est régulé, puisque les valeurs sûres continuent de voir leur cote s’apprécier », nuance Aziz Daki, cofondateur de l’Atelier 21, consacré à plusieurs reprises « meilleure galerie marocaine ». « Les prix de certains peintres, comme Saad Ben Cheffaj, ont considérablement augmenté et ont été même multipliés par trois en l’intervalle de trois ans dans le cas d’un artiste comme Farid Belkahia », ajoute-t-il. Une tendance en phase avec la cote des artistes africains à l’international, selon les estimations de 1:54, l’une des plus importantes foires d’art contemporain consacrées à l’Afrique, qui se tient chaque année à Londres et à New York. « Certains artistes ont « explosé », mais ce n’est pas la norme. La plupart des cotes des artistes sont en accord avec l’évolution naturelle d’un marché où les prix augmentent régulièrement mais progressivement. Et c’est bien plus raisonnable », explique Touria El Glaoui, la fille de l’artiste marocain Hassan El Glaoui, fondatrice de 1:54.
L’apparition de ce genre d’événements est d’ailleurs un signe de l’intérêt porté par le marché international à l’art marocain. À l’étranger, des œuvres de maîtres atteignent des prix élevés. La vente aux enchères d’une huile sur panneau, L’Offrande, d’Abbès Saladi, pour la somme de 466 518 euros par la maison parisienne Millon en est peut-être le meilleur exemple. D’ailleurs, l’intérêt des plus prestigieux musées occidentaux pour des plasticiens marocains est aussi perceptible. « Nous avons été sollicités par le Centre Pompidou pour l’accompagner dans l’acquisition d’œuvres de Jilali Gharbaoui afin de compléter sa collection de peintres marocains », confie Mehdi Qotbi.
Des containers remplis d’oeuvres ont été directement achetés par la famille royale du Qatar
Les musées des pays du Golfe manifestent aussi de l’intérêt pour les œuvres marocaines et maghrébines. « Il est vrai que nous voyons de plus en plus d’acheteurs du Moyen-Orient collectionner des peintres tunisiens. Mais il faut faire l’effort d’aller les chercher lors d’événements internationaux », explique Aïcha Gorgi, qui ne rate aucune édition de la foire de Dubaï ou de 1:54. Seulement, ce type de clientèle a ses propres habitudes. Pour faire leurs emplettes, les acheteurs du Golfe préfèrent s’adresser directement aux artistes. Il y a quatre ans, des containers remplis d’œuvres de feu Farid Belkahia, achetées directement par la famille royale du Qatar, étaient passés sous le nez des galeristes marocains, qui traitent essentiellement avec les collectionneurs locaux. « Les Marocains sont nos premiers clients, et c’est sans doute cette taille assez réduite du marché qui limite sensiblement la progression de la cote de nos artistes », affirme Hicham Daoudi, fondateur de la maison de ventes CMOOA, qui estime malgré tout que le marché continue de progresser. Pour preuve, il organise à la fin du mois d’avril une vente inédite de créations contemporaines : des installations et des œuvres numériques encore peu prisées par les acheteurs. « En 2004, déjà, nous avons essayé d’organiser une vente de ce type, mais ça n’avait pas très bien marché. Aujourd’hui, en revanche, nous sommes plus confiants, même si les œuvres proposées sont encore peu appréciées d’un public qui reste fidèle à l’achat de toiles », explique-t-il. Autre signe encourageant pour le développement du marché de l’art au Maroc : « Nous recevons aujourd’hui de plus en plus de jeunes qui se privent de certains biens pour se payer une toile », confie Aziz Daki, habitué jusque-là à traiter avec une clientèle de collectionneurs fortunés. C’est dire que, au Maroc comme dans le reste du Maghreb, l’art commence à peine à séduire les amateurs. La « Maghreb Art Factory » a encore de beaux jours devant elle.
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