Esclavage : les « Mémoires » du général Toussaint Louverture

Le 10 mai, la France commémore l’abolition de l’esclavage. À cette occasion, « Jeune Afrique » revient sur la résistance de ceux à qui l’on avait dénié toute humanité.

Couverture de « Mémoires ». © Mercure de France

Couverture de « Mémoires ». © Mercure de France

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Publié le 10 mai 2016 Lecture : 4 minutes.

La sculpture « Fers », à Paris, en hommage à Thomas Alexandre Dumas (1762-1806), premier général noir français en 1793. © JACQUES BRINON / AP / SIPA
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Esclavage : l’art de la révolte

Le 10 mai, la France commémore l’abolition de l’esclavage. À cette occasion, « Jeune Afrique » revient sur la résistance de ceux à qui l’on avait dénié toute humanité.

Sommaire

Il faut imaginer un prisonnier grelottant, amaigri, affaibli par la maladie. Un prisonnier noir dans le fort de Joux, dans le Doubs, bien loin de son Haïti natal, qui prend la plume dans sa cellule en ce rude hiver de 1802 pour laisser une trace de son combat dans l’Histoire.

De l’abolition de l’esclavage à la contestation

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François-Dominique Toussaint Louverture a connu la gloire. Ancien esclave né en 1743 dans une plantation, il est devenu le fer de lance de la révolte contre les colons blancs français en 1791. Trois ans plus tard, il se rallie aux révolutionnaires qui ont aboli l’esclavage. Devenu le premier général noir de l’armée française, il s’impose par ses talents militaires, son sens politique, et devient le premier gouverneur noir de ce que l’on appelle encore la colonie de Saint-Domingue.

Mais ce personnage hors norme est bientôt contesté à l’intérieur comme à l’extérieur de l’île. Les cultivateurs asservis aux colons qui n’ont pas rejoint son armée sont forcés de reprendre le travail, ce qui est ressenti comme une forme de rétablissement de l’esclavage. Surtout, Napoléon Bonaparte voit d’un très mauvais œil la montée en puissance de cet autonomiste.

Il envoie ses troupes mater les rebelles qui se sont dotés d’une constitution reconnaissant la liberté générale (même si elle laisse la possibilité d’avoir à nouveau recours à une main-d’œuvre africaine). Toussaint Louverture doit capituler. Il est embarqué avec sa famille sur la frégate La Créole, et bientôt enfermé au fort de Joux. C’est donc à son crépuscule, peu avant de mourir, le 7 avril 1803, que l’ancien général se décide à écrire ses Mémoires, qui viennent d’être réédités par Mercure de France.

Des mots écris dans l’espoir d’un procès

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Ces « Mémoires » très courts (environ 70 pages) ne disent presque rien sur la vie de l’ancien esclave. Son récit commence lorsqu’il est gouverneur de Saint-Domingue. « Il est de mon devoir de rendre au gouvernement français un compte exact de ma conduite », précise-t-il en guise d’introduction. Il tente avant tout de justifier ses positions en vue d’un hypothétique procès. Toussaint Louverture décrit longuement ses manœuvres militaires, notamment sa politique de la terre brûlée pour tenter de déjouer les avancées des troupes napoléoniennes. Il s’en prend aussi au général Leclerc, à la tête du corps expéditionnaire chargé de mener l’offensive contre lui.

Si j’ai fait travailler mes semblables, c’était pour leur faire goûter le prix de la véritable liberté sans licence et pour empêcher la corruption des mœurs

« Pourquoi avant son débarquement ne m’a-t-il pas fait part de ses pouvoirs ? […] N’est-ce pas lui qui a commis les premières hostilités ? […] N’a-t-il pas cherché à soulever les cultivateurs, en les persuadant que je les traitais comme des esclaves et qu’il venait pour rompre leurs fers ? […] Si j’ai fait travailler mes semblables, c’était pour leur faire goûter le prix de la véritable liberté sans licence ; c’était pour empêcher la corruption des mœurs ; c’était pour le bonheur général de l’île, pour l’intérêt de la République. »

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Contraint de capituler, Toussaint Louverture dit avoir « toujours été soumis au gouvernement français » et n’avoir pris les armes que pour rétablir la paix dans l’île. Il a même tenté, explique-t-il, de faire valider sa constitution en métropole. Assigné à résidence, il témoigne de multiples vexations et pillages de la part des troupes napoléoniennes alors que le général Leclerc lui avait promis la protection du gouvernement.

« Si l’on n’avait plus besoin de mes services et qu’on avait voulu me remplacer, n’eût-on pas dû agir avec moi comme on agit dans tous les temps à l’égard des généraux blancs ? » s’interroge-t-il.

Le sacrifice d’une vie pour « la République »

L’ancien général tente enfin de brosser son autoportrait en homme qui a tout donné pour sa patrie. Un héros qui n’a pas négligé ses efforts ni ses actes de bravoure au cours d’innombrables batailles au sein de l’armée française. « Je reçus une balle dans la hanche droite, que j’ai encore dans le corps ; je reçus une contusion violente à la tête, occasionnée par un boulet de canon ; elle m’ébranla tellement la mâchoire que la plus grande partie de mes dents tomba et que celles qui me restent sont encore très vacillantes […]. »

N’eût-on pas dû agir avec moi comme on agit à l’égard des généraux blancs ?

Bref, il n’a jamais hésité à sacrifier sa vie « lorsqu’il s’agissait de procurer quelque bien-être à [son] pays et quelque triomphe à la République ». Les mauvais traitements qu’il subit en prison lui paraissent d’autant plus injustes.

Ses derniers mots sont pour exiger un procès équitable. « Je demande que le général Leclerc et moi nous comparaissions ensemble devant un tribunal, et que le gouvernement ordonne que l’on m’apporte toutes les pièces de ma correspondance ; par ce moyen, l’on verra mon innocence, et tout ce que j’ai fait pour la République […]. » Son procès n’aura jamais lieu.

Toussaint Louverture meurt dans des conditions troubles. Selon les versions, il serait mort de froid, aurait été empoisonné, ou on lui aurait coupé les vivres… Ce héros « nègre » bien gênant pour l’Empire qui avait décidé de rétablir l’esclavage disparaît en tout cas opportunément. Et il faudra attendre un demi-siècle, en 1853, pour que ses Mémoires soient publiés pour la première fois.

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Mémoires, du général Toussaint Louverture, éd. Mercure de France, 190 pages, 7,50 euros.

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