Algérie : problèmes de succession
Abdelaziz Bouteflika est-il vraiment en état d’exercer la lourde charge de président de la République algérienne dès lors que sa santé lui interdit de circuler dans le pays, de s’adresser à son peuple et de voyager à l’étranger – hormis pour des contrôles médicaux périodiques ?
Il a été élu le 17 avril 2014 pour un quatrième mandat de cinq ans à la tête de l’Algérie.
Depuis, on se pose la question, et certains, postulant que je connais la réponse, me la soumettent.
Je connais effectivement la réponse : sans avoir vu moi-même le président algérien, j’ai reçu les confidences de plusieurs personnes qu’il a rencontrées en 2014 et en 2015.
Je ne pouvais évidemment pas en faire état, mais je savais que Bouteflika, quoique diminué, demeurait bien informé, en état de décider de l’essentiel.
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Dans un livre qui vient de paraître sous le titre éloquent de Ce que je ne pouvais pas dire, un homme politique français de premier plan, Jean-Louis Debré, écrit noir sur blanc ce qu’il a vu et entendu le 9 décembre 2015, il y a donc cinq mois, lorsqu’il a été reçu par le président algérien.
Son auteur avait-il le droit de rendre publics ses impressions et le contenu de son entretien ? Sans doute pas, mais il l’a fait, et son témoignage répond aux questions que l’on se pose sur l’état de santé du président algérien. Jugez-en.
« Il m’accueille dans son palais, situé un peu en dehors du centre d’Alger, très fortement et visiblement protégé. Une résidence médicalisée, me dit-on.
Il est tassé dans son fauteuil, très essoufflé, la voix faible. Un petit micro collé contre sa bouche permet de mieux entendre ce qu’il dit. Il a bien des difficultés pour s’exprimer. À plusieurs reprises, il doit s’interrompre pour boire une gorgée d’eau. Il me faut être particulièrement attentif pour réussir à le comprendre. Il m’indique avoir toujours eu beaucoup d’estime pour mon grand-père et aussi pour mon père. Évoquant ses nombreux désaccords avec ce dernier, il me précise qu’il respectait « l’homme de convictions et de loyauté : quand il disait oui c’était oui et non c’était non ».
Il m’avait déjà raconté cela lors de notre rencontre de 2007.
Il me demande des nouvelles de Jacques Chirac. Il souligne alors combien ses relations avec « le président Chirac » avaient été approfondies, « amicales et positives ». Il me rappelle qu’ils avaient su, ensemble, « ouvrir une nouvelle page amicale des relations entre l’Algérie et la France« .
Concernant François Hollande, Bouteflika souligne qu’il ne le connaissait pas « avant son élection », mais qu’il a été « très agréablement surpris par son esprit d’ouverture, d’amitié et d’imagination » et « par sa volonté de fortifier les relations franco-algériennes ».
Il tient à me préciser que le général de Gaulle fut à ses yeux celui qui marqua le plus fort intérêt pour l’Algérie, tandis que Jacques Chirac et François Hollande sont pour lui ceux qui auront le plus contribué au développement des relations entre les deux pays. « Ils doivent, devant l’Histoire, en être remerciés », me dit-il d’un ton solennel.
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À propos de la situation au Mali, il insiste sur le soutien de l’Algérie à l’engagement français sur le terrain. « Sans l’intervention de la France, il n’y aurait sans doute plus de Mali. » Et il ajoute : « Je sais que cette intervention a été critiquée, mais elle est salutaire, non seulement pour le Mali, mais pour tous les pays voisins dont l’Algérie. »
Il pense en revanche qu’il ne peut y avoir de solution militaire au conflit syrien, que la France ne doit pas prendre le risque de s’y enliser et d’envoyer des troupes au sol. Pour lui, il n’y a pas d’autre solution que de rechercher une issue politique qui doit associer Bachar al-Assad, et naturellement l’Iran. « Pays avec lequel, souligne-t-il, il faut dialoguer. »
Il rappelle que c’est bien l’intervention américaine de 2003 en Irak qui a déstabilisé la région et déclenché toutes les crises qui ont suivi.
Il est aussi question dans notre échange des rapports entre l’Algérie et le Maroc, qu’il qualifie de « déplorables ». Bouteflika se demande devant moi pourquoi les responsables marocains ne cessent pas d’ »insulter l’Algérie et son chef « …
Tandis que notre entretien se termine, je constate qu’il a de plus en plus de mal à parler. Sa respiration est hachée, il est fatigué. »
En conclusion de sa visite, Jean-Louis Debré se demande : « Bouteflika est-il encore en capacité de diriger l’Algérie ? C’est la question que je me pose tout au long de cette soirée. Il est à l’évidence bien informé des affaires internationales. Mais cet homme épuisé après moins d’une heure d’entretien, à l’élocution difficile, n’est-il qu’un paravent derrière lequel se cachent des hommes ou des clans soucieux de garder le pouvoir le plus longtemps possible ? »
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C’est la question que beaucoup se posent depuis deux ans à propos de l’Algérie. Comme si Abdelaziz Bouteflika était le premier chef d’État à se maintenir à la tête de son pays bien que diminué par la maladie !
Démocratie établie, la France elle-même a été dirigée en 1973 par un Georges Pompidou très malade, sans que l’on sache si son état le lui permettait. Son mal l’a emporté, et il est mort au pouvoir le 2 avril 1974.
En 1988, François Mitterrand a brigué un second mandat de sept ans alors qu’il se savait très malade (et protégeait ce « secret d’État »). Il a mis un point d’honneur à achever son septennat, et presque personne n’a trouvé à y redire.
En Afrique, où la démocratie et l’alternance peinent à s’instaurer, la Tunisie a vécu plusieurs années avec comme président un Habib Bourguiba qui n’avait plus toute sa tête, tandis que la Côte d’Ivoire se souvient que dans les années 1990 Félix Houphouët-Boigny était resté président tout en se soignant des mois durant en Europe ; il n’était rentré dans son pays que pour y mourir.
Ces cas, et d’autres qu’on pourrait égrener à l’infini, posent le problème de la succession des détenteurs du pouvoir suprême.
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La plupart d’entre eux veulent aller jusqu’aux limites de leurs forces et ne se préoccupent guère de préparer leur succession.
Tout se passe comme s’ils souhaitaient au fond d’eux-mêmes qu’elle soit compliquée, voire inextricable.
Raison de plus pour saluer les très rares chefs d’État africains qui ont eu le courage de quitter volontairement le pouvoir, alors qu’ils pouvaient s’y maintenir. Les noms de Léopold Sédar Senghor et de Nelson Mandela viennent spontanément à l’esprit.
Mais revenons à l’Algérie : Abdelaziz Bouteflika sera bientôt à la moitié du mandat commencé il y a deux ans. Son pays a pris son temps pour préparer sa relève et celle de sa génération.
Ce répit sera-t-il utilisé à cette fin ? Dans ce cas, et seulement dans ce cas, ce ne sera pas du temps perdu.
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