Tchad – Mahamat-Saleh Haroun : « L’affaire Habré est digne d’un scénario hollywoodien »

Le 16 mai, le réalisateur tchadien a présenté en sélection officielle à Cannes son nouveau film, « Hissein Habré, une tragédie tchadienne ». Ce documentaire donne la parole aux victimes du tyran, jugé pour crimes contre l’humanité à Dakar.

Le réalisatur Mahamat-Saleh Haroun. © Capture d’écran YouTube

Le réalisatur Mahamat-Saleh Haroun. © Capture d’écran YouTube

Renaud de Rochebrune

Publié le 17 mai 2016 Lecture : 6 minutes.

Depuis Bye-Bye Africa, un coup d’essai qui fut un coup de maître récompensé à la Mostra de Venise en 1999, Mahamat-Saleh Haroun poursuit avec succès une œuvre singulière qui évoque sur un mode le plus souvent tragique le destin de personnages aux prises avec l’histoire du Tchad contemporain. Après cinq films de fiction, dont l’avant-dernier, Un homme qui crie, couronné par le prix du jury à Cannes, il propose en sélection officielle sur la Croisette, hors compétition, son premier long-métrage documentaire.

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Hissein Habré, une tragédie tchadienne raconte, en centrant son propos sur le témoignage des rescapés des atrocités du régime Habré, le long combat des victimes pour obtenir justice. Un combat sans précédent dans l’histoire de l’Afrique qui a abouti à l’arrestation pour « crimes contre l’humanité, crimes de guerre et tortures » de Hissène Habré, vingt-trois ans après sa fuite de N’Djamena vers Dakar. Puis à son procès, dont le verdict devrait être rendu le 30 mai. Prenant soin de ne jamais verser dans le misérabilisme ou l’émotion à bon marché, le film rend hommage au courage et à la détermination de ces victimes marquées à jamais par l’horreur dans leur chair et leur âme. Une œuvre qui fera date et dont les héros sont autant ces survivants qui ont tous gardé une dignité impressionnante que ceux qui les ont aidés dans leur lutte sans ménager leur peine et sans jamais renoncer devant les difficultés, comme l’avocate Jacqueline Moudeïna ou le président de l’association des victimes qui a porté plainte contre Hissène Habré, lui-même un ancien prisonnier de la police politique, Clément Abaïfouta.

Jeune Afrique : Est-ce l’ancien journaliste Mahamat-Saleh Haroun qui réapparaît avec ce film, qui tranche avec les précédents ?

Mahamat-Saleh haroun : Documentaire et fiction, pour moi, sont toujours tous les deux imbriqués. Même dans mes fictions, tout part de l’observation, d’un travail d’enquête. J’aime bien être réaliste, c’est un peu mon parachute. Je ne filme jamais hors sol. Mais là, pour ce documentaire, je suis revenu avec plaisir à mes premières amours, en faisant des recherches approfondies, en privilégiant le contact avec les gens.

Vous avez d’ailleurs dit que ce film était un documentaire avec une structure de fiction…

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J’ai voulu en effet mettre un peu de tension dans le film, un crescendo entre le début, le milieu et la fin, ce qui n’est pas toujours le cas dans les documentaires, où en général on filme la réalité au quotidien sans qu’il y ait de véritable dramaturgie. J’ai décidé de tourner ce film quand j’ai eu l’impression qu’une mise en perspective devenait possible, qu’on allait vers un but avec le procès qui s’annonçait. Se dessinait alors une structure de fiction presque hollywoodienne : des hommes et des femmes allaient pouvoir passer du statut de victimes à celui de héros, de « petits » héros.

Cette histoire, c’est la mienne, c’est la nôtre, j’avais une obligation presque morale de la traiter.

Pourquoi avoir réalisé ce film ?

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Je travaille sur ce sujet depuis des années, en particulier avec l’avocate Jacqueline Moudeïna. Cette histoire, c’est la mienne, c’est la nôtre, j’avais une obligation presque morale de la traiter. C’était un devoir. Mais jusqu’à l’arrestation de Habré, je n’avais pas trouvé la porte d’entrée pour réaliser un film. Une fois Habré aux arrêts, il y avait désormais moyen de construire un récit autour de la parole des victimes, celle qui m’importait. Avant, cette parole aurait été un élément brut. On aurait eu affaire à une sorte de complainte sans écho. Or je ne voulais surtout pas filmer dans un esprit misérabiliste. Mais évoquer une lutte tendue vers une issue. Par ailleurs, cette histoire renvoie aux thématiques essentielles de mes films. Réconciliation, reconstruction de soi, pardon, vengeance, on retrouve tout ça dans le combat des victimes de Habré. C’était comme si ce documentaire devait me permettre de comprendre pourquoi j’ai réalisé mes précédents films. De ce point de vue, il a été un révélateur pour moi.

Situez-vous votre film dans la lignée de ceux qui traitent de génocides ou de massacres, comme ceux de Claude Lanzmann sur la Shoah, de Rithy Panh sur les Khmers rouges ou de Joshua Oppenheimer sur les tueries de masse d’Indonésiens communistes ou supposés tels sous Soekarno ?

Le problème de toutes ces tragédies, c’est qu’elles se ressemblent en effet, notamment quand elles abordent la question des bourreaux. Il y a une sorte de portrait type du bourreau, presque un cliché, qu’on retrouve à chaque fois. Chez Oppenheimer, cela se voit tout particulièrement quand il les fait rencontrer leurs victimes. Ils se dérobent, disant qu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres de leur chef. Je ne crois pas avoir été influencé par ces films, ni pour m’en inspirer ni pour m’en éloigner. Quand je les ai vus, il y a longtemps, je ne pensais absolument pas faire un jour un tel film. Ce que j’avais plutôt en tête avant de tourner, et qui m’apparaissait comme un problème, ce sont tous ces films sur la Seconde Guerre mondiale qui, en fin de compte, montrent souvent Hitler et le nazisme avec une magnificence, une esthétique, qui me dégoûtent. Il fallait se méfier et éviter absolument de magnifier le bourreau. Voilà pourquoi Hissène Habré n’apparaît presque pas dans mon documentaire. J’ai délibérément choisi d’écarter son image et les images d’archives. Mon seul regret est de n’avoir pas pu filmer le procès, pour l’Histoire. Seule la télévision sénégalaise en a eu l’autorisation.

Il y a une sorte de portrait type du bourreau, presque un cliché, qu’on retrouve à chaque fois

Le silence de Habré, son refus de répondre de ses actes, n’était-ce pas une déception, voire une défaite pour les victimes ?

Absolument, leur déception a été terrible. Hissène Habré, en l’occurrence, a été égal à lui-même, car son silence, sous une autre forme, était aussi violent que l’avait été son régime. Les victimes auraient sans aucun doute préféré qu’il les insulte, qu’il les traite de sous-hommes, mais qu’au moins il s’adresse à eux au lieu de se murer dans une attitude méprisante. Mais le procès leur a permis quand même de faire entendre leur parole, en particulier en Afrique.

En dehors du procès, il y a d’autres éléments de cette « tragédie tchadienne » que ne traite pas ou très peu le film. Notamment, on ne dit pas ce qu’on savait ou ne savait pas à propos de la torture et des massacres pendant qu’ils se déroulaient. Pourquoi ?

C’est un choix. Et toujours pour la même raison : je voulais privilégier la parole des victimes, qu’elle s’impose d’elle-même, ce qui n’aurait pas été le cas si j’avais interrogé d’autres personnes, à supposer d’ailleurs qu’elles aient accepté de parler. Les Tchadiens connaissaient la nature du régime, mais sans savoir ce qui se passait réellement. Ceux qui sortaient vivants des mains de la police politique devaient jurer sur le Coran de ne rien révéler. Les Français et les Américains, pour leur part, étaient bien sûr au courant, le film ne le cache pas. Mais je n’avais pas envie de conforter le cliché selon lequel tout ce qui nous arrive de catastrophique concerne l’action ou l’inaction de la France ou d’autres. Je pense que ce qui s’est produit est d’abord une affaire tchado-tchadienne, et les Tchadiens en sont les premiers responsables.

Le 30 mai, le verdict doit être prononcé. Pourra-t-il soulager les victimes ?

Je ne dirai pas que c’est trop tard car mieux vaut tard que jamais. Pendant de longues années, le Sénégal a tout fait pour retarder le procès, qui s’est tenu grâce à l’insistance et aux injonctions de la Cour internationale de justice. Beaucoup des plaignants sont morts maintenant. Mais ceux qui sont encore là vont pouvoir partir en paix.

Hissein Habré, une tragédie tchadienne de Mahamat-Saleh Haroun, 1h22. Sortie : prochainement.

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