Tunisie – Rached Ghannouchi : « Le redressement passe par la réconciliation »
À la veille du 10e congrès d’Ennahdha, qui s’annonce comme celui d’un aggiornamento, le président du parti islamiste réaffirme sa volonté de privilégier les intérêts du pays par- la recherche du consensus.
La greffe de la démocratie aurait-elle pris au sein d’Ennahdha ? Le mouvement islamiste entend en effet se définir désormais comme un parti civil axé sur la politique, laissant la gestion du fait religieux à la société civile. Cette mutation qui se veut historique sera scellée lors du 10e congrès de la formation, du 20 au 22 mai, à Tunis.
À l’origine de cette métamorphose, Rached Ghannouchi, 74 ans, président d’Ennahdha, qui sera certainement reconduit à sa tête, a reçu J.A. pour s’expliquer sur les raisons et les objectifs de cet aggiornamento. Contesté ou loué, l’homme le plus en vue de Tunisie estime nécessaire ce rééquilibrage au nom de la pérennité même du parti, mais aussi des intérêts du pays. Débarrassé de son tropisme identitaire, le mouvement se contente de la référence à l’islam inscrite dans la Constitution, dont il se réclame, et deviendrait ainsi un parti comme les autres.
Ou presque, tant il est devenu incontournable en réussissant à préserver son unité malgré les courants parfois contraires qui le traversent. En lâchant du lest sur le projet sociétal, Ennahdha entend se donner suffisamment de marge de manœuvre pour séduire une population plus conservatrice qu’on ne le pense, mais qui souhaite majoritairement la séparation entre le politique et le religieux. À charge pour le parti de convaincre les sceptiques.
Jeune Afrique : Le 10e congrès d’Ennahdha est annoncé comme celui d’un aggiornamento. Va-t-on réellement assister à une transformation de fond ?
Rached Ghannouchi : Ennahdha était un parti engagé sur plusieurs fronts. Nous nous préoccupions de politique, de culture, de syndicalisme ou de bienfaisance. Désormais, la formation va se recentrer et se comporter comme un parti politique dont la mission est d’œuvrer à la défense des intérêts du peuple sur la base de l’État de droit.
Il était normal au lendemain de la révolution d’accompagner les événements et d’être présents sur tous les fronts, mais, au fil du temps et avec l’évolution qu’a connue le mouvement, il est tout aussi normal et sain qu’Ennahdha amorce une nouvelle étape en passant d’une approche généraliste à une focalisation sur l’activité politique. Nous allons désormais nous centrer sur la politique et sa pratique.
Le parti sera donc civil ?
Absolument !
Comment convaincre les bases militantes et les cadres ? Quelle est la réaction des ultras du mouvement face à cette mue ?
Les textes ont été minutieusement élaborés et étudiés, et nos militants régulièrement consultés. Nous avons organisé autour de cette thématique pas moins de 350 réunions avec la base, depuis les petites bourgades jusqu’à la capitale. Ennahdha est comme une meule à grains ; elle opère doucement et méthodiquement, n’hésite pas à faire des tours supplémentaires afin d’obtenir la mouture souhaitée. C’est ce qui a été fait pour aboutir à cette évolution. Nous y avons travaillé avec patience et minutie.
Un consensus général a été trouvé sur la nature séculière de l’État. Ennahdha elle-même prône désormais la séparation de la prédication et de l’action politique. Qu’est-ce que l’islam politique si l’islam doit rester dans les mosquées ?
La nature civile de l’État est acquise, celle d’Ennahdha aussi.
Le mouvement se définit désormais comme un parti civil, démocratique, qui se réfère à la Constitution – dont l’un des fondements est l’islam -, mais aussi aux valeurs modernes, comme le respect des droits de l’homme, des libertés individuelles, des minorités, et l’égalité des sexes. Valeurs qui sont aussi celles d’un islam modéré auquel nous sommes attachés.
Nous considérons qu’il n’y a pas de contradiction entre les principes de l’islam et la défense des valeurs modernes, comme la liberté de la femme et le respect des minorités. De par sa Constitution, la Tunisie est un pays musulman, mais aussi une démocratie.
Serez-vous candidat à la présidence du parti ?
Je ne serai pas candidat. En vertu de nos statuts, personne ne présente sa candidature. On est coopté, désigné par nos membres et militants.
La question de votre éventuelle succession est quand même posée. Est-elle taboue ? Comment l’abordez-vous ?
La direction du parti a annoncé qu’il y aurait plusieurs nominés, dont je fais partie. Le congrès décidera. Mais la question de la présidence est secondaire, l’essentiel est de pérenniser les pratiques démocratiques adoptées par Ennahdha.
Mais rien ne sert d’anticiper les élections présidentielles, nos priorités sont d’abord celles du pays.
Ennahdha présentera-t-elle un candidat à la présidence de la République en 2019 ? Si tel est le cas, le président du parti sera-t-il le candidat naturel ?
Cet horizon est encore lointain, et il est trop tôt. Ennahdha n’a pris aucune décision à ce sujet, bien qu’à la dernière présidentielle elle ait choisi de ne pas présenter de candidat et de ne privilégier aucun de ceux qui étaient en lice. D’ici à 2019, nous avons le temps de voir. Nul ne peut présager de l’avenir, les choses peuvent évoluer. Mais rien ne sert d’anticiper. Nos priorités sont d’abord celles du pays.
Les municipales annoncées en mars 2017 seront un test. À quelles conditions parlerez-vous de succès ?
Pour 2017, c’est sûr, nous serons de la partie ! La première condition du succès est que ces municipales se déroulent de manière démocratique et soient pluralistes, avec une large représentativité. La deuxième est que nous obtenions une majorité confortable, ou un résultat approchant, dans la mesure où il est difficile d’avoir une majorité absolue à de telles élections.
Dix-huit mois après son adoption, la nouvelle Constitution doit-elle être revue ? Si oui, sur quel point ?
Il faut d’abord l’expérimenter un certain temps, disons quatre à cinq ans, de manière à pouvoir en jauger le contenu. Deux ans, c’est bien trop court pour une évaluation, d’autant que la plupart des lois qu’elle induit n’ont pas encore été élaborées. Les Constitutions ne sont pas comme des valeurs cotées en Bourse, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse.
La pertinence de leur contenu se précise sur la durée et à l’aune des lois auxquelles elles ont conduit. L’expérience tirée de la mise en application d’une loi fondamentale dicte la nécessité de l’amender ou non.
Pourquoi avez-vous relancé le projet de réconciliation nationale ? En quoi diffère-t-il de celui de Béji Caïd Essebsi ?
Il n’est pas différent dans son principe et son esprit. La proposition du président Essebsi porte plutôt sur des infractions d’ordre économique puisqu’elle concerne des personnes impliquées dans des malversations et des affaires de corruption sous l’ancien régime. La justice transitionnelle pourrait se pencher sur les dossiers liés à l’économie, mais elle se préoccupe plutôt des dépassements en matière de répression politique.
L’amnistie générale est encore un autre volet à traiter. Les dossiers de la justice transitionnelle dépendent ainsi de lois diverses et sont répartis entre plusieurs institutions. Ma proposition consiste à rassembler un peu tout cela. Le projet de Béji Caïd Essebsi, celui de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) et celui de l’Instance de lutte contre la corruption, ainsi que le décret d’amnistie générale pourraient être concentrés dans un même éventail de lois et d’outils juridiques. Le but est de garantir et de rétablir les droits de ceux qui ont souffert d’injustice dans le passé, mais aussi d’en finir avec cette période.
Rien que l’IVD a plus de 38 000 dossiers en cours, sans compter ceux à venir. Leur traitement risque de prendre beaucoup de temps. Ma proposition consiste à créer une sorte de voie rapide pour tourner définitivement cette page tout en respectant les trois étapes de la justice transitionnelle : reddition des comptes, poursuites et réconciliation.
Les victimes seront indemnisées et encouragées à pardonner afin de clore ce dossier complexe. L’une des causes de l’immobilisme du pays, ce sont toutes ces affaires en suspens. Des milliers de personnes ignorent ce qu’elles vont devenir. C’est pourquoi il faut distinguer celles qui ont obéi à des ordres et subi des pressions. Elles ne peuvent être considérées comme responsables. Selon le droit tunisien, on ne peut rien retenir contre elles.
Celles en revanche qui ont tiré profit de leur position devront restituer les fonds et les biens mal acquis, et répondre de leurs actes conformément à la loi afin que leur situation soit reconsidérée.
Ne craignez-vous pas que cela soit interprété comme un petit arrangement entre nouveaux amis ?
Ce n’est pas du tout le cas. Il s’agit d’abord de rétablir la confiance. Les sommes récupérées seront affectées à l’investissement et au développement des zones démunies. La réconciliation nationale est l’une des conditions du redressement du pays et la confirmation de sa cohésion, mais aussi le signe que les blessures du passé ont été définitivement cautérisées. À cette condition, nous pourrons envisager l’avenir dans un esprit d’unité et avec sérénité.
Ben Ali n’est ni au-dessus ni en dehors de la loi.
Slim Chiboub est rentré et a été absous. Est-ce qu’on peut envisager que, demain, Sakhr el-Materi revienne au pays et bénéficie de la même mansuétude ?
Bien entendu, cela peut concerner n’importe qui.
Et Ben Ali ?
Il semblerait qu’il veuille échapper à la justice, mais s’il se met à sa disposition, la loi lui sera appliquée comme à tout citoyen tunisien. Ben Ali n’est ni au-dessus ni en dehors de la loi. Il peut contester les jugements tout en acceptant de se soumettre à la justice, comme l’a fait Slim Chiboub. Je doute qu’il franchisse ce pas, mais s’il le faisait, ce serait son droit.
Est-ce que le modèle turc est toujours un exemple de référence, même s’il est moins performant qu’il n’y paraissait ?
Effectivement, je le donne en exemple. Mais soyons clairs : nous souhaitons avant tout créer un modèle « made in Tunisia », tout en tirant les leçons des expériences conduites ailleurs, notamment en Turquie, dont l’économie est passée en dix ans du 80e au 17e rang mondial. Pour un pays sans grandes ressources naturelles, cette évolution, entièrement réalisée à la sueur du front d’un peuple travailleur auquel ses dirigeants ont indiqué la voie du développement, est exemplaire.
La Turquie est devenue une nation qui compte dans la sphère géopolitique régionale, et plusieurs économies européennes lui envient ses 5 % de croissance, même si elle a déjà fait mieux par le passé. Pour réaliser ce modèle tunisien, toutes les expériences, comme celle de la Corée du Sud, de la Malaisie, de Singapour, de la Côte d’Ivoire, du Rwanda ou de l’Éthiopie, peuvent être source d’inspiration.
Êtes-vous toujours hostile à une visite d’Abdel Fattah al-Sissi en Tunisie ?
S’il vient en Tunisie, je ne serai pas tenu de le rencontrer. Si j’avais été président de la République, les circonstances auraient pu m’y obliger, mais je préside un parti, pas le pays.
Avez-vous, à l’instar de plusieurs dirigeants dans le monde, changé de position sur Bachar al-Assad ?
Plusieurs parties sont responsables des souffrances du peuple syrien, mais, il y a quelque temps déjà, j’avais conseillé à Recep Tayyip Erdogan de rétablir les relations avec la Syrie et l’Égypte. Il n’y a pas d’autre solution que la réconciliation politique.
Que vous inspire le retour à Tunis de la statue de Bourguiba, que vous avez combattu et qui voulait vous faire condamner à mort ?
C’est un engagement du président de la République. Il serait judicieux de rendre hommage, dans un espace public consacré aux figures nationales, à tous ceux qui ont œuvré pour la Tunisie, dont Salah Ben Youssef, Abdelaziz Thaalbi, Kheireddine Pacha.
Pour ce qui est des campagnes d’homophobie, tant qu’il respecte l’espace public, chacun est libre dans sa vie privée, d’autant que l’islam et la loi ne tolèrent pas les intrusions dans cette sphère, qu’ils respectent.
La Constitution protège les minorités. Les récentes campagnes homophobes ne sont-elles pas contraires à la loi fondamentale ?
Les minorités sont protégées par la Constitution, et toute ségrégation raciale ou religieuse est indigne ; elle va à l’encontre de la loi fondamentale et de la religion. Pour ce qui est des campagnes d’homophobie, tant qu’il respecte l’espace public, chacun est libre dans sa vie privée, d’autant que l’islam et la loi ne tolèrent pas les intrusions dans cette sphère, qu’ils respectent.
Vous parlez souvent de consensus. N’est-ce pas courir le risque de gommer les spécificités de chaque famille politique ?
Le consensus a sauvé le pays, qui en a encore besoin. Les démocraties établies peuvent se permettre d’organiser de grandes joutes politiques et de fonctionner avec une majorité à 51 % et une opposition à 49 %. Notre transition démocratique est trop récente et trop fragile pour que nous nous adonnions à ce genre de combat. À force de batailles, elle pourrait s’écrouler.
Cela a été le cas dans les autres pays du Printemps arabe. En Égypte, Mohamed Morsi avait recueilli 51 % des voix. Ce qui ne lui permettait pas de gouverner, puisque cela signifiait que la moitié de la population était opposée à lui. Seule l’expérience tunisienne a échappé à un effondrement, et le consensus permet de préserver cette jeune pousse. C’est notre position, puisque Ennahdha a accepté d’être moins représentée au gouvernement qu’elle ne l’est à l’Assemblée.
Nous n’attendons pas de louanges de la part de nos adversaires, même si les confrontations politiques poussent certains à inventer de toutes pièces des positions symboliques.
On accuse souvent Ennahdha de tenir un double discours ? Que peut-elle faire pour convaincre de sa bonne foi ?
L’opinion estimerait donc que tout peut évoluer sauf Ennahdha ? Non, ce n’est pas ce que pense le peuple. Cet argument fait partie du jeu politique. Pour certains partis, reconnaître qu’Ennahdha est un parti démocratique aurait pour conséquence de renforcer sa popularité. Il leur est dès lors plus facile de porter des accusations sans preuves. Ennahdha serait aussi terroriste ou extrémiste…
Ce n’est pas si préoccupant, dans la mesure où c’est aussi la confirmation que nous sommes dans une très jeune démocratie en devenir, même si cette démarche est antidémocratique. Cependant, incriminer ou diaboliser l’autre n’est pas de la politique. Nous n’attendons pas de louanges de la part de nos adversaires, même si les confrontations politiques poussent certains à faire de la surenchère et même à inventer de toutes pièces des positions symboliques. Il y aurait plutôt lieu d’évaluer et de juger sur pièce.
Chacun peut, par exemple, se prétendre défenseur des droits de l’homme ou des droits des femmes, encore faut-il qu’il joigne l’acte à la parole. On disait des islamistes qu’ils ne croyaient en la démocratie qu’une fois, celle nécessaire à parvenir au pouvoir. L’attitude d’Ennahdha a démontré le contraire, puisque, sans qu’il y ait d’élection, nous avons quitté volontairement le gouvernement en 2013, faisant passer l’intérêt du pays avant celui du parti, et accepté les règles de la démocratie.
Que vous faut-il de plus ? Nous avons mis en application les principes que nous avions énoncés, dont la parité dans nos instances, et obtenu le pouvoir par les urnes et non par un coup d’État. Puis, en 2014, nous avons accepté notre défaite. On peut ne pas nous croire, mais là, ce sont des faits tangibles.
Comment voyez-vous Ennahdha dans dix, quinze, vingt ans ?
Un parti au pouvoir… ou dans l’opposition. En démocratie, l’opposition est partie prenante de la vie politique. Dans tous les cas, Ennahdha en restera un acteur majeur. À partir de ce congrès, les Tunisiens seront rassurés sur nos intentions et renoueront avec l’espoir, dont ils ont tant besoin. Les objectifs de la révolution seront réalisés. J’estime qu’à partir de là Ennahdha va encore se développer et être plus que jamais porteuse d’un projet au service de la Tunisie et visant à consolider une démocratie qui conjugue le développement économique et la défense du patrimoine, les valeurs de la modernité et celles de l’islam.
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