Arts plastiques : « Still (the) Barbarians » de Koyo Kouoh à la Biennale d’Irlande

À l’occasion de la Biennale d’Irlande, la curatrice camerounaise Koyo Kouoh a rassemblé des œuvres qui explorent les rapports de domination. Une exposition forte qui bouscule nos préjugés.

Portraits de personnes jugées par la Cour pénale internationale, retravaillés par l’Américain Bradley McCallum (Weights and Measures). © NICOLAS MICHEL POUR J.A.

Portraits de personnes jugées par la Cour pénale internationale, retravaillés par l’Américain Bradley McCallum (Weights and Measures). © NICOLAS MICHEL POUR J.A.

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Publié le 19 mai 2016 Lecture : 6 minutes.

Cette année-là, les Pâques furent sanglantes en Irlande. Le lundi 24 avril 1916, un groupe d’indépendantistes défile dans O’Connell Street, à Dublin. Il s’agit de protester contre la Home Rule League de 1914, qui garantit une autonomie interne à l’Irlande, mais la maintient sous la tutelle britannique. Très vite, la manifestation devient insurrection, prenant un temps l’occupant de court. Parmi les bâtiments investis, la Poste centrale va servir de quartier général aux rebelles emmenés par Patrick Pearse, James Connolly, Tom Clarke, Sean MacDiarmada, Eamon de Valera, Joseph Plunkett…

L’indépendance de l’Irlande proclamée sur fond de violences

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Face à une foule dubitative, Pearse proclame la République d’Irlande. Las, fragilisés par un faible soutien populaire et des erreurs tactiques, les insurgés ne font pas le poids. Au bout de six jours de combats, on compte plus de 400 morts et 2 000 blessés. Les rebelles capitulent. Jugés en cour martiale, les dirigeants sont exécutés. La répression, extrêmement brutale, aura pourtant un effet positif pour le mouvement, transformant les martyrs en héros et renversant l’opinion en faveur du Sinn Féin…

« La totalité de l’entreprise coloniale britannique a commencé ici en Irlande ! », Koyo Kouoh

Cent ans plus tard, c’est dans un pays indépendant que se tient Eva International, la Biennale d’Irlande, à Limerick. La Camerounaise Koyo Kouoh, fondatrice de la Raw Material Company (Dakar), en est cette année la commissaire invitée. Bluffante à tout point de vue, son exposition « Still (the) Barbarians » est à voir jusqu’au 17 juillet.

« Je me suis d’abord intéressée à l’Irlande par amour pour sa littérature, explique la curatrice. Puis l’Irlande est devenue une référence quand j’ai commencé à étudier les questions relatives au colonialisme et au postcolonialisme. La totalité de l’entreprise coloniale britannique a commencé ici ! Alors comment se fait-il que cette fraction de l’Histoire ne soit pas soulignée comme elle devrait l’être ? »

Question toute rhétorique, puisque Koyo Kouoh a bien une idée en tête : « Si le discours postcolonial n’est pas très vif ici, c’est d’abord en raison de la durée de l’occupation anglaise, qui a provoqué une forte assimilation, comme le rappelle notamment la situation en Irlande du Nord. C’est aussi en raison de cet a priori européen selon lequel les colonies, ce serait forcément ailleurs, beaucoup plus loin. » Loin de l’Europe, l’Irlande, occupée par le Royaume-Uni ? La Finlande, occupée par la Suède et la Russie ?

« Still (the) Barbarians » convoque une foule de témoins, d’acteurs ou de victimes de l’histoire coloniale

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Pour qui se donne le temps d’entrer dans les œuvres présentées à travers toute la ville de Limerick, « Still (the) Barbarians » convoque une foule de témoins, d’acteurs ou de victimes de l’histoire coloniale, partout dans le monde. Parfois, c’est d’une manière très simple, presque anodine, que les plasticiens ouvrent une porte sur le passé.

Ainsi, l’Irlandais Alan Phelan s’est – en apparence – contenté de planter dans la cour de l’usine de lait concentré désaffectée Cleeve un panneau indicateur sur lequel on peut lire, en lettres cursives, Leopoldville. Que vient faire ici, en Irlande, l’ancien nom de Kinshasa ? Plusieurs réponses possibles, mais en voici une, dont le principal protagoniste n’est autre que Roger Casement.

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Originaire de Sandycove (Dublin), orphelin à l’âge de 10 ans, élevé en Ulster, Casement se rend en Afrique en 1883, comme diplomate de la Couronne. Il passe par le Congo, le Nigeria, le Mozambique et l’Angola avant d’être désigné consul, en 1900, dans le jardin privé de Léopold II. C’est là qu’il compile les informations du rapport qui portera son nom, condamnation sans équivoque du système léopoldien.

De retour en 1904 dans son Irlande natale, Casement n’y reste guère, appelé à enquêter cette fois en Amérique du Sud sur les abus dont sont victimes les Indiens employés pour la collecte du caoutchouc… Anobli par le roi Georges V en 1911 malgré ses découvertes dérangeantes sur les sujets de Sa Majesté, Sir Roger Casement se consacre ensuite à… l’indépendance irlandaise ! N’hésitant pas à se tourner vers l’ennemi allemand à l’heure de la Première Guerre mondiale, il obtient la promesse d’une livraison d’armes pour les indépendantistes de l’IRB et de l’ICA.

Destroy Your House, Build Up a Boat, Save Life, de Hera Büyüktascian (Turquie) devant l'œuvre de la Nigériane Mary Evans Thousands Are Sailing. © Nicolas Michel / J.A.

Destroy Your House, Build Up a Boat, Save Life, de Hera Büyüktascian (Turquie) devant l'œuvre de la Nigériane Mary Evans Thousands Are Sailing. © Nicolas Michel / J.A.

Le 20 avril 1916, l’Aud, chargé de 20 000 fusils, est arraisonné par la Royal Navy. Malgré ce coup du sort, l’insurrection, on l’a vu, aura quand même lieu. Accusé de haute trahison, Sir Roger Casement subira le même sort que les autres chefs de l’insurrection : il sera pendu le 3 août 1916. Ah, n’oublions pas : sur le panneau indicateur de l’artiste Alan Phelan, Leopoldville emprunte les lettres cursives de Cadbury, multinationale britannique du chocolat…

Aujourd’hui, la question migratoire demeure au cœur des préoccupations postcoloniales

Comme le précise Koyo Kouoh, si l’exposition dans son ensemble questionne le postcolonialisme, plusieurs thèmes la sous-tendent, liés à l’aliénation, l’oppression, l’exploitation, l’assimilation, la dépossession… Au milieu du XIXe siècle, la grande famine irlandaise fut à l’origine d’une émigration massive, notamment vers les États-Unis.

Quand l’art explore la colonisation

Aujourd’hui, la question migratoire demeure au cœur des préoccupations postcoloniales, et c’est sans surprise que plusieurs artistes l’abordent, avec des sensibilités différentes. Le Belge Philip Aguirre y Otegui remplit la Méditerranée de barques bleues rappelant férocement des cercueils, la Nigériane Mary Evans découpe des silhouettes d’hommes et de femmes dans du papier kraft, par dizaines en ligne, par dizaines sur un rafiot de fortune. Au-dessus de nos têtes, le Chilien Alfredo Jaar crée un nuage d’orage, symbole de menace ou de renouveau, libre – lui – de jouer à saute-frontière…

D’autres artistes explorent avec humour ou gravité des domaines aussi variés que le rapport au temps (John Waid), au sol (Tiffany Chung), à l’architecture (Michael Joo), à l’Histoire et à ce qu’elle retient (Samuel Erenberg), aux espoirs suscités par l’indépendance (Abdoulaye Konaté), à la Cour pénale internationale (Bradley McCallum), etc.

La destruction de la langue, pratiquée par la plupart des puissances coloniales, est évoquée frontalement par l’Irlandaise Alice Maher dans une vidéo où une jeune femme apparaît avec un collier de langues coupées autour du cou. La commissaire, elle, a insisté pour que le catalogue de l’exposition soit, pour la première fois, traduit en irlandais.

Vidéos, sculptures, peinture, installations, « Still (the) Barbarians » multiplie les formes pour mieux explorer toutes les influences de la colonisation sur la psyché des colonisés comme sur celle des colons – et si possible pour aider chaque visiteur à « sentir, penser et guérir ». Tirant son titre du poème de Constantin Cavafy En attendant les barbares, Koyo Kouoh rappelle la nécessité de prendre en compte tous les angles de vue, fussent-ils ceux des bourreaux, pour aborder une question qui continue de modeler le temps présent.

« Now what’s going to happen to us without barbarians ? / Those people were kind of a solution », écrit Cavafy. « Personne ne peut s’exonérer de cette histoire, nous en faisons tous partie, soutient Kouoh. Nous sommes tous des barbares parce que nous ne sommes pas capables de mettre en œuvre un vivre-ensemble au-delà de nos orientations sexuelles, religieuses, politiques… » S’en rendre compte, c’est un premier pas. Créer à partir de ce matériau, c’en est un second.

MANDELA, L’ÉCUREUIL ET L’OISEAU DE PARADIS

Une graine sous une loupe, un oiseau de paradis dans une cage grillagée, des images de la cour centrale de la prison de Robben Island : l’installation Grey, Green, Gold, du plasticien suisse Uriel Orlow, nous raconte l’histoire du jardin de la prison, qui améliorait l’ordinaire des détenus (piments, légumes…) et qui permit de cacher le manuscrit d’Une longue marche vers la liberté, de Mandela.

Mais Grey, Green, Gold, c’est aussi l’histoire de l’oiseau de paradis jaune, une fleur créée de main d’homme pendant que Mandela était en prison et qui s’appelle aujourd’hui Mandela’s Gold (Strelitzia Reginae). Ironie mordante, le principal prédateur de ses graines – ce qui explique qu’on la protège avec un grillage – n’est autre que l’écureuil européen, importé en Afrique par un certain Cecil Rhodes…

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