Francis Akindès : « Houphouët a fabriqué des fortunes et des destins »

Spécialiste de l’histoire politique ivoirienne, l’analyste décrypte le « système » mis en place par l’ancien président.

Francis Akinès, professeur de sociologie politique et économique à l’Université Alassane-Ouattara, de Bouaké. © DR

Francis Akinès, professeur de sociologie politique et économique à l’Université Alassane-Ouattara, de Bouaké. © DR

Publié le 31 mai 2016 Lecture : 3 minutes.

Le président Félix Houphouët-Boigny (à dr.) et Philippe Yacé, président de l’Assemblée nationale. Abidjan, 1966. © ARCHIVES JEUNE AFRIQUE
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Côte d’Ivoire : une affaire de familles

Houphouët-Boigny, Bédié, Yacé, Thiam, Donwahi, Ekra, Gon Coulibaly, Diabaté, Billon, Dacoury-Tabley… Enquête sur ces dynasties qui dirigent le pays depuis plus de soixante ans.

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Jeune Afrique : Quel but poursuivait Félix Houphouët-Boigny en créant le « système des grandes familles » ?

Francis Akindès : Ses fins étaient multiples. Dans ce que j’ai appelé le « compromis houphouétiste », particulièrement dans le contexte de parti unique de l’époque, ce système a d’abord été pour Houphouët un formidable mécanisme de contrôle de la société et de conservation du pouvoir. Grâce à la richesse du pays, il fabriquait des fortunes, des destins.

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Il distribuait argent, biens, quotas d’exportation de cacao, formait des liens entre les uns et les autres, à travers des mariages, etc. Il pouvait donc également tout arrêter : ruiner ces personnes ou les briser politiquement. Néanmoins, Houphouët avait un objectif : créer une bourgeoisie locale synonyme de travail, de consommation, de culture, et qui jouerait un rôle de pivot entre l’ancien système colonial et la Côte d’Ivoire « moderne et modèle » – ce sont ses mots – en construction. Il enrichissait ces familles pour qu’elles aient un capital qui, au fur et à mesure, et au fil des générations, remplacerait celui de la France.

Les gens avaient l’impression que le système fonctionnait en cercle fermé et qu’ils n’en profiteraient pas tant qu’ils n’appartiendraient pas à tel groupe ethnique ou cercle, et tant qu’ils ne seraient pas « fils de »

Ce second but a-t-il été atteint ?

Pas tout à fait. Tout d’abord parce qu’il aurait fallu que la génération au pouvoir à l’époque et la suivante fassent mieux fructifier leurs capitaux. Or bon nombre de ces familles ont subi plus tôt que d’habitude « la loi des fortunes » : le grand-père accumule du capital, les fils l’entretiennent et les petits-fils le dilapident. En Côte d’Ivoire, rares sont les fils de la galaxie houphouétiste qui ont entretenu ces capitaux.

Aux petits-fils ne reste qu’un nom auquel certains s’accrochent comme à leur dernier héritage. Seules quelques rares familles ont géré leurs affaires de façon saine, en évitant les frasques et les scandales. En outre, très peu de leurs enfants ou petits-enfants ont émergé politiquement.

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Ce système a-t-il survécu au « Vieux » ?

Pas vraiment, car comme tout système intrinsèquement lié à la personnalité de son inventeur, il ne survit que très rarement à la disparition de celui-ci – un peu comme la Yougoslavie de Tito. Sous Houphouët, au sein de la population et particulièrement dans l’Ouest, s’est formé lentement mais sûrement un ressentiment envers ces familles régnantes.

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Les gens avaient l’impression que le système fonctionnait en cercle fermé et qu’ils n’en profiteraient pas tant qu’ils n’appartiendraient pas à tel groupe ethnique ou cercle, et tant qu’ils ne seraient pas « fils de »…. C’est d’ailleurs l’une des raisons de l’émergence d’un Laurent Gbagbo, qui représentait une alternative au système houphouétiste. Tout à coup est arrivée sur la scène politique une nouvelle génération d’acteurs traités par les « héritiers » de « personnes venues de nulle part ». Celles-ci provenaient le plus souvent du monde syndical estudiantin. Et les grandes familles ont perdu peu à peu de leur influence.

La mémoire des alliances et des liens sociaux autrefois tissés par Houphouët-Boigny refait surface.

Pourtant, elles sont encore bien présentes aujourd’hui, dans la sphère économique, mais aussi politique…

Tout se passe comme si le système se recomposait, mais sous certains aspects seulement, grâce à l’alliance entre le PDCI [Parti démocratique de Côte d’Ivoire] – qui revient donc au pouvoir après en avoir été chassé en 1999 – et le RDR [Rassemblement des républicains]. Les familles restées fidèles à [Henri Konan] Bédié et à [Alassane] Ouattara sont récompensées : leurs héritiers sont cooptés à des postes importants.

Dans cette nouvelle mare politique – surtout après une longue période d’incertitude -, l’histoire récente est constamment convoquée pour choisir les collaborateurs de confiance du chantier de l’émergence. Au plus haut sommet de l’État, les cercles concentriques se recomposent, mais la plupart du temps avec des personnes nourries de la culture politique houphouétiste. La mémoire des alliances et des liens sociaux autrefois tissés par Houphouët-Boigny refait surface.

Elle semble de plus en plus utilisée comme matériau de fabrication de nouveaux liens intergénérationnels. Surtout au sein de la famille PDCI, laquelle tente de reprendre la main politique dans un jeu subtil de « je t’aime, moi non plus » avec le RDR, récemment engagé aussi dans la mise en scène de ses « grandes familles » sur le marché politique.

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