Gambie : bienvenue à Paranoland
Yahya Jammeh, l’un des chefs d’État africains les plus controversés, est en course pour un cinquième mandat. À six mois de l’échéance présidentielle, nous avons suivi ce « big man » aussi fantasque que mégalomane sur les routes de son pays.
Elle sort de nulle part. Avec son pantalon noir, sa chemisette beige moulante et son léger maquillage, on pourrait penser qu’elle se rend au bureau. Et puis elle se plante devant vous, en vous apostrophant d’une voix décidée : « Arrêtez d’écrire ! Pour qui travaillez-vous ? » Elle se rapproche, vous fixe et répète sa question.
Il faut l’intervention d’un membre du protocole présidentiel lui indiquant que vous faites exceptionnellement partie de la délégation pour qu’elle baisse la garde et se volatilise dans la foule. Aussi vite qu’elle était apparue. Ce 16 mai, dans le port de Banjul, ils sont plusieurs, à l’instar de cette jeune femme, à rôder silencieusement, en civil, à scruter le moindre détail, sur les dents : ce sont des agents de la National Intelligence Agency, les services de renseignements.
Rideau !
Le président Yahya Jammeh, 51 ans, doit arriver dans quelques minutes. Il démarre son « People’s Tour », l’une de ces tournées qu’il effectue chaque année dans les villes et villages du pays, à « la rencontre du peuple ». Sa vice-présidente, son gouvernement, une bonne partie du corps diplomatique et de la hiérarchie militaire sont venus lui souhaiter bon vent.
Des centaines d’élèves des écoles environnantes s’amassent également derrière l’imposant service de sécurité. Surexcités, ils veulent voir « Yahya », lui parler, le toucher. « On a besoin de Yahya ! Pas de l’opposition ! », scandent-ils. Certains n’ont pas 10 ans.
Le président est enfin là. Il sort de sa limousine Hummer noir blindée et salue les officiels le long du tapis rouge. Escorté par des colosses, il s’offre un bain de foule, en s’arrêtant pour taquiner les enfants. Tel un comédien, il joue avec ses propres émotions, passe de l’éclat de rire au regard glaçant en une fraction de seconde. Insaisissable. Ses gestes sont lents, comme s’il fallait faire durer la pièce et ne jamais quitter la scène. Jammeh est en représentation.
Une petite fille crie : « Du calme ! » Il enchaîne : « Êtes-vous heureux de me voir ? » Les enfants hurlent : « Oui ! » Sourire aux lèvres, il fait alors semblant de tourner les talons : « Je m’en vais si vous ne vous taisez pas ! » La comédie dure de longues minutes, avant que le président se décide à se diriger vers sa péniche, qui doit l’emmener de l’autre côté du fleuve Gambie.
Le suivant comme son ombre, son aide de camp prend les coordonnées de ceux qui lui ont demandé de l’aide à l’oreille. Alors que Jammeh bénit le bateau, une bouteille d’eau à la main, les gamins n’en reviennent toujours pas.
À bord, Yahya Jammeh s’installe sur un canapé vert pomme, posé sur une estrade d’où il domine toute la pièce. Une cinquantaine de personnes, dont une bonne moitié de militaires, sont présentes. Ceux qui veulent s’adresser à lui sont tenus de faire une génuflexion et de s’incliner. « Par respect » pour celui que le personnel d’intendance du palais présidentiel, mobilisé pour la circonstance, appelle « the big man » (le grand monsieur).
Un personnel très féminin, d’ailleurs… Elles sont une dizaine, ce jour-là, à accueillir les passagers. Toutes avec le même profil : jeunes, belles, en tee-shirt, jean et baskets, avec un smartphone dernier cri et portant souvent des extensions. Aucune n’est voilée, bien que la Gambie ait été déclarée « République islamique » en décembre 2015.
Impossible d’anticiper quoi que ce soit dans ce pays, tout dépend de l’humeur du chef
Les autorités avaient alors tenté d’imposer aux femmes fonctionnaires de couvrir leurs cheveux. Mais, face au mécontentement, elles s’étaient vite rétractées. Un épisode que Jammeh réécrit aujourd’hui à sa manière :
« Le problème, c’est que dans les administrations les femmes viennent tous les jours avec des coupes différentes, et l’on retrouve parfois des mèches dans les dossiers. Des cheveux d’Inde ou du Brésil en plus ! Je déteste ça ! Je leur ai donc dit qu’elles devaient les attacher ou les cacher. Mais je n’ai jamais voulu leur imposer le voile, sinon je l’aurais déjà fait. C’est comme forcer quelqu’un à être musulman, c’est impossible, la démarche doit être personnelle. Mais chaque femme devrait le porter. » Un idéal qu’il n’impose manifestement ni aux femmes de sa suite ni à sa propre épouse, l’élégante Zineb Jammeh (née Soumah), qui ne couvre qu’exceptionnellement ses cheveux.
Fantasque
« Il s’est levé un jour du mauvais pied et a décidé d’imposer le voile, comme il peut se réveiller demain et interdire l’alcool ou peindre tout en vert, ironise un diplomate occidental. Impossible d’anticiper quoi que ce soit dans ce pays, tout dépend de l’humeur du chef. Il peut vous donner un rendez-vous et ne pas venir, vous recruter puis vous virer. Tous les ministres ont peur de lui, personne ne peut lui dire qu’une de ses idées est mauvaise. Il est son propre conseiller en tout. »
Ainsi va la Gambie de celui qui depuis un an tient à ce qu’on l’appelle « Sheick Professeur Alhaji Dr. Yahya Abdul-Aziz Jemus Junkung Jammeh Babili Mansa », « babili mansa » signifiant en langue mandingue « le roi bâtisseur de ponts ». Un pays plein de paradoxes, d’incohérences, dont les réalités sont en décalage complet avec les discours radicaux et fantasques de son chef suprême.
Si Banjul est l’une des capitales africaines les plus propres, elle est aussi l’une des plus surveillées
Ainsi, Alhaji Yahya, l’anti-Occidental, règne sur un paradis pour vacanciers britanniques et scandinaves, friands de ses plages magnifiques et pourvoyeuses de devises si importantes pour l’économie nationale. Anticapitaliste, il tolère pourtant les campagnes publicitaires du géant Coca-Cola ou de l’opérateur libanais Africell. Et il est aussi sûr de lui et de l’amour inconditionnel de son peuple que paranoïaque.
Si Banjul est l’une des capitales africaines les plus propres, elle est aussi l’une des plus surveillées, avec ses check-points et ses agents de renseignements infiltrés un peu partout. Enfin, ce pourfendeur de la corruption laisse par exemple le port ouvert à tous les trafics. Il faut jouer des coudes et du porte-monnaie pour obtenir sa place dans le bac qui traverse le fleuve.
« Ce pays est bizarre, explique un homme d’affaires ouest-africain qui attend depuis deux semaines dans son hôtel d’être reçu en audience à la présidence. Mais comme ici le monde des affaires n’est pas très développé, il y a sûrement des opportunités à saisir. » Isolée, très endettée (à hauteur de 100 % du PIB en 2014), l’ex-colonie britannique voit l’aide internationale, dont elle a pourtant grandement besoin, osciller au gré des dérapages politiques de l’exécutif. En 2014, l’Union européenne renonce au versement d’une enveloppe de 13 millions d’euros après le durcissement de la politique homophobe de Jammeh.
Mais, le 23 mai, la BAD a tout de même annoncé l’octroi d’un prêt de 8 millions d’euros au pays pour le développement de son secteur agricole.
Retour dans le cortège présidentiel, qui arrive à Farafenni. Près d’un millier de personnes attendent, vêtues de blanc et de vert – des couleurs associées au parti présidentiel et importantes dans la tradition islamique. Pendant plus d’une heure, le chef de l’État les salue tous, repérant ceux qui ont un handicap ou une maladie mentale.
Qui sait ? Lui qui affirme pouvoir guérir le sida, mais aussi Ebola, pourra peut-être les aider ? « Ce ne sont pas des pouvoirs mystiques, c’est la baraka [la bénédiction d’Allah]. Tout ce que je fais, je le fais au nom de Dieu. Si je parle juste une minute à un fou, je vous assure qu’il repartira chez lui dans un état normal. »
Agacé
Puis vient l’heure du meeting, interminable, avec une succession de prêches musulmans et chrétiens, de poèmes et, bien sûr, de remerciements au président. « Grâce à vous, on n’a pas honte de dire qu’on est Gambien ! » Tel un père, il assiste, fier, au spectacle de ses enfants. À la tombée de la nuit, il entame un discours fleuve, puis se lance dans un quiz avec son auditoire. « Qui connaît le nom du mari de Beyoncé ? lance-t-il. Je donne 2 000 dalasis (40 euros) à celui qui trouve. » Il choisit une des mains levées, celle d’une jeune fille, qui approche, et donne la bonne réponse. Le président enchaîne : « Qui est le ministre gambien de l’Éducation ? » Silence.
Le jeu continue, avec des questions plus insolites les unes que les autres : « Combien fait le quart de 5 dollars ? », « où se trouve l’abdomen et de quelle couleur est-il ? ». Les mauvaises réponses font rire le public mais agacent Jammeh : « Tu n’as pas honte ? », « es-tu sourd ? », « l’éducation est un désastre ». Un aveu d’échec, pour celui qui dirige le pays depuis vingt-deux ans et a face à lui, en cet instant précis, un échantillon de la génération Jammeh ? N’y comptez pas. Le chef est de toute façon déjà parti.
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