Littérature nigériane : « Les pêcheurs », une tragédie igbo

Avec sa saga familiale où l’amour est progressivement infecté par la peur, Chigozie Obioma offre un roman puissant, dérangeant, sans aucun doute appelé à devenir un classique des lettres nigérianes.

L’écrivain, passionné de littérature grecque, a fait ses études à Chypre. © ZACH MUELLER/ÉDITIONS DE L’OLIVIER

L’écrivain, passionné de littérature grecque, a fait ses études à Chypre. © ZACH MUELLER/ÉDITIONS DE L’OLIVIER

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Publié le 1 juin 2016 Lecture : 6 minutes.

Un lieu : Akure, au Nigeria. Une période : les années courant de 1993 à 2003. Une cassandre : Abulu le fou. Des enfants : Ikenna, Boja, Obembe, Benjamin, David et Nkem. Voilà les ingrédients rassemblés par l’écrivain Chigozie Obioma pour bâtir, avec Les Pêcheurs, une tragédie igbo. Un roman dense, dérangeant, charpenté. Un roman appelé, sans aucun doute, à devenir un classique de la littérature nigériane.

Dès la première page, l’écriture imagée et glaçante du jeune romancier y tend ses rets, et de ces fils entrelacés, tranchants, il n’est bientôt plus possible de se défaire – au-delà encore de cette dernière page qui vient enrouler le récit sur lui-même…

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Fratricide et absence paternelle 

« Mes frères – Ikenna, Boja, Obembe – et moi avions peu à peu compris que lorsque les deux ventricules du foyer – notre père et notre mère – gardaient le silence comme les ventricules du cœur retiennent le sang, nous risquions, à la moindre piqûre, d’inonder la maison », souffle Benjamin, le narrateur, au tout début du texte. La quiétude d’un foyer tient à peu de chose, et c’est le départ du père, muté à Yola par son employeur, la Banque centrale du Nigeria, qui va provoquer la première fissure dans le bel ordonnancement familial.

« Le départ de notre père pour Yola changeait toute l’équation : le temps, les saisons, le passé se mirent à compter, et nous à y aspirer, à en rêver avidement, bien plus que du présent et du futur. »

Le premier effet de l’éloignement paternel, c’est d’abord un surcroît de libertés qui permet toutes sortes de découvertes et d’aventures sans avoir à craindre d’en payer le prix. Quand M. Agwu, prompt aux corrections corporelles, est à plus de mille kilomètres d’Akure, rien n’empêche par exemple d’aller pêcher dans le fleuve Omi-Ala.

Tu mourras de la main d’un pêcheur

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« Nous pratiquions la pêche avec beaucoup de zèle, comme si un public fidèle se rassemblait chaque jour sur la rive pour nous observer, nous acclamer, écrit Obioma. Peu nous importaient l’odeur d’eau croupie des eaux, les insectes ailés qui, chaque soir, formaient des essaims autour des berges, le spectacle répugnant des algues et des feuilles qui dessinaient la carte d’États instables à l’extrême bordure des eaux, où plongeaient des arbres variqueux. Chaque jour de la semaine sans exception, nous y allions avec nos boîtes de conserve rouillées, nos insectes morts, nos vers de terre en décomposition, nos tenues de chiffons et de vieux vêtements. »

C’est là, au bord du fleuve, que le drame va se nouer et se dénouer. Au cours d’une de leurs parties de pêche, les enfants tombent sur Abulu le fou, « le dos encroûté de mangues mortes et pourrissantes ». Ils le provoquent, lui lancent des fruits, avant que Benjamin ne prenne peur. Mais son frère Ikenna le rassure : « S’il s’approche encore, on va lui déchirer les chairs avec nos hameçons, le tuer comme un poisson, et balancer son corps dans le fleuve. » Mais l’homme crasseux à demi nu à qui ils ont affaire est craint de tout Akure : chacun sait qu’il a le don de prophétie.

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« Ikenna, annonce-t-il bientôt, tu mourras de la main d’un pêcheur. » Il n’en faut pas plus à l’aîné de la famille pour saisir que c’est l’un de ses frères qui lui donnera la mort.

Né en 1986 à Akure dans une famille de douze enfants, fils d’un banquier et d’une femme d’affaires, Chigozie Obioma maîtrise à merveille l’art des allers-retours temporels, donnant constamment à son narrateur, le doux Benjamin, un temps d’avance sur le lecteur. C’est à travers son regard d’enfant, parfois corrigé par l’adulte qu’il est devenu, que l’intrigue se déroule, violente et crue, inéluctable.

À travers les yeux d’un enfant…

Passionné par les animaux, Benjamin multiplie les métaphores animalières pour mieux qualifier ceux qui l’entourent : son père est un aigle, Ikenna est un python, sa mère est une fauconnière, Boja est un parasite, Abulu est un Léviathan… « Je voulais structurer le livre par rapport à la façon dont les enfants considèrent le monde, associant ce qu’ils voient à ce qu’ils connaissent », affirme Obioma. Devant les yeux ébahis, innocents, de Benjamin, le petit monde qui était le sien est sauvagement emporté par une succession d’événements aussi atroces que tragiques.

Un jour, j’ai découvert que toutes ses histoires venaient de ses livres, et j’ai commencé à lire.

« C’est à 85 % de la fiction, déclare l’auteur. Ce livre est né de la nostalgie que j’avais, à l’étranger, de mes frères et de mes sœurs. C’était tellement dur d’être éloigné d’eux ! » Comme Benjamin, il se souvient d’une enfance aventureuse dans les marais avec ses quatre sœurs et ses sept frères. Mais, paradoxalement, c’est dans un lit qu’il a vécu les vies les plus extraordinaires.

« Comme j’ai beaucoup été piqué par les moustiques, j’ai passé beaucoup de temps à l’hôpital avec le palu. Dans ces moments, je demandais à mon père de me raconter des histoires. Ce qu’il faisait. Et puis un jour où il était fatigué, il m’a donné un livre de sa bibliothèque. Ce jour-là, j’ai découvert que toutes ses histoires venaient de ses livres, et j’ai commencé à lire. Immédiatement alors, j’ai commencé à écrire et je ne me suis plus jamais arrêté. »

Nul ne sera surpris d’apprendre que, très tôt, ses goûts le portent vers les ouvrages issus de la tradition grecque et vers Shakespeare – même si le premier roman qu’il cite comme référence reste L’Ivrogne dans la brousse, de son compatriote Amos Tutuola.

« Nous croyons tellement en l’idée de destinée, en ce sentiment que tout a déjà été ordonné, que tout est écrit, commente-t-il. Dans le livre, Abulu le fou n’est pas seulement un visionnaire, il est ce qui vient de l’extérieur rompre l’unité du groupe, le catalyseur de la désintégration familiale. » Dans Les Pêcheurs, religion et superstition s’entremêlent inextricablement.

« Le Nigeria est polarisé sur la question religieuse, poursuit Obioma. Les Nigérians n’ont pas abandonné leurs valeurs traditionnelles, ils les ont mariées aux valeurs occidentales, mais leurs vies restent influencées par l’interférence de créatures que l’on ne peut pas voir. Dans le livre, le père essaie de s’extraire de ces habitudes africaines et veut offrir une « éducation occidentale » à ses enfants. »

Je crois que le problème, c’est l’idée même du Nigeria

D’une certaine manière, Obioma a vécu la même chose : s’inquiétant du fait qu’il veuille à tout prix devenir écrivain, ses parents l’ont poussé à partir étudier à l’étranger. Pour un passionné de littérature grecque, il n’est pas surprenant que son choix (et l’impossibilité financière de rejoindre les États-Unis) l’ait poussé vers la Méditerranée. Étudiant dans la partie turque de Chypre, il y est devenu professeur avant de pouvoir partir pour l’université du Michigan, ses textes dans ses bagages.

Parallèle

Saga familiale où l’amour est progressivement infecté par la peur, Les Pêcheurs sont aussi un roman sur le Nigeria contemporain. S’il se déroule entre 1993 et 2003, il ne s’agit pas d’un hasard : de nombreuses références renvoient à l’espoir démocratique suscité par la victoire électorale de Moshood Kashimawo Olawale Abiola – une victoire annulée par Ibrahim Babangida qui entraînerait in fine la prise de pouvoir de Sani Abacha.

« Les Pêcheurs fonctionnent à différents niveaux, explique Chigozie Obioma. C’est l’histoire d’une famille, mais c’est aussi une histoire sur la fragilité originelle du Nigeria. Nous avons du pétrole, mais contrairement à Chypre, qui n’en a pas, nous ne parvenons pas à produire de l’électricité. Je me suis longtemps demandé si c’était à cause de la corruption, mais au fond je crois que le problème, c’est l’idée même du Nigeria. Conçu par le Royaume-Uni, il a été structuré de l’extérieur. C’est la même chose avec les enfants quand ils rencontrent Abulu le fou : de l’extérieur, il leur dit comment ils doivent être. » The Falconer sera le titre du prochain roman de l’écrivain tout juste trentenaire : ce sera aussi une tragédie igbo, doublée d’une histoire d’amour.

Les pêcheurs de Chigozie Obioma. © DR

Les pêcheurs de Chigozie Obioma. © DR

Les pêcheurs, de Chigozie Obioma, traduit de l’anglais par Serge Chauvun, Edition de l’Olivier, 304 pages, 21,50 euros.

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