Mode musulmane : la difficile émergence des enseignes africaines
Tandis que les grandes marques occidentales de luxe ou de prêt-à-porter s’intéressent au juteux marché des vêtements destinés aux musulmanes, les enseignes arabes ou africaines peinent encore à apparaître.
Uniqlo a lancé l’offensive en grande pompe. Le géant du vêtement japonais a commercialisé une collection « pudique » durant l’été 2015, avant de l’exporter aux États-Unis puis de vendre à Londres ses hijabs. En janvier dernier, la griffe italienne Dolce & Gabbana proposait une collection, Abaya, du nom des tuniques longues portées par les musulmanes.
La chaîne de magasins britanniques Marks & Spencer leur emboîtait le pas en proposant sur son site internet des « burkinis », combinaisons de bain cachant presque tout le corps, tandis que l’enseigne suédoise H&M faisait poser en hijab le modèle Mariah Idrissi, Londonienne d’origine pakistanaise et marocaine, dans ses campagnes de publicité.
Voile et pudeur à l’honneur
Beaucoup d’encre a coulé en Europe pour défendre ou contester l’apparition de cette mode « halal ». La tendance visant à cibler une clientèle musulmane parfois fortunée ne date pourtant pas d’aujourd’hui. Comme le souligne notre consœur Bruna Basini, de l’hebdomadaire français Le JDD, de grands noms tels que Valentino, Yves Saint Laurent ou Gucci se sont depuis longtemps emparés du créneau en rallongeant leurs robes de soirée – pour couvrir les bras, par exemple, ou en réinventant caftans et tuniques. Depuis plusieurs années également, des collections « spécial ramadan » sont apparues chez Mango, Donna Karan, Oscar de la Renta, Zara ou Tommy Hilfiger.
Toutes les marques citées jusqu’ici ont un point commun : elles sont occidentales ou asiatiques. De fait, le phénomène même de modest fashion (« mode pudique ») trouve ses racines en Europe, en Angleterre précisément. C’est là qu’une nouvelle génération d’amatrices de mode, musulmanes nées de parents immigrés, à la fois attachées à la dissimulation prescrite par certains dignitaires musulmans mais rebutées par les tenues très sobres et couvrantes importées des Émirats et d’Arabie saoudite, a cherché à réinventer son look.
Dans un clip viral baptisé « Somewhere in America », on peut voir quelques-unes de ces « mipsterz » (contraction des mots « musulmanes » et « hipsters ») faire du skateboard (talons aux pieds) ou squatter le toit des buildings sur une musique de Jay Z, les cheveux dissimulés sous des foulards bariolés.
Un marché profitable en occident
Certaines, comme l’escrimeuse africaine-américaine Ibtihaj Muhammad, plusieurs fois médaillée aux championnats du monde, ont même créé leurs propres marques de prêt-à-porter, en l’occurrence Louella. Sur le site, une photo de l’athlète résume bien la philosophie de ces musulmanes fashion : on voit la sportive voilée, vêtue d’une longue robe, mais sabre à la main et portant un blouson de cuir. En bref, soumise à certains préceptes de l’islam, mais volontiers offensive et provocatrice.
La chef d’entreprise a expliqué à l’International Business Times qu’elle répondait à un véritable besoin chez des clientes généralement snobées par les grandes marques de prêt-à-porter. Et, de fait, en 2015, un an seulement après avoir lancé son affaire, elle affirme avoir enregistré un bénéfice de 250 000 dollars (environ 229 000 euros).
Les boutiques spécialisées s’adressant aux « mipsterz » sont rares. En revanche, elles disposent aujourd’hui de nombreux sites internet pour faire leurs emplettes. En France, on trouve jahida.com, Muslima Tendance ou Zaynab. Ailleurs, les poids lourds s’appellent Shukr, Tekbir, AAB (Grande-Bretagne), Madeena (Malaisie), mode-sty.com ou encore Amirah Couture (États-Unis). Les fashionistas musulmanes ont aussi leurs gourous, comme la créatrice londonienne Dina Torkia (961 000 followers sur Instagram) ou l’Américaine Summer Albarcha (265 000 abonnés sur le même site). Leurs magazines en ligne (le site américain covertimemagazine.com, par exemple).
Selon l’écrivaine Shelina Zahra, l’islam peut permettre de libérer la femme et que l’habillement est un outil d’épanouissement
Leurs coachs en maquillage, comme la Française Zaynab, dont les « tutos » beauté totalisent des millions de vues sur YouTube. Leurs ambassadrices, telle la journaliste sénégalaise Oumy Ndour, surnommée « la voilée branchée ». Et leurs maîtres à penser, à l’image de l’écrivaine et blogueuse britannique Shelina Zahra Janmohamed, qui estime que l’islam peut permettre de libérer la femme et que l’habillement est un outil d’épanouissement.
La grande majorité des têtes chercheuses et des entrepreneurs (principalement des femmes) qui alimentent la mode musulmane ne vivent pas sur le continent africain. De nombreuses raisons expliquent ce phénomène, selon Myriam Kabeeche, pionnière de la mode musulmane, qui gère la communication de l’Islamic Fashion Festival et qui est la correspondante à Monaco du magazine de mode saoudien Sayidaty.
Un défi complexe pour les pays arabes
« En Algérie, d’où je suis originaire, comme dans d’autres pays d’Afrique du Nord, la plupart des familles, même modestes, peuvent s’offrir les services d’une khiyata, d’une couturière. On achète soi-même les tissus, on choisit ses modèles dans des magazines occidentaux ou locaux, puis on les commande. Comment des grandes marques d’habillement spécialisé pour les femmes musulmanes pourraient émerger sur un marché où l’on préfère faire confiance à un artisan qualifié et sûr, qui fait tout à la main, plutôt qu’à une marque de prêt-à-porter de piètre qualité ? »
Autre limite, la taille des entreprises qui se lancent dans la « mode pudique ». Les sociétés africaines et arabes ne peuvent concurrencer les poids lourds de l’habillement qui se sont déjà positionnés sur le secteur. On estime ainsi que quelque 250 entreprises turques (dont l’enseigne Armine, par exemple) surfent sur la tendance, avec une centaine de points de vente dans le monde, principalement en Asie et au Moyen-Orient, permettant d’écouler des vêtements musulmans.
Les talents de la mode nés au Proche-Orient ou au Moyen-Orient ils travaillent loin de leur terre d’origine.
« La Turquie est le seul pays qui a une réelle démarche créative et qui peut produire en masse, estime Karim Tazi, créateur de Marwa, l’une des grandes marques de prêt-à-porter féminin marocain. Les pays arabes sont incapables de rivaliser. D’autant que leurs marchés sont noyés sous les produits d’importation, hijabs et abayas à bas prix venus de Chine ou du Pakistan et marchandises turques qui passent la frontière sans être imposées. Au Maroc, quelques entreprises font du plagiat de ce qui existe en Turquie, mais la médiocrité de la qualité rebute les clients. »
Dernier problème, les talents de la mode nés sur le continent africain, au Proche-Orient ou au Moyen-Orient existent bien… mais ils travaillent en général loin de leur terre d’origine.
Ceux qui réfléchissent aujourd’hui au vêtement arabe moderne (bien loin de la « mode pudique ») ont des sociétés basées à Londres (l’Émirati Khalid Al Qasimi), à Paris (le Libanais Rabih Kayrouz) ou à Montréal (le Jordanien Rad Hourani). La Ghanéo-Nigériane Anita Quansah, créatrice de bijoux, s’est aussi implantée dans la capitale britannique. Malgré les tentatives ambitieuses de Dubaï, à coups d’événements faramineux pour aimanter les créateurs locaux (lire encadré), force est de constater que ceux-ci préfèrent toujours garder un pied dans les vieilles capitales occidentales de la mode.
Prise en tenaille entre du low-cost venu d’Asie et des produits de haute couture lancés tardivement par de grandes maisons occidentales, l’Afrique peut difficilement tirer son épingle du jeu de la vogue de la mode musulmane. Pourtant le marché est suffisamment juteux pour susciter la création de champions locaux.
Le marché de la « mode pudique » n’a pas fini de gonfler
Toutes les études confirment le potentiel du secteur. Thomson Reuters, l’un des leaders mondiaux de l’information financière, prévoit dans une note récente que les dépenses en vêtements et en chaussures des musulmans à travers le monde atteindront 484 milliards de dollars en 2019. D’après le cabinet de conseil en stratégie Bain & Co, la mode islamique pèserait actuellement 96 milliards de dollars, et le marché augmenterait de 5 % par an (contre seulement 3 % pour les autres marchés).
Dans un entretien au magazine Fortune, Reina Lewis, professeure au College of Fashion, à Londres, et auteure de l’ouvrage Muslim Fashion: Contemporary Style Cultures (« mode musulmane : cultures de style contemporain »), enfonce le clou. Pour elle, le marché de la « mode pudique » n’a pas fini de gonfler, car la population musulmane est jeune et en pleine expansion démographique. Et le marketing, qui s’est focalisé jusqu’ici sur les produits alimentaires et financiers, devrait bientôt s’intéresser plus à la mode.
« Le marché est d’autant plus important que ce qu’on appelle le « vêtement musulman » recouvre des réalités très diverses entre l’habillement indonésien, saoudien ou turc par exemple, ajoute Myriam Kabeeche. Certains styles peuvent parler à un public qui n’est pas croyant en s’inscrivant dans une tendance ethno-chic. Des femmes qui vont à l’église ou à la synagogue mettent déjà des turbans ! » Reste à trouver les talents qui, en jouant sur la carte du produit local, réussiront à prendre leur part de ce savoureux gâteau.
DUBAÏ, FUTURE CAPITALE DE LA HAUTE COUTURE « HALAL » ?
Grâce à une politique agressive de défiscalisation, la ville entend bien attirer les grands créateurs des pays du Golfe. Elle leur offre déjà un podium avec la Vogue Fashion Experience, qui célébrait en octobre 2015 sa troisième édition. L’événement doit permettre à la première ville des Émirats arabes unis de rivaliser avec Paris, Milan, Londres et New York, mais aussi de médiatiser ces nouveaux couturiers de pays voisins.
Parmi les révélations des défilés, la Saoudienne Reem Al Kanhal, qui propose des abayas colorées et échancrées défiant les stricts codes vestimentaires de son pays. Mais aussi les sœurs qataries Ghada et Maha Al Subaey, qui découpent des caftans scintillants, dorés et argentés. Cerise sur le manteau, après les défilés, les VIP peuvent faire leurs emplettes au Dubai Mall, le plus grand centre commercial de luxe du monde, qui rassemble quelque 1 200 boutiques.
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