Arts plastiques : Soly Cissé, radiologue de l’âme

Donné pour mort, opéré en urgence en France, le plasticien sénégalais a profité d’une longue période d’hospitalisation pour réaliser plus d’une cinquantaine d’œuvres traversées d’un intense souffle vital.

Silhouettes polymorphes, figures amputées, ses toiles disent ses angoisses, 
ses interrogations. © FRÉDÉRIQUE JOUVAL POUR J.A.

Silhouettes polymorphes, figures amputées, ses toiles disent ses angoisses, ses interrogations. © FRÉDÉRIQUE JOUVAL POUR J.A.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 23 juin 2016 Lecture : 6 minutes.

Émergeant du noir, des silhouettes polymorphes prennent vie et couleurs, animaux hybrides surgis du néant, hommes amputés, figures dansantes, visages aux traits flottants. À Paris, dans la petite Ellia Art Gallery, d’Olivier Sultan, et dans le plus vaste espace du cloître des Billettes, les œuvres récentes de Soly Cissé diffusent une énergie vitale, tout en violence et en déséquilibre, que vient accentuer la spontanéité d’un geste sûr. La série a pour titre Spirits in the Wind, et c’est bien l’impression qui s’en dégage, une furie d’âmes emportées par un harmattan chargé de lumières.

La peinture pour thérapie

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L’artiste, lui, arrive en fauteuil roulant. Infecté par quatre bactéries particulièrement résistantes, il a été évacué du Sénégal alors que son pronostic vital était engagé. Les médecins n’ont pas pu sauver sa jambe gauche, amputée au-dessus du genou.

« On me donnait quatre jours à vivre, raconte-t-il sans affect. Finalement, la période a été très nourrissante, redoublant mon énergie, me donnant une force que j’ignorais. Toutes ces œuvres ont été créées sur une période de neuf mois, dans des moments très difficiles. Peindre m’a beaucoup aidé, cela faisait partie de mes remèdes, c’était un besoin vital. »

Soutenu par le personnel médical, Cissé a pu travailler dans le cadre même de l’hôpital, découpant, collant, colorant à la craie grasse, illustrant dans d’épais carnets noirs sa propre résurrection. « Avec cette maladie, j’ai appris la fragilité de l’homme », commente sobrement celui qui a dû laisser ses deux femmes et ses cinq enfants au Sénégal – sans doute jusqu’au mois de septembre prochain.

Bâti comme un athlète, le rire prompt et la parole enjouée, il fanfaronne tout de même un peu. La prothèse complexe de cinq kilos qu’il va devoir adopter ne sera pour lui qu’une formalité, les médecins s’extasient déjà sur son énergie. Même si ses œuvres disent aussi des angoisses, des interrogations, il est convaincant. Pour cette fois au moins, Éros vaincra Thanatos.

J’ai tellement peur de l’homme, de son attitude

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Survenu bien des années avant cet épisode, qui marquera la quarante-septième année de sa vie, il est un autre événement qui continue de poursuivre Soly Cissé. Ce n’était sans doute pas dans le quartier de Dieuppeul (Dakar), où il est né, mais plutôt dans celui de Mermoz, où son père avait acheté une maison.

« Un jour, je marchais dans la rue et j’ai vu un chat dont on avait coupé les deux pattes arrière. Il était encore vivant et se traînait comme ça, sans ses pattes. Ça m’a vraiment choqué, je ne pouvais pas imaginer qu’un animal soit traité de cette manière et j’ai commencé à m’interroger sur l’attitude dont cela témoigne. Cela explique sans doute mon attention envers les animaux et mes interrogations sur les rapports entre dominants et dominés. J’ai tellement peur de l’homme. »

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Terrible, l’image résonne dans son œuvre comme dans sa vie avec un écho féroce. Il ne faudrait pourtant pas relire l’histoire à l’aune de l’insigne cruauté entraperçue au détour d’une rue.

Dévoiler par le noir

Adolescent, Soly Cissé fut l’un de ces beach boys écumant les plages dakaroises, et c’est là, selon lui, qu’il faut chercher sa passion du trait. « Mon amour pour le dessin vient un peu du monde du surf, raconte-t-il. Je taguais les planches, je reproduisais les grandes marques de l’époque, dont j’appréciais l’utilisation graphique d’éléments naturels tels que des bouts de palmiers, des pétales de fleur, des vagues… Je passais mon temps à surfer et à faire des tee-shirts que je vendais – pour l’équivalent de 40 euros à l’époque ! Je gagnais ma vie comme ça. »

Bien entendu, ce goût pour la création graphique ne ravit pas son père, qui nourrit quelques préjugés à l’encontre du monde de l’art. « Il a fini par accepter, se souvient Cissé. Il me disait : « Je respecte tous les métiers, mais je crois au challenge. Je voudrais que si l’on demande à quelqu’un de citer cinq artistes du Sénégal, tu sois dans la liste. » »

Le noir, c’est moi

Mission accomplie, mais l’influence du père ne se limite pas à ces conseils orgueilleux. Outre décorer des planches de surf, Soly Cissé s’est fait la main sur les images radiographiques que son géniteur, radiologue de son état, ramenait à la maison. Le goût de l’artiste pour ce noir, qui vient révéler par contraste ce que l’on pensait enfoui au fond de soi, naît de ce geste primordial.

« Le noir, c’est moi, s’exclame-t-il en riant. J’ai commencé par des clichés radiographiques que je grattais avec des lames de rasoir et sur lesquels je peignais avec de la peinture industrielle. Depuis, je ne me suis jamais défait du noir, mais je ne vais pas aller l’acheter comme Anish Kapoor ! »

Étudiant aux Beaux-Arts de Dakar entre 1992 et 1996, il prépare dans sa chambre, sans en parler à ses camarades, sa première expo de peinture. « C’était en 1997, au Centre culturel français, et ça a choqué beaucoup de gens au Sénégal. Toutes les œuvres ont été vendues avant le vernissage. » Du surf, il a sans doute un peu gardé le côté frime… Dans la foulée, une bourse lui permet de poursuivre sa formation en Belgique, à l’ERG (École de recherche graphique) de Bruxelles, en 1996-1997. Après ? « Ça tourne, ça tourne », dit-il pour résumer un succès qui l’emmène à Ouagadougou (Burkina) pour un atelier de formation, puis à Sao Paulo, à Dakar et à La Havane pour les biennales de 1998 et de 2000. Il sera aussi du grand raout Africa Remix, au Centre Pompidou, en 2005.

Il confie avoir toujours vécu de sa peinture – ses œuvres se vendent aujourd’hui entre 2 000 et 18 000 euros – tout en restant installé à Dakar, malgré les difficultés qui en résultent pour rester connecté à un monde de l’art encore dominé par l’Occident.

Qu’importe, ses racines mandingues sont là, essentielles, préservées. « Je me souviens d’une discussion avec ma grand-mère, qui m’expliquait que la représentation d’animaux dans la statuaire africaine visait à donner un certain pouvoir aux croyances, affirme-t-il. Plus l’objet est transformé, plus il parle et incarne son pouvoir. Cela a ouvert mon imagination, comme la découverte des masques africains a inspiré Picasso. »

La comparaison est osée, mais on se définit aussi par les prédécesseurs que l’on convoque. Habituellement, Cissé cite Francis Bacon et Jean-Michel Basquiat – ce dernier étant une référence souvent (et parfois abusivement) invoquée sur la scène artistique africaine. « Cet enfant a démonté tout ce qui était là et proposé l’inattendu, justifie Cissé. Il a revisité la pratique de l’art et fait réfléchir nombre de gens qui pensaient monopoliser la création contemporaine et s’autorisaient à choisir à la place des autres. Il a plus de mérite que qui que ce soit ! »

Pourtant, quels que soient les rapprochements que l’on osera, les silhouettes exhumées par Soly Cissé se nourrissent avant tout d’histoires africaines. « Les Africains ont une université sous les pieds et l’ignorent, gronde-t-il en plissant les paupières.

Le mysticisme de l’Afrique profonde cache énormément de richesses qui ne sont pas exploitées. » Musulman pratiquant, il balaie du revers de la main l’interdiction de représenter la figure humaine, qui ne concernerait, selon lui, que les représentations en trois dimensions visant à imiter le réel. Sa démarche, qui privilégie une spontanéité proche du dessin automatique, cherche « le mystère dans l’incertitude » et offre « des lectures multiples ». « Je me suis inscrit dans l’imaginaire, j’ai fui la réalité, soutient-il.

J’essaie de montrer à la fois ce que l’on veut refléter et ce que l’on n’a pas envie de dévoiler. » Sur la toile, il ne reste que nous et notre double, comme si l’artiste cherchait à radiographier nos âmes.

LE NOIR LUI APPARTIENT

Si le Sénégalais Soly Cissé travaille avec le noir, si le Français Robert Soulages n’utilise que le noir, le Britannique Anish Kapoor est allé encore plus loin en s’appropriant l’ultranoir. Vous avez bien lu : il s’est assuré l’exclusivité de l’usage artistique du Vantablack, une variété de noir qui absorbe 99,965 % de la lumière, invention à usage militaire. Le Vantablack est composé de nanotubes de carbone agencés verticalement. La nouvelle de cette appropriation a, bien entendu, suscité les protestations de nombreux artistes. De là à penser qu’elle soit juridiquement possible et pratiquement applicable…

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